lundi 22 mai 2017

Plamondon plonge dans une histoire troublante


LE GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, en 1981, envoie des forces policières pour saisir les filets de pêche des Mi’gmaq à la réserve Listiguj de Ristigouche. Une intervention policière qui tourne à l’émeute et à la crise sociale. Éric Plamondon nous replonge dans un moment particulièrement tragique que peu de Québécois aiment se rappeler. Le sort des Autochtones refait surface, malheureusement, trop souvent dans l’actualité. Que l’on songe aux événements d’Abitibi ou encore de Uashuat tout près de Sept-Îles. Des femmes agressées, violées par des proches ou qui disparaissent sans laisser de traces.

Le territoire de la réserve mi’gmaq de Listiguj se situe à la frontière du Québec et du Nouveau-Brunswick, le long de la rivière Ristigouche, renommée pour ses nombreux saumons, mais aussi comme du dernier lieu de résistance de la colonie française. Là où s’est scellé le sort des Acadiens et celui des Québécois par ricochet. Un pont lie les deux provinces, une frontière entre le monde autochtone dépossédé de tout et celui des Blancs qui prennent des décisions étranges. Le gouvernement de René Lévesque est au pourvoir à Québec en 1981 et entend tenir tête à Ottawa, oubliant les autochtones et leurs droits. L’intervention policière est brutale. Des arrestations, des blessés, une justice expéditive, une autre étape d’une guerre d’occupation.

OCÉANE

Océane, une jeune mi’gmaq est à l’école ce jour-là. Elle étudie de l’autre côté de la rivière, hors de la réserve. Quand elle tente de rentrer chez elle après sa journée, le pont est bloqué. Elle suit des garçons et réussit à traverser en se glissant dans la structure. La jeune fille est arrêtée, violée par des policiers qui se permettent tout. Je ne peux que penser aux témoignages de ces femmes en Abitibi qui pointent les policiers du doigt. Un geste qui semble fréquent quand il s’agit de jeunes femmes autochtones. Les adolescentes sont traitées comme du bétail et les mâles conquérants s’en servent avant de les rejeter. Des événements similaires ont été racontés maintes fois dans notre littérature. Louis Hamelin dans Cowboy nous fait voir de façon exceptionnelle cette situation dans les réserves. J’ai vécu cette cohabitation difficile alors que je travaillais dans les forêts du nord de l’Abitibi. Le racisme s’y exprimait dans la plus absurde des cruautés. Des hommes n’hésitaient pas, après avoir avalé quelques bières, à faire des raids dans la réserve tout près pour « tasser » les hommes et violer leur femme et leurs filles. Je raconte cela dans La mort d’Alexandre en 1982. Personne n’en a parlé, bien sûr. Lucie Lachapelle s’attarde aussi à cette situation déplorable dans Rivière Mékiskan. La situation ne semble pas vouloir changer malgré de nombreuses dénonciations. David Adam Richards aborde le même événement de façon saisissante dans Enquête dans la réserve paru en 2013.

HISTOIRE

Éric Plamondon a sa façon de nous plonger dans cette page d’histoire. La bataille de la Ristigouche, haut lieu de l’Amérique française, redevient le théâtre d’un affrontement entre Québec et Ottawa. Les nations indiennes, aujourd’hui comme hier, ont souvent été au coeur de ces luttes de pouvoir. Toute la communauté mi’gmaq est traumatisée par l’intervention soudaine des policiers et leur brutalité.

Dany fait ce qu’il peut avec sa jambe de bois. Le policier tire, arrache la chemise, le plaque à terre, un coup de genou dans les côtes l’air de rien, un oing sur la nuque parce qu’il faut qu’il obtempère. La clé de bras disloque l’épaule. Un cri de douleur jaillit, étouffé par un fuck you hargneux. Ils sont maintenant quatre sur le dos de l’homme à terre. Il n’avait qu’à obéir. Refus de se plier aux ordres d’un représentant de l’autorité. Il n’avait qu’à ne pas traîner. Ils lui maintiennent les jambes et lui passent les menottes. Un coup de matraque dans le dos pour finir. Les forces de l’ordre sont en train de sauver le Québec des terribles agissements de ces sauvages qui ne veulent jamais rien entendre. Il faut les discipliner, leur apprendre. On est dans la province de Québec, sur le territoire provincial. Quiconque s’y trouve doit obéir aux lois et aux injonctions venues de la capitale. Le ministre a dit, la police exécute. Elle répand la parole de l’ordre par le bout des fusils, les gaz lacrymogènes et les barreaux de prison. (p.32)

