jeudi 6 juillet 2017

Natalie Jean fait du bien avec ses personnages

CERTAINS ÉCRIVAINS abordent des sujets sérieux sous le couvert de l’humour et de la légèreté. La perte d’un amoureux ou encore la mort qui frappe dans un moment où l’on se croit immortel. Joëlle vit une rupture amoureuse, se lance dans le lent et patient retour à l’espoir. Tout comme Maxime. Une façon de s’arrêter sur la vie dans notre société. Comment rompre avec la performance et vivre sans préparer un cancer ou la crise cardiaque en début de quarantaine ? Joëlle apprend à la dure pendant que Maxime cherche à se protéger d’une carrière qui avale toutes ses énergies. La solitude aussi qui guette ceux et celles qui choisissent de s’aventurer dans la marge.

Joëlle est graphiste et gagne sa vie en acceptant des petits contrats. Tout va bien. Elle a un amoureux, s’amuse et fait confiance à la vie, imagine une vie de couple pour le meilleur surtout. Et arrive le jour où tout s’écroule. Elle n’a rien vu. Son homme, le parfait, la trompe avec sa meilleure amie. En plus, elle échappe de justesse à l’incendie de sa maison. Une voisine a moins de chance et périt dans le brasier. Toute sa vie ressemble à cet énorme tas de cendres. Comment trouver le courage de tout recommencer ?
Maxime a connu le succès dans son entreprise et le travail est en train de l’avaler. Il n’est plus un homme, mais un individu qui ne vit que pour son entreprise. Il se retire après un fiasco amoureux, s’installe à la campagne pour se reconnecter avec la nature, être bien dans sa tête et son corps. Il apprend de son voisin, un homme de peu de mots qui vit loin des soubresauts de la société et semble bien s’en porter.
Est-il possible de tout recommencer sans reprendre des gestes qui nous poussent vers les mêmes aveuglements ? Joëlle quitte Montréal et s’installe à Québec où elle a grandi. Maxime, près de son lac, prend le temps de s’entendre penser. Tous les deux changent de lieu, de monde pour secouer leur vie.

L’aube se pointe. J’ai marché encore longtemps pour repousser l’échéance. Je gravis les marches qui mènent à notre appartement. Je devrais le vendre. Quand je passe cette porte, une fatigue sans nom me tombe dessus comme une chape de plomb. Il y a trois ans, ce lieu était rempli de plantes vivantes et de fleurs fraîches. Il y a trois ans, ce lieu était rempli de Félicia… Avant, j’avais l’euphorie tranquille, j’étais cet homme moderne et confiant qui tourne le robinet sans s’étonner d’y voir couleur chaque fois une eau limpide. Je ne suis plus ce gars-là. (p.37)

Partir, tout effacer, trouver de nouvelles certitudes et éviter les erreurs. Pas facile de faire table rase. On s’en souvient. Les Européens en débarquant en Amérique pensaient tout recommencer. Un monde tout neuf. Ils n’ont su que reproduire les mêmes erreurs et les mêmes bêtises. Ils ont emporté sur leurs grands navires une violence terrible, des croyances dévastatrices. Le Nouveau Monde était du côté des Autochtones et ils n’ont pas voulu le voir. Une bien triste histoire.

REVIVRE

Joëlle s’installe au cœur de la ville de Québec, dans un appartement où le soleil semble prendre racine. Des plantes s’y épanouissent et la propriétaire devient une mère pour la jeune fille.
Maxime en fait tout autant dans sa forêt en s’occupant manuellement, retournant en ville pour donner un coup de pouce à ses partenaires, pour mieux se convaincre qu’il n’y a plus sa place. Il ne veut que la paix des arbres.
S’arrêter, mettre les mains sur ses jours pour les faire tenir tranquille. Il faut se méfier de ses rêves parce qu’ils finissent toujours par vous rattraper. Joëlle tente d’oublier cet amour qui n’a laissé que des gravats.

