lundi 30 janvier 2017

Michaël Delisle s’attarde à ses illusions tranquilles

MICHAËL DELISLE REVIENT à la nouvelle dans Le palais de la fatigue, un genre qu’il manie avec dextérité. Il présente ici six textes qui renvoient l’un à l’autre, se bousculent et se complètent d’une certaine façon. Encore là, il s’aventure dans son enfance, n’hésite pas à revenir sur des expériences marquantes. Son histoire m’a particulièrement secoué dans Le Feu de mon père où il esquisse un portrait sans compromis de sa famille. Il s’attarde ici aux ruptures et aux moments qui changent l’existence. Une rencontre, un geste, ou encore une impulsion fait basculer la vie. En 2005, Delisle remportait le prix Adrienne-Choquette avec Le Sort de Fille.

Le titre étonne un peu et a piqué ma curiosité. Michael Delisle s’explique dans sa deuxième nouvelle où il raconte une aventure amoureuse et l’arrivée du narrateur dans le monde de la poésie. Le palais de la fatigue est un point d’acupuncture que sa grande amie Johanne étudie avec enthousiasme et entend pratiquer pour changer la grisaille de sa vie. Ce point serait situé quelque part dans la main droite et permettrait de combattre la fatigue qui frappe un individu à un moment ou un autre. C’est un état qui touche le narrateur et tous les intervenants du recueil.
Les nouvelles de Michaël Delisle permettent aussi de retrouver des personnages à différents moments de leur vie. On peut presque parler d’un roman par nouvelles ou par fragments. Le personnage de la mère s’impose dans les premiers moments, de même que son frère qui cherche une manière de secouer sa vie. Il faut dire que la vie familiale est plutôt étrange et que la mère est imprévisible, pour ne pas dire étonnante.
Elle vit devant son miroir, se maquille pour des hommes qui débarquent et repartent tout aussi rapidement. Une femme qui oublie ses enfants et cherche continuellement à se faire une place. Un personnage pathétique.

Ma mère s’est aperçue de mon déménagement une quinzaine plus tard. Tout en redessinant ses lèvres, elle aurait demandé à mon frère :
— Me semble qu’on ne voit plus ton frère…
— Il ne vit plus ici, m’man.
Elle a levé les yeux de son miroir, l’air d’avoir mal compris. Mon frère m’a rapporté l’anecdote en espérant me culpabiliser, mais je riais trop et il n’a pas insisté. Elle avait troqué son médecin marié contre un mécanicien marié et recevait toujours, sur demande, le millionnaire obèse. Elle passait le plus clair de son temps à se rendre montrable. (p.59)

Johanne échoue à son examen d’acupuncture et renonce à son idéal.
Tout bascule chez les personnages de Delisle. Tous ont du mal à s’arracher au monde de leur enfance et à échapper à leur milieu social. Le frère finira par incarner des figures historiques avec conviction et abandonne femme et enfant pour une Américaine après sa période communiste. La vie broie un peu tout le monde et une forme de désespérance souffle de partout.

DÉSILLUSION

La désillusion coupe les personnages de leurs rêves, les pousse vers des métiers sans grand intérêt. Ils se lèvent le matin et vont au travail, rentrent tôt le soir pour s’occuper des enfants dans une vie de couple terne. Le je narrateur échappe à ce genre de destin par sa relation homosexuelle et l’écriture, du moins pendant un temps. Sa découverte de la sexualité coïncide avec celle de la poésie. Une relation avec un professeur, un poète qui fraye dans l’avant-garde du monde littéraire montréalais. Le garçon se laisse séduire et publie en dressant des listes. La modernité l’exige.

Un jour où je pensais le féliciter pour une de ses trouvailles — dans une de ses plaquettes, on retrouvait le mot osmose orthographié hosmose —, j’ai compris à ses dérobades, puis à son rire nerveux, qu’il ignorait le sens du mot. Mon insistance a fini par l’exaspérer et il a monté le ton : je devais comprendre que les champions de dictée ne faisaient pas nécessairement de bons écrivains. L’ordre et la correction ne rencontraient jamais l’esprit moderne. Il a fini par me traiter de « notaire ». Notaire… Le soufflet m’a dressé et, à partir de là, j’ai applaudi sans commenter. Tout comme j’évitais les phrases dans ma poésie, j’évitais de trouver à redire dans la sienne. (p.60)