Éric Plamondon raconte l’histoire de façon horizontale et verticale, je dirais. Nous suivons Océane dans les jours qui suivent l’occupation. Il remonte aussi dans le temps pour s’intéresser à la présence autochtone en Gaspésie jusqu’à l’arrivée des premiers migrants sur le continent américain dans un passé très lointain. Autrement dit, nous basculons dans le temps et l’espace, vivons la présence autochtone dans ces lieux où ils chassent et pêchent depuis des milliers d’années. L’arrivée des Européens chambarde tout. Les envahisseurs s’emparent de tout et font fi des droits et des lois. Le non-respect des traités signés avec les premières nations est un exemple désolant de cette manière d’agir. Il suffit de lire Thomas King, particulièrement L’indien malcommode, pour avoir mal à l’âme devant les tractations et les sévices que les Blancs imposent aux premiers occupants. La réalité dépasse toujours la fiction.
Les manœuvres de Pierre Pesant, dans Taqawan, sont particulièrement odieuses. Sous des dehors empathiques, plaidant en faveur des mi’gmaq, il contribue à l’enlèvement des jeunes indiennes pour en faire des prostituées.

AVENTURE

Des morts, des meurtres, des gens qui tuent et s’en tirent sans aucune conséquence. J’ai du mal à prendre au premier degré toutes les tribulations de Leclerc et William, son complice indien, qui se comportent en véritable Rambo. Plamondon caricature la mythologie que le cinéma américain fait de la Conquête de l’Ouest et des affrontements avec les nations indiennes. Océane devient un prétexte entre deux forces qui se confrontent dans la plus terrible des violences.
Yves, un simple garde-pêche tue sans aucune émotion et se débarrasse des corps comme s’il faisait cela tous les jours. La loi du plus fort s’impose et les lois, les édits sont bafoués. C’est gros, c’est énorme, mais il faut voir plus loin, celle d’une dépossession et la poussée implacable de ce que nous nommons la civilisation.

C’est un drôle de concept, la terre natale. Ce sont de drôles de concepts, le territoire, la culture, la langue, la famille. Comment ça fonctionne, dans la tête des humains ? Ils sont les enfants de leurs parents. Ils naissent au sein d’une communauté à un moment précis quelque part. Mais d’où vient cette incroyable force collective qui mène le monde depuis toujours : défendre son territoire, son identité, sa langue ? D’où vient cette nécessité, comme innée, depuis le fond des âges, qui veut que l’espèce humaine se batte et s’entretue au nom d’un lieu, d’une famille, d’une différence irréductible ? Pourquoi mourir pour tout ça ? (p.110)

C’est ce que j’aime chez Éric Plamondon. Il ne se contente pas d’une aventure rocambolesque, mais se questionne sur la nature de l’humain et ses agissements, le milieu, le comportement des saumons par exemple, la nature qui devient agissante. Et nous sommes peut-être seulement des bêtes qui défendent un espace et un lieu pour se nourrir et se reproduire. Notion dépassée ? Peut-être tout simplement que ce désir réside dans notre ADN et nous pousse à protéger un territoire pour soi et sa descendance.