Mon père parlait souvent de ça : cultiver sa joie. On dit que je lui ressemble, enfin, on le disait… À part mon frère Victor, rares sont ceux qui parlent encore de lui. Selon ma mère, ça ne serait pas. Parler des morts quand il fait beau assombrit le ciel ; à table, ça coupe l’appétit, c’est comme renverser du sang sur la nappe. Mais où sont nos morts, s’ils ne sont pas dans nos cœurs, dans nos têtes ? On ne cesse pas d’aimer quelqu’un parce qu’il meurt ! Ceux qu’on a aimés vivent dans la vibration de nos voix, mélangés à notre vie. (p.72)

Maxime se méfie des rencontres où l’attrait des corps ne résiste pas à la montée de l’aube. Il apprend à vivre sans bousculer les choses. Son comparse, son voisin solitaire, lui sert de modèle. Il oublie le téléphone intelligent, n’en peut plus des gens qui ont un petit écran greffé à la main.
Joëlle travaille juste ce qu’il faut, se méfie des aventures qui peuvent la troubler. Il y a aussi sa famille, sa mère et sa sœur, à qui elle n’arrive pas à s’identifier. Des étrangers, des valeurs qu’elle rejette. C’est peut-être cette superficialité qu’elle cherche à fuir avant tout. Elle veut s’accrocher à du solide pour oublier le superflu.

En m’éloignant de l’incendie, ce jour-là, je l’ai vue, ma chance. C’était aussi palpable que du bois, aussi tangible qu’une roche de granit. Je ne dois pas l’oublier, jamais. C’est mon tour d’être en vie, j’ai droit à mon bout d’époque. Cette femme, Rosie, qui a péri dans les flammes, je ne la connaissais pas, mais on se ressemblait : elle était née la même année que moi, elle avait eu une enfance, une adolescence, elle était devenue adulte et habitait Montréal, dans mon immeuble. Ce qui nous éloigne le plus, la plus grande différence au monde, c’est qu’elle est morte et que moi, je suis vivante. (p.110)

On s’en doute. Joëlle et Maxime vont se croiser. D’abord dans un train. Une rencontre comme il s’en fait souvent. Des sourires, quelques questions pour s’apprivoiser. C’est déjà l’attirance, celle qui peut vous faire perdre la tête, vous secouer comme un rideau au bord d’une fenêtre ouverte un jour de grands vents.
Les deux se perdent, finissent par se retrouver. Il faut du temps. Il faut bien que les embûches se multiplient si l’on veut avoir un récit un peu consistant. Natalie Jean met votre patience à l’épreuve. J’attendais que l’auteure me plonge dans cette réconciliation amoureuse.

PLAISIR

Joëlle est amusante, maladroite, spontanée, naturelle, et Maxime n’aime pas brusquer les choses. Un roman qui vous fait aimer la vie, le moment présent. C’est certainement le plus important et il est rassurant de voir qu’une écrivaine croit encore qu’il fait bon se lever le matin pour admirer le soleil dans les arbres, la beauté des plantes autour de soi. Surtout, prendre le temps de réaliser ces petites choses qui donnent de la couleur à la vie et font croire à la beauté. Le monde de l’art, de la peinture ou de l’écriture peut permettre de se rapprocher de la vérité.
Sans être un grand roman, j’ai eu du plaisir à suivre Maxime et Joëlle, à souhaiter que la vie devienne une expérience pour eux. Une belle lecture d’été à l’ombre avec des oiseaux tout partout.

IMAGO de NATALIE JEAN, roman paru chez LEMÉAC ÉDITEUR.