Des poètes comme Nicole Brossard et Jean-Paul Daoust se profilent dans cette nouvelle où Delisle se moque de certains diktats littéraires. Nous sommes loin de la poésie existentielle, du besoin de dire pour vivre et respirer. Je l’avoue, c’est à partir de ce mouvement formaliste qui a tourné le dos à la poésie de Miron et Chamberland que j’ai décroché. Je n’arrivais plus à me reconnaître dans ces jeux et ces textes formatés. Il me semble que la poésie est un regard sur soi et l’univers, une manière de respirer et de secouer les normes qui ne cessent de nous assujettir. Je suis demeuré fidèle à mon ami Carol Lebel qui poursuit sa quête dans la plus belle des solitudes. Il faut beaucoup de courage pour tenter de respirer dans les yeux des autres. Ou encore, je reviens à Gilbert Langevin ou Paul-Marie Lapointe. Une flânerie dans leur oeuvre pour prendre plaisir à leurs mots qui gardent leur jeunesse.
Parfois, je me risque dans une nouveauté. Les jeunes poètes devraient lire un peu plus, il me semble. Des mots échappés sur une page, de la prose souvent que l’on échiffe. Charles Sagalane titille ma curiosité en secouant le monde à sa façon. Il y a aussi José Aquelin, François Charron toujours émouvant dans sa désespérance et sa solitude.

SORTIE

J’ai pensé souvent à Paul Auster en lisant Le palais de la fatigue. Le romancier américain aime les trappes qui s’ouvrent sur une autre réalité qui emporte ses personnages et les retient. Comme si la vie offrait des sorties pour échapper au quotidien.
Les croisements chez Michaël Delisle poussent vers une forme de désespérance. Fin d’une liaison amoureuse, désillusion de l’écriture, fatigue des personnages qui abandonnent leurs rêves et leurs espoirs. L’envie de vivre passionnément s’étiole et devient un mauvais souvenir. La vie fait endosser les habits râpés de tout le monde, travailler dans des tâches peu exaltantes.
Autrement dit, après quelques élans, la vie a vite fait de vous pousser dans le rang de la désillusion. Certains se rangent rapidement quand d’autres prennent un peu plus de temps et résistent. Johanne oublie ses rêves et peut-être un amour qui aurait pu s’installer s’il n’y avait eu ce professeur de poésie. Tous finissent par entrer dans la peau d’un personnage et à se nourrir de la fadeur de l’existence.

Il est fascinant de voir que les jeux de rôle vont puiser dans l’âme des joueurs. Ils deviennent solaires, presque altiers. Comme réalisés… …Mon frère est habile. Il vise le ciel avec assurance. Et tout à coup, en le voyant armé, je me demande si cette quête d’idéal dans le bon vieux temps n’est pas un peu parente de son ancienne ferveur pour l’utopie communiste. On dirait le même élan de pureté. (pp. 103-104)

Le narrateur, désabusé, se résigne. La vie ne lui apportera pas les grands bouleversements espérés et encore moins les illuminations. Sa poésie ne cesse de tourner en rond. Il est fasciné par un photographe qui décide de tout arrêter parce que son œuvre est terminée et qu’il ne fera que se répéter dorénavant. Il faut du courage et une terrible lucidité pour agir ainsi. Pour tout dire, j’aime autant ne pas me questionner sur mes manies et aime croire, peut-être bien naïvement, que mes plus beaux textes sont à venir.
J’aime que Michaël Delisle me pousse devant mon reflet dans le miroir et me force à me questionner sur ma vie et mes rêves. L’écrivain vit certainement une période de turbulence et l’écriture le retient par un fil bien mince. Et que faire sinon écrire pour franchir les obstacles quand on a toujours écrit ?

Il a un peu raison. J’avoue que j’ai, de mon côté, de moins en moins d’idées pour écrire. J’ai fini un poème de peine et de misère. Je me sens à la fois essoufflé et pressé. Vieux est le mot que j’évite. Je me sens trop âgé pour les ivresses de l’inspiration. Je n’ai plus le métabolisme qu’il faut pour carburer à ça. Je devrais me mettre aux antidépresseurs et faire des livres pour enfants, comme tout le monde. Et oui, Jogues, j’ai peur d’être rendu, moi aussi, au terme de mon œuvre. Si seulement je pouvais mettre le doigt sur ce qui m’a amené là. (pp.133-134)

Un mot et l’édifice vacille. La vie nous pousse tout doucement avec ses peurs, ses angoisses, ses espoirs déçus et la mort qui surgit toujours trop tôt ou trop tard.
Nouvelles de la désillusion tranquille, de la vie qui finit toujours par décevoir quand elle ne nous étouffe pas, Michaël Delisle vous pousse au bord du précipice. Le palais de la fatigue est peut-être tout simplement la vie qui emporte tout, défait tout pour ne laisser qu’un goût amer sur la langue.