BRUTALITÉ

Nous basculons dans un monde rude où tous agissent sans scrupules, s’approprient des terres, utilisent les femmes comme du bétail. Le vieil indien redresseur de torts et le garde-pêche sont aussi impitoyables et insensibles que les envahisseurs. Bien sûr que les bons vont triompher et qu’Océane sera libérée des mains des exploiteurs. Elle s’exilera dans la ville, étudiera pour s’arracher à la misère et à toutes les humiliations qui écrasent son peuple. C’est le sort des autochtones maintenant. Tous doivent acquérir un savoir et arriver à vivre à la manière de ceux et celles qui se sont approprié leur pays. Ceux qui survivent dans les réserves font face à des problèmes quasi insurmontables de misère et de dépendance.
Éric Plamondon nous plonge dans une actualité dérangeante, ne se tient jamais dans la demi-mesure. Le monde se fait et se défait.
Un livre qui éclaire nos rapports avec des populations qui ont tout perdu et qui survivent sur des réserves trop étroites. Il faut en parler encore et encore dans l’espoir que les choses changent et que des Mi’gmaq, les Innus, les Algonquins ou les Hurons retrouvent leur fierté d’être, arrivent à vivre selon leurs traditions et leur manière de voir le monde. Un roman qui transcende l’action et les agissements des personnages pour nous plonger dans la violence de ceux qui envahissent un espace et en chassent les occupants. C’est toute l’histoire de l’Amérique qui refait surface dans ce roman. Il ne faut pas l’oublier.

TAQAWAN de ÉRIC PLAMONDON, roman paru au QUARTANIER.


PROCHAINE CHRONIQUE : LE PLONGEUR de STÉPHANE LARUE.




vendredi 28 avril 2017

Victor-Lévy Beaulieu s’attarde à Mark Twain

VICTOR-LÉVY BEAULIEU, comme il a su si bien le faire avec Herman Melville, James Joyce et Friedrich Nietzsche, récidive en décidant de scruter la vie et l’œuvre de Mark Twain, un écrivain américain qui a marqué son époque et influencé nombre d’écrivains. Des livres qui ont touché le jeune homme de Trois-Pistoles alors qu’il cherchait à se faire une place dans le monde du journalisme à Montréal.

Une fois de plus, Victor-Lévy Beaulieu, se tourne vers une grande figure de la littérature américaine pour se mesurer, évaluer peut-être sa propre démarche et sa vie consacrée à l’écriture. Une façon de jeter un coup d’œil sur la route parcourue depuis sa première publication en 1969. Je connais le nom de Mark Twain sans l’avoir lu. Ça arrive ce genre « de vide dans notre savoir littéraire ». Tous les lecteurs en ont.
Jack Kerouac en parle dans Journal de bord, son journal intime, comme d’un écrivain qui l’a marqué et qui est devenu l’un de ses maîtres. Je ne sais pour quelle raison, je ne me suis jamais retrouvé avec l’un de ses livres. C’est étrange parce que je suis de nature curieuse et quand un écrivain que j’aime lance un titre ou le nom d’un écrivain dans ses écrits, je m’empresse de me procurer l’une de ses publications. Il y a quelques années, j’ai fait l’effort de lire Don Quichotte de Cervantès pour combler un manque. J’avais toujours repoussé cette lecture pour des raisons mystérieuses.
Pourtant, je me suis passionné pour les écrivains des États-Unis pendant des années, lisant à peu près tout ce que je pouvais trouver. John Steinbeck, William Faulkner, Jack Kerouac, Henry Miller. Plus récemment Pat Conroy, John Irving et Paul Auster. Hemingway bien sûr, Truman Capote aussi. La liste pourrait s’allonger et donner le vertige.
Mark Twain est une célébrité à son époque et contrairement à bien des Américains, il sait que le Canada existe, particulièrement Montréal. Il y vient régulièrement pour réclamer ses droits d’auteur. Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Il était l’ami de Louis Fréchette, l’auteur de La légende d’un peuple, celui que l’on a trop souvent classé comme « un imitateur de Victor Hugo ». Jean-Claude Germain, dans sa courte préface, nous rappelle que Fréchette avait ses aises aux États-Unis. C’était assez fréquent, semble-t-il, à l’époque d’aller au pays d’Andrew Johnson. La migration de nombreux Québécois alors faisait en sorte que les francophones se sentaient un peu chez eux aux États-Unis, particulièrement dans certains états. Il s’est fait un plaisir de recevoir son ami avec tous les égards qui lui étaient dus. Ce n’est pas tous les jours que le Québec alors reçoit une vedette de la littérature. Twain a même prononcé un discours mémorable à Montréal.

CONTACT

Victor-Lévy Beaulieu a trouvé un écrit de Samuel L. Clemens (le vrai nom de Mark Twain) alors qu’il s’aventurait dans le métier de journaliste. Il est devenu un modèle qui l’a aidé à trouver sa manière de dire et peut-être aussi sa façon un peu particulière d’aborder un sujet et de le « rendre dans ses grosseurs ».