PROCHAINE CHRONIQUE : PEGGY DANS LES PHARES de MARIE-ÈVE LACASSE.


lundi 19 juin 2017

Rachel Leclerc tourne une page de notre histoire

DES MOMENTS DE NOTRE HISTOIRE se glissent dans la littérature depuis un certain temps pour mon plus grand plaisir. Je pense à Éric Plamondon qui s’attarde à la révolte des Mi’gmaq de Ristigouche en 1981 dans son tout dernier roman Taqawan. Ou encore Louis Hamelin, dans Autour d’Éva, qui plonge dans la Révolution tranquille. Il y a aussi Mirabel, l’aéroport qui s’est dressé au milieu des terres agricoles, au cœur du Québec. Marie-Pascale Huglo s’y attarde dans Montréal-Mirabel. Un projet qui est devenu le symbole d’une décision politique insensée. Hamelin, encore lui, en faisait le sujet de son premier roman La rage en 1989. Rachel Leclerc revient sur une décision du gouvernement fédéral à Forillon en Gaspésie dans Bercer le loup. Les autorités gouvernementales y ont expulsé des centaines de familles pour faire un parc national.

Louis et Michèle Synnott pensaient s’installer sur leur terre de Forillon, tout près de la mer qui les berçait dans leurs jours et leurs espoirs d’une vie calme et tranquille. Un pays qu’ils avaient reçu de leurs parents et qu’ils entendaient transmettre à leurs enfants qu’ils souhaitaient nombreux. Et arrive la décision que l’on ne prend pas trop au sérieux d’abord. La rumeur circule. Les autorités gouvernementales veulent créer un parc sur cet espace fascinant qu’est Forillon, chasser toute une population en la dédommageant le moins possible comme cela se fait partout.
Cela n’est pas sans me rappeler la décision du gouvernement Taschereau de céder des terres à une entreprise américaine qui souhaitait construire des barrages et produire de l’aluminium au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Tout le gratin de la société, particulièrement le clergé, vantait les mérites de la modernité et promettait la prospérité pour des générations et des générations. On exproprie des terres agricoles, on cède tout un territoire, presque un pays à la Québec Developpement company en 1922. Une décision qui s’est faite sans consultation et en ignorant les Innus qui occupent le pays depuis des millénaires. Ce peuple perd alors un territoire de chasse ancestral sur la rivière Péribonka. Les barrages font monter le niveau de l’eau sans avertissement, noient des terres, font disparaître des villages. Onésime Tremblay a symbolisé cette révolte et cette lutte pour le respect de ses droits et une juste compensation pour la perte de ses terres. Un combat qui trouve encore des échos dans les audiences du BAPE tenues récemment sur la gestion du lac Saint-Jean. Cette fois, la population fait face aux décisions de Rio Tinto, une entreprise australienne.

LANGAGE

Jean Chrétien tenait un langage similaire devant les gens de Forillon en 1970. Prospérité et retombées économiques étaient au rendez-vous. Les résidents du secteur verraient leur avenir assuré.

Tu n’en reviens pas encore, des centaines de familles vont devoir déménager pour que les touristes de demain aient l’illusion de pénétrer un territoire vierge après avoir payé leur droit d’entrée à la guérite. Cinq lignes à peine, cinq lignes qui te rendent fou, écrites par un fonctionnaire mal élevé dont tu voudrais oublier le nom. Tu ignores encore le montant qu’on t’offrira pour la terre d’où ton regard embrasse chaque jour l’horizon sur la baie, tu partiras sans le savoir. Tu as entendu parler de sommes qui varient entre deux mille et six mille dollars. Ce sont les chiffres auxquels en est arrivé le prétendu expert qui rôde autour de vos maisons en votre absence. (p.35)

L’obligation de partir, de tout abandonner et de s’installer ailleurs se fait la mort dans l’âme pour la plupart des gens, particulièrement pour Louis Synnott. Ces réfugiés restent marqués au cœur et à l’âme et ne peuvent oublier certains événements. Louis transmettra cette colère, cette partie de son âme qu’on lui a volée à sa fille Marina, celle qui est née au moment où un fonctionnaire met le feu à la maison ancestrale. Michèle accouche sur le sol, comme une bête, au moment où les agents du gouvernement, des fonctionnaires « qui ne font qu’exécuter les ordres », posent le geste qui marquera la mémoire pendant des générations, particulièrement la petite fille qui entreprend de venger la famille.
Janice a entendu les récriminations de son grand-père et concocte une vengeance contre le fils de celui qui a incendié la maison ancestrale, invente un mensonge qui bouscule la vie de tout le monde.