LE PALAIS DE LA FATIGUE de MICHAEL DELISLE est publié CHEZ BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : L’imparfaite amitié de MYLÈNE BOUCHARD, parution de LA PEUPLADE.



mardi 17 janvier 2017

Les femmes ont toujours du mal à s'imposer

Marie-Hélène Poitras
QUE VIVENT LES FEMMES en 2017 ? Est-ce plus facile pour elles de s’imposer dans un Québec où les élus affirment sur toutes les tribunes que l’égalité entre les hommes et les femmes est un principe sacré ? Marie-Hélène Poitras et Léa Clermont-Dion se sont penchées sur la question et ont rencontré plusieurs femmes qui ont bousculé les conventions et fait de leur vie une réussite. Constats : c’est plus difficile pour les femmes de faire leur chemin dans une société où les hommes imposent leur modèle. Une femme qui veut atteindre des postes de direction fait face à la discrimination et à des remarques sexistes et fort désobligeantes à un moment ou à un autre. Très difficile pour elles de prendre leur envol, même après cinquante ans de féminisme et de revendications.
Léa Clermont-Dion

L’événement a fait les manchettes à la parution de l’essai Les superbes de Marie-Hélène Poitras et Léa Clermont-Dion. Un individu, sur Facebook, a évoqué Polytechnique et Marc Lépine pour exprimer son désaccord avec les propos tenus par les participantes à cette enquête. Je n’en croyais pas mes oreilles. 
Nous en sommes là en 2017.
Les Superbes met le doigt sur une réalité que l’on refuse souvent de voir. Nous nous complaisons à répéter que l’égalité entre les hommes et les femmes est un acquis en ce Québec de toutes les lamentations ; que les femmes n’ont qu’à vouloir pour s’imposer dans les différentes sphères du travail. Les auteures ont rencontré des battantes qui ont fait leur chemin ou qui occupent des postes importants pour leur demander si elles avaient la certitude d’avoir eu les mêmes chances que les hommes dans leur vie active et leur carrière.
Elles ont écouté Pauline Marois, Cœur de pirate, Fabienne Larouche, Sonia Lebel, Mariloup Wolfe, Louise Arbour, Francine Pelletier, Marie-Mai et quelques autres. Des modèles pour beaucoup de jeunes filles et des exceptions dans notre monde de défis et de réussites.
Toutes ont dû jouer du coude pour faire leur place dans un monde conçu et pensé par les hommes ; toutes ont dû s’imposer et travailler plus que leurs collègues masculins pour arriver là où elles sont. Elles ont dû demeurer imperturbables devant des propos sexistes, des plaisanteries déplacées quand ce n’étaient pas des sarcasmes et le harcèlement.

CONSTAT

Mes lectures, depuis le début de l’année 2017, me font mieux connaître des femmes qui ont marqué leur époque et qui ont vécu en échappant aux normes et aux diktats de la société des hommes. Suzanne Meloche, du groupe des Automatistes qui a refusé de signer Le Refus global, Marcelle Ferron, peintre, qui a su faire son chemin dans le monde des arts.
Marie-Hélène Poitras, écrivaine, a fait sa marque dans la société. Elle aussi aura été la cible de mâles vindicatifs. Sa camarade Léa Clermont-Dion s’intéresse à la situation des femmes et termine un doctorat en sociologie. Elle a reçu des insultes. Des propos à peine imaginables sur les réseaux sociaux où les femmes qui s’affirment et ont du succès sur la scène littéraire ou artistique deviennent particulièrement vulnérables.