Ainsi que je l’ai déjà dit, j’appris les rudiments du journalisme quand, après ma maladie et la convalescence d’un an qui suivit, je décidai de faire une croix sur mon avenir à la Banque Canadienne Nationale. Le Journal de Montréal en était alors à ses commencements et je trouvai à m’y faire embaucher grâce aux quelques articles que j’avais publiés ici et là- pigiste, ça s’appelait quand, n’étant pas à l’emploi exclusif d’une entreprise de presse, vous alliez de l’une à l’autre pour y proposer vos sujets de reportage. (p.67)

Ce fut un peu la même chose quand j’ai commencé à jouer de la dactylo pour Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’étais écrivain d’abord (j’avais deux livres de publiés) et prenaient mes textes pour des créations littéraires. C’était une forme de journalisme que l’on ne voyait guère dans le journal de Chicoutimi. Les gens réagissaient beaucoup à mes chroniques délirantes. Je m’approchais peut-être de la façon de Twain sans le savoir. Les patrons aimaient moins mon humour et ma façon peu orthodoxe de couvrir un événement, surtout pendant un cours séjour dans la section des sports. Il faut l’avouer, je m’y ennuyais terriblement. J’avais dû m’expliquer devant le directeur de la rédaction pour ma couverture d’une partie de baseball à Jonquière. Je ne racontais que les courses d’un petit chien qui échappait à sa maîtresse chaque fois qu’un joueur frappait la balle. Il voulait l’attraper à coup sûr et bondissait sur le terrain en jappant. Les gens applaudissaient. Le patron n’avait pas compris qui était la vedette de ce match. Ce chien était plus spectaculaire que toute l’équipe des Voyageurs de Jonquière.

PERSONNEL

On connaît la démarche de Beaulieu. Un pas dans l’œuvre de l’écrivain qu’il explore et un autre dans la sienne. Pour qui connaît les livres de l’homme de Notre-Dame-des-Neiges, il n’y a pas de grandes révélations. La grande blessure que constitue le départ des Trois-Pistoles, l’exil à Montréal, la vie de famille dans un appartement exigu où tous se marchent sur les pieds, les premières tentatives d’écriture et la lecture sur la galerie du logement pour trouver un peu la paix ont été racontés à maintes reprises. La découverte du journalisme aussi.
Le désir également de retrouver le paradis perdu du rang Rallonge, l’aventure dans le monde de l’édition et de la télévision.

Ses pulsions, l’éditeur doit être en mesure de les contrôler, car s’il agissait autrement, il ne serait plus en mesure de garder une certaine distance entre lui-même et les manuscrits dont il prend connaissance et pour lesquels sa tâche consiste à en faire des « produits » qui, une fois fabriqués, entrent dans le cycle du capitalisme donc celui d’une consommation qui échappe, sinon aux pulsions des acheteurs, du moins à celles du marché, lesquelles se fondent sur les besoins essentiels à la survie de l’espèce humaine. (p.271)


Beaulieu ne craint pas de revenir sur les étapes de sa vie, ce que tout écrivain fait d’une façon ou d’une autre, y ajoutant des précisions qui font le délice de ses admirateurs. Je ne me lasse pas, trouvant toujours un petit quelque chose qui ajoute à ma connaissance de la vie et l’œuvre de cet écrivain que j’admire.
Twain aura fait un parcours assez semblable à celui de Beaulieu, du moins dans les premières étapes de sa vie. Une famille pauvre à Florida pour Twain, un coin perdu du Missouri, la lutte pour s’en sortir et connaître une certaine aisance matérielle. Ce sera une véritable obsession chez le frère de Twain, rêveur impénitent et impulsif. Un doué pour les projets qui tournent au fiasco et qui lui soutire régulièrement de l’argent. J’ai un frère qui correspond à ce type de rêveur. Il n’a cessé de réinventer la roue tout au long de ses nombreuses entreprises en voulant m’entraîner dans son sillage. Je suis bien trop prudent pour lui avoir cédé.