TRAUMATISME

Des dizaines de personnes sont encore marquées par les expropriations de Mirabel et des gens nous parlent encore de la « tragédie du Lac-Saint-Jean » après une centaine d’années. Ce genre de décision cause des remous et engendre des séquelles difficiles à imaginer. Que dire de la création d’Israël sur des territoires palestiniens, créant des conflits et des affrontements qui sont insolubles. Les rancunes se transmettent de génération en génération. La haine souvent.
Le roman de Rachel Leclerc s’attarde à un geste politique qui marque l’imaginaire. La rancune est là, ne cesse de tourmenter les descendants. Se venger n’est certainement pas la solution. Janice l’apprend à ses dépens.


Plusieurs années après la mort de son père, Ulysse s’était même dit que les ministres d’Ottawa et de Québec, en créant le parc Forillon, avaient seulement achevé de dépouiller une communauté dont les fondateurs avaient été si souvent, après la Conquête et le traité de Paris de 1763, délibérément maintenus dans la dépendance et la précarité. Honte à ces politiciens, s’était mis à répéter Ulysse Le Sueur à mesure que les années passaient et qu’il repensait à tout ça, honte à eux et à toute leur descendance. (p.65)

Peut-on refaire l’histoire ? Personne ne retournera habiter le territoire de Forillon. Les vestiges de Mirabel se dressent pour montrent l’erreur du gouvernement de Pierre Elliott Trudeau qui a rêvé l’avenir sans tenir compte des protestations.
Janice retrouve Ulysse Le Sueur, le fils d’André, celui qui a incendié la maison de ses grands-parents et entend lui faire payer. Une histoire qui plonge dans les méandres troubles de la vengeance et qui a au moins l’effet de provoquer des réactions, une sorte de catharsis qui permettra d’accepter le passé.

AFFRONTEMENT

Un roman fascinant où l’ombre et la lumière s’affrontent, une histoire pleine de rebondissements. Janice se libère des propos de son grand-père, d’un héritage de rancœur et de colère, et retrouve sa mère Marina. Une manière de faire la paix avec le passé, l’injustice et l’arbitraire.
Les blessures à l’âme prennent du temps à guérir et c’est ce qu’illustre magnifiquement le roman de Leclerc qui nous propulse dans le temps et l’espace, dans les méandres d’une pensée et d’une rancune séculaire. Je me suis laissé prendre, emporter par les circonvolutions qui hantent cette famille.

Pour Ulysse, toute cette affaire était bien la preuve, si besoin était, que l’attitude d’André Le Sueur dans les villages de Forillon allait continuer de le hanter jusqu’à sa mort. Il devait reconnaître sa filiation et sa responsabilité. Il n’avait plus le droit de feindre d’ignorer une époque durant laquelle les habitants incrédules et atterrés, avaient regardé monter des colonnes de fumée dans le ciel de la péninsule sans pouvoir rien y faire. (p.169)

Bercer le loup fouille l’âme de ceux qui subissent la pire des injustices, ceux qui perdent leur pays. Je n’ai pu m’empêcher de penser aux réfugiés qui doivent quitter un lieu devenu invivable et partir sans trop savoir ou ils vont échouer. Ils restent marqués, souvent incapables de vivre le présent et de s’installer dans leur nouvelle vie. C’est peut-être ces migrations qui alimentent le terrorisme actuel, mobilisent les déportés d’une seconde génération.
Le pays façonne les individus et quand on oblige une population à tout quitter, ils ne peuvent que trébucher et claudiquer. Et pas une vengeance ne peut guérir cette blessure, pas une violence ne peut guérir l’âme.
Un roman qui fait réfléchir à des moments de l’histoire qui marquent et secouent notre pensée. Que dire des Acadiens qui ont été arrachés à leur pays et déportés un peu partout dans le monde. Les séquelles sont toujours là. Une blessure à l’être peut-elle guérir ? Et que dire de la responsabilité…