La peur qu’on me fasse taire, je l’ai déjà vécue. Comme toi, je venais de passer à Tout le monde en parle pour discuter de mon documentaire Beauté fatale. J’ai dû recevoir par la suite la visite d’un policier parce que je voulais porter plainte en réaction aux menaces de viol et de mort, et aux incitations au suicide que j’avais reçues sur le Web. Je me suis retrouvée seule devant le représentant de la violence légitime détenue par l’État. Ce fut une expérience pénible. Cet abruti s’amusait de ma situation. Il a rigolé devant « mes petites angoisses », si bien que j’ai refoulé mon inquiétude. Et je l’ai fermée, ma gueule. (Lettre de Léa à Marie-Hélène) (p.22)

Que c’est troublant de constater que la situation n’évolue guère dans notre Québec qui se gargarise d’égalité, de liberté et d’ouverture d’esprit. Il existe toujours une forte résistance devant l’affirmation des femmes au travail, des manières de leur compliquer la vie et de retarder leur ascension vers des postes d’autorité. Il suffit de voir les métiers où les femmes travaillent en majorité pour se rendre compte de l’inégalité salariale par exemple. Quand on apprend qu’une femme qui occupe le poste de chef de cabinet pour un ministre du gouvernement du Québec gagne moins qu’un homme pour le même travail, on peut se questionner. Et il semble que le gouvernement Couillard n’a pas l’intention de changer les choses. Les partis d’opposition se sont faits bien discrets sur la question.

EXPÉRIENCE

En 1996, je publiais Le Réflexe d’Adam où je me questionnais sur les relations entre les hommes et les femmes, sur l’éducation que l’on imposait aux hommes dans leur apprentissage. C’était ma manière de réagir à Polytechnique, au geste de Marc Lépine. J’avais été choqué par la publication du Manifeste d’un salaud de Rock Côté. On a ignoré le livre ou on l’a ridiculisé. Chantal Joli à La bande des six a même affirmé que les femmes au Québec en avaient assez des hommes roses. J’osais écrire que le féminisme avait été bon pour moi et m’avait aidé à devenir un homme meilleur. Il ne restait plus qu’à pilonner mon livre. Ce fut fait.
Toutes les femmes savent qu’elles n’auront jamais les mêmes droits et les mêmes chances dans notre société. On préfère toujours « un gars » même s’il est moins compétent. Une femme qui réussit à se faufiler dans les boys clubs, doit en faire plus et souvent elles doivent devenir la pire ennemie de celles qui veulent s’affirmer.

Les savoirs ont été construits par des hommes. Les femmes ont été définies comme incapables d’activité intellectuelle, d’efforts soutenus, et comme des personnes menées par leurs organes de reproduction. C’est l’univers symbolique qui définit le féminin et le masculin, même si on a l’impression d’avoir fait beaucoup de chemin depuis quelques années. Ces représentations rendent illégitime l’activité intellectuelle des femmes. (Hélène Charron) (p.48)

Et que dire des propos d’un Donald Trump sur le physique d’Hilary Clinton dans une campagne électorale qui passera pour la plus honteuse de l’histoire des États-Unis ? Que penser du traitement de l’attentat qui visait Pauline Marois le soir de son élection en 2012 ? Les médias n’ont jamais parlé d’attentat, d’acte délibéré pour éliminer une femme qui prenait le pouvoir et qui n’était pas à sa place. Tout comme on a refusé de dire que Marc Lépine était un terroriste raciste et sexiste. On a parlé de maladie mentale, de fou pour atténuer la gravité des gestes.

MUR

Tout est plus difficile pour les femmes et les prédateurs possèdent une arme terrible maintenant avec les réseaux sociaux. Que penser d’un Gab Roy qui s’en est pris à Mariloup Wolfe d’une manière abjecte ? Toutes les filles ont subi ce genre d’attaques. Dire qu’il était au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean l’automne dernier et qu’on faisait la file pour aller le voir. Il a même eu droit à une page dans le journal régional.

« Ça m’a affectée, mais j’étais dans un tourbillon et j’avais autre chose en tête. C’est quand j’ai vu l’impact de cette lettre dans les réseaux sociaux et constaté les contrecoups médiatiques qui ont suivi sa publication que j’ai réalisé ce qui se passait. » En vingt-quatre heures, la page Facebook de Mariloup était passée de 500 à 50 000 fans. « Il a fallu que j’engage quelqu’un pour filtrer les messages haineux. Mes fans ne pouvaient pas les lire, mais moi, je voyais, en texte gris pâle, tous les messages envoyés par ceux de Gab Roy. » (p.171)

Toutes témoignent de propos et de messages qui gâchent leur quotidien et finissent par les déstabiliser.
Une femme est un objet sexuel avant tout dans notre monde. On a passé des années à parler des vêtements de Pauline Marois ou de l’allure d’Hilary Clinton. Je n’en reviens pas de la photo d’elle à la Une de L’actualité. On la présentait ridée et vieillissante. Qui se questionne sur les complets de Philippe Couillard ou de Denis Coderre ? De la beauté d'un Donald Trump ?