FORTUNE

Mark Twain fera fortune en faisant des tournées à la Charles Dickens (on sait que le grand écrivain anglais faisait des tournées en Angleterre pour lire ses livres. C’était un événement attendu et les gens se précipitaient pour l’entendre lire des passages de ses nouveaux livres. Il est venu aux États-Unis et au Canada, créant l’événement) tout en se laissant exploiter par son frère Orion ou escroquer par un associé dans l’aventure de l’édition. Il a publié les mémoires du président américain Ulysses S. Grant. Un succès de librairie, un désastre financier à cause de cet associé malhonnête. Il avait peut-être le sens du récit, l’art de parler en public, mais pas la fibre des affaires.
Il aura pourtant une vie exemplaire d’écrivain, d’homme de parole et sera d’une fidélité exemplaire envers sa femme et ses filles. Un énorme succès matériel, mais une vie personnelle difficile avec la mort qui frappe souvent et fait qu’il se ronge de culpabilité. Surtout lors du décès de son jeune fils et de l’une de ses filles.
Une présence fascinante sur la scène et devant ses admirateurs, une vie intime et personnelle particulièrement difficile. Des drames qu’il dissimulera souvent sous les habits de l’humour. Il sera forcé, après son aventure dans l’édition, à entreprendre une tournée mondiale pour se refaire financièrement malgré une santé plutôt chancelante.
Victor-Lévy Beaulieu l’accompagne dans ce cheminement qui sort de l’ordinaire, réfléchit sans cesse à sa vie, son travail d’écrivain, se regarde si l’on veut dans les yeux de ce frère étranger qui s’est sacrifié pour l’écriture. Un beau moment de lecture, même si Beaulieu ne s’avance pas dans l’œuvre de Twain comme il le fait avec Melville, Joyce ou Nietzsche. Il s’en tient à ce que dit l’auteur dans son autobiographie que j’ai terriblement envie de lire maintenant. Il faudra que je m’encabane pendant tout un hiver pour y arriver. Parce que 5000 pages, seulement pour son journal, il faut avoir du temps devant soi. Mais qui sait, les aventures de lecture me tentent toujours et je vais m’y mettre un de ces jours.
Et il faudrait bien que je vous explique pourquoi Beaulieu a choisi un titre aussi étrange.

Twain trouva à s’engager comme apprenti-pilote. L’une des tâches de l’apprenti-pilote était de surveiller les bas-fonds lorsqu’on naviguait près des côtes. Lorsqu’il ne restait plus que deux brasses de tirant d’eau, l’apprenti-pilote devait crier « Mark Twain ! », ce qui signifiait qu’on était alors à douze pieds de toucher le fond. D’où le pseudonyme que Samuel Clemens adopta quand sa carrière d’écrivain prit son envol, Mark Twain ! Deux brasses ! Douze pieds ! Mark Twain ! Je m’appelle Mark Twain ! (pp.170-171)

Voilà, vous savez tout ou presque maintenant. Il ne vous reste qu’à vous plonger dans ce livre pour connaître une nouvelle page de l’Amérique et certains aspects de la vie de Victor-Lévy Beaulieu.

À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de VICTOR-LÉVY BEAULIEU est paru aux Éditions Trois-Pistoles.


PROCHAINE CHRONIQUE : TAQAWAN d’ÉRIC PLAMONDON, roman paru chez Le QUARTANIER.




vendredi 21 avril 2017

Tous ces gens qui demeurent des inconnus


«C’EST DONC DE VOTRE VIE qu’il était, qu’il est, qu’il sera ici question. De votre labeur. De vos aspirations. De ce que vous avez réussi ou non à faire de vos jours. C’est aussi de vos amours  et de vos ennuis, de vos déceptions et de votre courage – en avez-vous ? – qu’on parlera. De vos rires et de vos pleurs. Pleurez-vous ? C’est de votre façon d’occuper le temps qu’il sera aussi question. Comment l’occupez-vous ce temps ? Qu’en avez-vous fait ? Qu’avez-vous réellement accompli depuis dix, depuis vingt, depuis trente ans, hier, aujourd’hui ? » (p.67)
  