BERCER LE LOUP de RACHEL LECLERC, roman paru chez LEMÉAC ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : IMAGO de NATALIE JEAN.


lundi 29 mai 2017

Stéphane Larue subjugue avec Le plongeur

STÉPHANE LARUE entraîne le lecteur dans un milieu peu connu : la restauration et les cuisines où la surchauffe menace de tout faire éclater. Une plongée dans un accélérateur de particules où des hommes et des femmes se démènent pendant que les clients discutent à voix basse dans la salle à manger, savourent leurs plats et dégustent un verre de vin. La passion du jeu aussi qui hante le jeune plongeur et lui coupe le souffle, l’empêche de penser. Et cette musique singulière qui pousse dans une troisième dimension. Voyage au bout de l’enfer dans un Montréal que je ne connais pas.

Il est étudiant en graphisme au cégep, aime dessiner depuis qu’il sait tenir un crayon. Il pense en faire un métier. Pochettes de disques, illustrations, bandes dessinées, tout peut arriver. Pourtant rien ne va comme il le souhaite. La passion du jeu le happe. Il ne peut résister à une machine à sous. Tout son argent y passe. Il s’isole, ment à tous, vole sa blonde, s’endette et se retrouve à squatter chez un ami, incapable de payer son loyer. Il est aspiré par cette obsession, espérant gagner le jack pot et refaire surface. J’ai un frère qui a connu cette fièvre. Il prétendait déjouer la machine et ressentir une vibration quand elle allait cracher. Il tremblait comme un alcoolique en manque en s’approchant des machines. Après des gains fort impressionnants, il a tout perdu jusqu’à la faillite.
Notre héros accepte un emploi de plongeur à La Trattoria où les clients affluent soir après soir. Les cuisiniers se débattent dans un véritable sauna pour servir tout le monde. Tous tourbillonnent dans une cacophonie assourdissante.
Le jeune homme découvre un monde étrange où l’on hésite entre le réel et l’extravagance, un tourbillon qui les laisse au seuil de l’extase et de l’épuisement.

MONDE

Stéphane Larue envoûte dès les premières pages de ce roman imposant qui détonne. Le lecteur, qui n’en a plus que pour le fragment, le bref, le court, doit s’éloigner. L’écrivain nous pousse dans une fresque de plus de 500 pages denses, fortes et étourdissantes. Un univers sonore, olfactif, visuel et englobant. J’aime la musique, mais pas celle qu’écoute le narrateur, celle qui l’accompagne dans ses journées comme un martèlement qui frappe en pleine poitrine. Comme s’il avait besoin de cette dose d’adrénaline pour tenir debout. Il connaît tous les groupes de cette musique rythmée à  grands coups de marteau, assiste à tous les concerts et se nourrit de ce monde trash. Voilà pour l’ambiance. Véritable initiation pour le néophyte que je suis.
Il y a surtout la cuisine de La Trattoria où l’on court pour servir des clients qui s’amusent aux portes de l’enfer. Larue nous permet de nous faufiler dans le ventre de la bête. Restes de nourritures, graisses, saleté, odeurs fétides, vapeurs, sueurs collent aux travailleurs qui dansent une frénésie incontrôlable pour dompter le monstre qui s’empiffre dans les intestins du restaurant.