Voilà de terribles questions. Et, j’avoue, n’avoir pas de réponses à fournir. Certainement une manière on ne peut plus claire de montrer ses intentions et de présenter sa démarche romanesque. Il faut patienter pourtant avant que les choses ne deviennent claires, que Julie Bouchard pointe le lecteur du doigt. Les personnages, c’est vous et votre voisin, un peu tout le monde qui vous entoure. Alors, c’est mon histoire et aussi la vôtre dont il sera question ici.
Un chauffeur d’autobus en est à sa dernière journée de travail, une caissière d’un marché situé tout près, une jolie femme, monte dans son autobus matin et soir, un professeur d’université, bien seul après sa séparation, une étudiante qui se débat dans des fantasmes singuliers et un agent de sécurité. J’oublie l’éboueur qui aime la lecture et le voleur qui s’apprête à faire le coup de sa vie, celui qui le rendra riche. Bien des gens qui vont sur les trottoirs, traversent les rues de Montréal, s’attardent dans des endroits où tous s’arrêtent, travaillent, reprennent leur souffle, tentent d’oublier la monotonie des jours.
Tout ce qui se passe dans un même lieu, un même espace en un même temps, qui crée le mouvement et une belle agitation. Virginia Woolf a eu l'idée en 1925 avec Mrs Dalloway. Marie-Claire Blais arrive à nous étourdir depuis la parution de Soifs en 1995. Une fresque qui ne cesse de prendre toutes les directions après huit ouvrages et des milliers de pages. Elle nous entraîne dans un milieu américain qui tente de survivre et de croire que tout est toujours possible même si tout s’écroule dans cette société en décadence. Une entreprise unique et bouleversante.

LABEUR

Les hommes et les femmes multiplient les rencontres et les gestes pendant une journée. Certains ne font que quelques pas pour être sur les lieux de leur travail. D’autres prennent l’auto ou encore le transport en commun pour traverser la ville avant de changer de vêtements, de jouer un rôle pour accueillir les clients. Olivia change d’identité tous les matins quand elle endosse l’uniforme du marché où elle est caissière. Sa vie ne va très bien avec cet homme qui arrive et disparaît, sa fille qu’elle ne voit plus. Elle sourit, reste polie et gentille comme la consigne l’exige. Elle ne sait rien des tourments et des préoccupations des clients qui défilent, sortent, reviennent, repartent sans dire un mot, restent toujours des inconnus.

Une fois sa journée commencée s’enclenche une série de tâches à accomplir qui l’occuperont jusqu’au soir. Son occupation principale, pendant huit heures et demie, consiste à scanner des aliments ou autres biens de consommation, comme des fruits – plein de fruits exotiques dont elle connaît les codes par cœur -, des légumes bio, des biscuits au chocolat, des baguettes aux graines de tournesol, de la bière de micro-brasserie, de la crème glacée artisanale italienne authentique à la vanille, des petits cornichons sucrés, des serviettes hygiéniques, des pommes Cortland qu’elle prend pour des Empire, des navets, des courges spaghetti, des courges musquées, des courges poivrées, des bonbons pleins de sucre, des raisins verts en spécial. (p.31)

Tous ces produits qui prennent tant d’importance, qu’il faut payer, recycler et acheter chaque semaine. Julie Bouchard ne nous épargne rien. Elle nous pousse dans les gestes les plus anodins, les plus futiles, ceux que l’on aime oublier tellement ils semblent absurdes quand on prend la peine de s’y attarder.
Tout ce qui fait la société de consommation et son invraisemblable confusion, tout ce que la vie moderne exige en déplacements, transports, sourires, paroles futiles. Tous ces gens qui se croisent en ville, que vous rencontrez sans jamais savoir ce qu’ils vivent. Bien sûr, rien n’est pareil dans un village où tout le monde se connaît, où la vie privée est souvent un euphémisme. Comment savoir que le chauffeur d’autobus qui vous salue avec un grand sourire souffre de solitude depuis que sa femme est partie ou que le professeur d’université que l’on croit bien installé dans sa vie est en pleine dérive ?

Il enseigne à l’Université de M. depuis dix ans et cette session d’automne il donne un cours intitulé « Contrôle de l’inhibition présynapitique des afférences sensorielles au cours de la locomotion fictive ». Il a deux postdoctorats d’une université américaine bien connue, un physique agréable, une capacité pulmonaire intéressante depuis qu’il ne fume plus, a couru cinq marathons avec cette nouvelle capacité pulmonaire intéressante, et il y a trois mois, il s’est séparé d’Harmony. Plus précisément, elle s’est séparée de lui, après douze ans de vie commune et trois enfants (Rachel, Casey Lindsay), sans trop d’explications. Elle ne l’aimait plus, en somme. Ah non, attendez, c’était un peu plus précis ; elle n’avait plus de sentiments pour lui. Voilà. Car, disait-elle – concentrée à couper un oignon espagnol, vêtue de son t-shirt blanc de coton porté sans soutien-gorge et de son jean délavé moulant parfaitement son cul – il n’était pas assez ci, puis un peu trop ça. Tu comprends chéri ? En résumé, elle ne se sentait plus bien à ses côtés, elle ne pouvait plus « s’épanouir ». (pp. 35-36)
Toutes ces occupations insignifiantes qui finissent par avaler vos jours. Pas le temps de reprendre son souffle. Quelqu’un attend, quelqu’un a besoin d’une information ou de manger. Vous pensez vous calmer le soir, à la maison, mais la plus terrible des solitudes vous rattrape. Il reste la télévision.
Et tout recommence, tout se précipite. Le temps n’arrête pas, le temps vous pousse. Il faut courir et monter dans l’autobus. La journée, comme toutes celles de la semaine, est pareille à celle de demain. Il suffit d’avoir les bons gestes au bon moment pour que l’équilibre soit maintenu.

BASCULE

La première neige tombe sur la ville et tout ralentit, les autobus prennent du retard. La mécanique a des ratés. La circulation devient difficile et les marcheurs ont oublié de chausser leurs grosses bottes. La chaussée est glissante et les vêtements trop légers. Tous se hâtent pour oublier cette journée qui complique tout. Qui a eu la folle idée d’avoir un hiver et de la neige ?
Gaston Leblanc, le chauffeur d’autobus, laisse monter ses derniers passagers avant de terminer sa journée. C’est la fin, une vie qui bascule dans son miroir. Il deviendra peut-être un autre dans sa retraite, avec tous ses jours devant lui, il ne sait trop. L’important est d’arriver à destination. Ce retard l’agace un peu.
Olivia accélère le pas. Elle est décidée, va mettre de l’ordre dans sa vie. Elle glisse. Sous les pneus de l’autobus. Tout s’arrête sauf la neige. Le sang. Les gens, les passagers ne savent quoi dire, que faire. La mort enraye tout. Toute la rue retient son souffle.
Faut-il une tragédie pour que les gens se regardent, pour qu’ils se voient dans l’autobus, se parlent et redeviennent des humains ?

QUESTIONNEMENT

Julie Bouchard nous décrit avec moult détails une vie absurde. Une belle manière de démontrer l’aliénation de tout le monde dans l’agitation du quotidien, la course à la consommation, le travail et l’amour. Je ne peux m’empêcher de penser à Herbert Marcuse qui a si bien décrit l’asservissement de l’être humain dans L’homme unidimensionnel, un essai qu’il publie en 1964. Un livre qui a changé ma vie quand je l’ai lu à l’Université de Montréal.
Labeur de Julie Bouchard semble bien inoffensif de prime abord, mais voilà une véritable petite bombe qui ébranle tout. Cette lecture vous laisse un peu groggy. Oui, la vie est souvent insignifiante et répétitive, mais tout autour de vous ne cesse de recommencer. Le soleil se lève et se couche, les jours se succèdent pour devenir des mois, des années, une vie avec la mort en prime. Julie Bouchard dérange, bouscule, vous pousse dos au mur. Un roman comme je les aime. Une manière de mettre des grains de sable dans l’engrenage pour nous arrêter, nous faire réfléchir, avant de baisser la tête et de foncer. On ne sort pas de sa peau comme ça. Je dois passer à l'épicerie avant de rentrer, acheter des carottes...

LABEUR de JULIE BOUCHARD, roman paru à La PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de Victor-Lévy Beaulieu.



http://www.pleinelune.qc.ca/titre/453/labeur