L’amoncellement de nourriture gâchée ressemblait aux entrailles d’une bête à la chair luisante et chiffonnée. Une odeur de désinfectant mêlée à une autre, que je n’arrivais pas à identifier, grasse et fétide, emplissait mes narines. Une hotte moins imposante que celle de la cuisine aspirait bruyamment l’air trop humide qui avait entamé depuis longtemps le plâtre du plafond. (p.56)

Chaque fois que notre plongeur met les pieds dans le restaurant, il fait face à une montagne d’assiettes, de poêlons, de tasses, de déchets de nourriture qui s’accumulent et menacent de l’écraser. Tous crient, hurlent, tournent frénétiquement dans une chorégraphie démente devant les plaques chauffantes et les fours. De véritables démons qui jonglent avec le feu pour nourrir les belles dames et les hommes chics qui sourient dans la lumière tamisée.
Bébert, un cuisinier, le mentor du plongeur, ne donne pas sa place et hurle, jure, bouscule tout le monde et impose un rythme effréné. Ça recommence chaque soir, à chaque quart de travail jusqu’à épuisement, jusqu’à la bière libératrice qu’ils avalent en tremblant, la tête vide. Il faut combattre la bête, la dompter quand elle rugit et charge. Tous doivent suivre un rythme infernal pour s’en sortir. Il y a bien quelques tires au flanc qui trouvent le moyen de profiter des autres, mais ils ne perdent rien pour attendre. L’équipe se donne à fond pour arriver à servir les clients et passer à travers une tâche quasi insurmontable.

L’espace de la cuisine était tout juste assez grand pour que deux personnes y manoeuvrent à l’aise ; avec Bébert on était rendus six, tous en mouvement dans une mêlée étourdissante. Je me suis mis à suer abondamment, d’un coup, deux rigoles m’ont coulé le long des flancs. Les cuisiniers en pleine action me contournaient et me frôlaient sans me regarder. C’était comme essayer de comprendre une engueulade dans une langue inconnue. En se faufilant, Bébert a déposé les poêlons sous une étagère en stainless, où des salades attendaient d’être ramassées. (p.71)

Un enfer où chacun doit lutter pour sa survie et un peu d’espace. Ce travail fou comble notre joueur d’une certaine façon. Il oublie ses problèmes pour se perdre dans des gestes répétitifs, des efforts qui le laissent pantelant quand le restaurant se vide. Pas étonnant que tous ressentent le besoin de prolonger la soirée dans des bars où les maîtres de la nuit se déplacent derrière des ombres inquiétantes.

MONDE PARALLÈLE

Notre graphiste découvre un monde parallèle qui se nourrit de drogues et d’alcool forts. Il suit ses compagnons et découvre des endroits où des vendeurs de stupéfiants imposent leur loi. L’envers du Montréal touristique, des grandes fêtes, des festivals, d’un anniversaire que l’on veut grandiose. Celui du fond de la nuit, des bars tonitruants, des barmans, des serveuses, des prostituées qui racolent un client en oscillant sur des souliers aux talons démesurés.
Stéphane Larue ne vous laisse aucun répit. Je me suis senti devenir frénétique avec cette écriture précise et envoûtante. Quel monde intense ! Ses personnages carburent à cent à l’heure, poussent leur résistance à la limite. Tous se sentent vivre quand ils sont à la frontière du délire et de la frénésie. Tous fascinent le jeune plongeur qui dissimule mal sa passion pour le jeu. Tous ont un côté caché que l’on découvre peu à  peu, des vies parallèles dont ils ne parlent presque jamais.

Nick est revenu avec les shooters. Il les a distribués, nous en offrant deux chacun. On les a sifflés en criant comme des possédés. Ils ont eu sur moi l’effet d’une droite à la mâchoire. Le début de fièvre s’est dissipé, le signal a disparu. J’étais devenu assez mou pour être hors d’état de nuire. On était loin des brosses de mon adolescence ou de celles en feu de paille du cégep. J’avais de la misère à m’adapter à la soif de mes nouveaux collègues, à leur descente effrénée. Bonnie avait rapproché sa chaise de celle de Bébert, qui se moquait de Renaud à demi-mot. Elle lui touchait l’épaule ou la cuisse. L’alcool, qu’il avalait à grandes lampées, ne semblait pas l’affecter, hormis peut-être qu’il colorait ses joues de rouge. (p.213)

Survivre est tout un exploit dans ce milieu. Bébert est inépuisable tout comme Bonnie qui carbure à la musique du plongeur et aux substances. Ils vivent quand ils ne sont plus que des corps qui s’emballent et qu’ils atteignent une forme d’extase.

JEU

Stéphane Larue décrit un monde où le rythme emporte dans une transe, une autre dimension, surtout quand on se retrouve dans une salle surchauffée où tout le monde se bouscule, saute, danse jusqu’à l’hallucination.

Les lumières de la salle ont baissé jusqu’au noir. Les cris de la foule ont fusé, encore plus aigus. On a enfin entendu les premiers accords de « Holy Wars » dans les amplis. Ça sonnait cent fois  plus fort que les guitares de Static-X, c’était comme un séisme, un volcan vomissant mille tondeuses rugissantes. Le drum a enchaîné. Je l’ai senti dans ma cage thoracique comme si on me martelait de coups de poing. Des explosions pyrotechniques nous ont brûlé les rétines, puis la basse et la deuxième guitare ont embrayé. L’onde de choc a fouetté la foule déjà gonflée à bloc, qui s’est ruée dans le mosh pit comme une marée d’Orques dans le gouffre de Helm. (p.351)

Et cette passion du jeu qui fait tout oublier. Quand le narrateur s’arrête devant une machine, il est magnétisé. Il n’arrive plus à se raisonner, emporté par une fièvre qu’il ne peut calmer que par les couleurs vives qui tournent. Tout son argent est avalé. Il s’enfonce. Il le sait, il n’y a jamais de gagnants dans ce jeu.

Je me suis posté devant la machine sans enlever mon manteau ni prendre le temps de m’asseoir sur le tabouret. J’ai glissé un billet de vingt dans la fente. Je fondais sous mes vêtements. J’ai choisi Cloches en folie. Les premières  donnes, j’ai joué en misant gros, mais je n’ai fait que des petits gains. Le tic-tac électronique des crédits qui fluctuaient m’engourdissait jusqu’au bout des doigts. Ça faisait du bien. Ça bourdonnait dans ma tête. Je lévitais à cinq pouces du sol. En moins de vingt minutes, j’ai brûlé presque cent dollars. Toujours aucun gain, mais perdre ne me faisait rien. C’est jouer qui comptait. C’est de ça que j’avais besoin. (p.385)

Un roman remarquable, comme il ne s’en fait plus. Un souci du détail, des descriptions qui étourdissent dans une époque où l’on a tendance à tout escamoter. Je me suis laissé aspiré par ces remous, ces tourbillons qui laissent en apnée. L’impression de marcher dans une jungle, dans un monde effervescent qui coupe le souffle et vous fait perdre tous vos repères. Le type d’euphorie que je ressentais en courant des marathons, ces moments où je me sentais invulnérable et capable de faire le tour de la Terre.
Stéphane Larue propose une véritable aventure de lecture. J’en suis ressorti épuisé, vidé de toutes mes énergies, dépendant de cette écriture qui vous attire dans des méandres qui se multiplient à l’infini. Larue est un magicien qui décrit un monde époustouflant. Les personnages, malgré leurs excès, leurs étranges comportements, sont fascinants. Je me suis retrouvé avec des envies de venir en aide au narrateur, de vouloir le retenir quand il s’aventure au casino. J’ai partagé ses passions, ses moments de frénésie, ses peurs et ses euphories qui le poussent hors de la réalité. Je voulais lui tenir la main, l’éloigner des machines, mais il m’a bien possédé.
Un roman rare qui vous frappe comme un météorite. Pas étonnant qu’il ait remporté le Prix des Libraires. À lire absolument, d’un bout à l’autre même si vous risquez la dépendance avec cette écriture précise, envoûtante comme une musique de Philippe Glass.

LE PLONGEUR de STÉPHANE LARUE, roman paru au QUARTANIER.


PROCHAINE CHRONIQUE : BERCER LE LOUP de RACHEL LECLERC.