REGARD

Il est réjouissant de voir Marie-Hélène Poitras et Léa Clermont-Dion reprendre le flambeau et dénoncer cette inégalité qui existe encore et toujours entre les hommes et les femmes. Je n’avais pas imaginé que des individus pouvaient écrire des messages haineux parce qu’une écrivaine vient de remporter un prix littéraire ou encore qu’une comédienne connaît du succès.
C’est aberrant en 2017.
Et il y a des manières plus pernicieuses de les ignorer. L’article de Lori Saint-Martin sur la présence des œuvres écrites par des femmes dans la section livre du Devoir est pertinent. La réponse de Fabien Deglise est incroyable. Une belle manière de signifier à madame Saint-Martin que rien ne changera et qu’elle peut continuer à tenir sa comptabilité.
Une ségrégation insidieuse qui s’infiltre partout et qui fait en sorte que les femmes ne sont toujours pas des égales et n’ont pas les mêmes chances dans notre belle province.
Je ne peux que saluer le courage de Léa Clermont-Dion et Marie-Hélène Poitras. Pas facile de se lever pour témoigner d’une situation qui n’évolue guère. Vous êtes superbes. Malheureusement, on va vous ignorer comme on le fait toujours en continuant de répéter des clichés sans jamais regarder ce qui se vit dans la vraie vie pour reprendre le dernier titre de l’écrivaine Nicole Houde. Je vous salue bien bas et vous avez toute mon admiration.

LES SUPERBES de LÉA CLERMONT-DION et MARIE-HÉLÈNE POITRAS est publié CHEZ VLB ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : LE PALAIS DE LA FATIGUE de MICHAEL DELISLE, paru chez BORÉAL ÉDITEUR.




vendredi 13 janvier 2017

Marcelle Ferron a dû lutter pour faire sa place

MARCELLE FERRON A RÉUSSI à s’imposer comme peintre dans une période où la place des femmes n’était guère évidente. Signataire du Refus global, elle a participé aux activités du groupe des automatistes, s’est exilée en France pendant des années. De 1944 à 1985, elle entretient une correspondance avec ses sœurs Madeleine et Thérèse, ses frères  Jacques et Paul. Des lettres d’une franchise incroyable où l’artiste témoigne des difficultés de sa vie, de sa longue et lente ascension dans le milieu des arts, de ses problèmes financiers, de ses filles, de sa santé et de ses amours. Pendant ce temps, Madeleine tarde à s’imposer sur le plan littéraire. Jacques se cherche comme écrivain et finit par publier. Thérèse trouve sa voix comme journaliste après une vie matrimoniale houleuse. Paul vit sa vie de médecin discrètement.

Après la lecture de La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, j’avais envie de rester en contact avec cette période effervescente et de plonger dans la correspondance de Marcelle Ferron avec ses sœurs et ses frères. Des lettres qui s’échelonnent sur une quarantaine d’années et qui témoignent de la modernité qui s’impose au Québec. Une belle manière de traverser la Révolution tranquille par le biais de cette famille qui échappe aux normes. Les lettres nous entraînent dans le quotidien de l’artiste et les grands questionnements que la vie impose. Les obstacles seront nombreux pour Marcelle qui compose avec une santé fragile même si elle déborde d’énergie et est animée par une volonté qui ne la fait jamais reculer. Rien n’ébranle son idéal, sa volonté de peindre et de faire sa place dans un monde où il est difficile de survivre.
J’ai un peu hésité en amorçant la lecture de ce gros ouvrage. J’avais l’impression de m’égarer dans la banalité du quotidien. Pour tout dire, je suis un peu échaudé après avoir lu la correspondance de Gabrielle Roy avec son mari Marcel. Mon cher grand fou fait plus de 800 pages et ne livre pas grand-chose de la vie particulière de la romancière avec son médecin de mari. Madame Roy évite les sujets intimes et ne parle jamais de ses questionnements d’écrivaine et de ses vues sur l’écriture.

FRANCHISE

Marcelle Ferron est d’une franchise étonnante (tout comme ses sœurs et ses frères). Une qualité que tous partagent dans cette famille, même au risque de choquer ou de faire de la peine. Et quelle tendresse entre eux, quels liens indéfectibles malgré certains heurts !

Après l’insouciance de l’été, je prends de nouveau la littérature à cœur ; je songe à revoir ma grammaire et j’ai sorti mon dictionnaire. C’est un rite, car la tristesse qui commande d’écrire ne laisse pas à son employé le loisir de parfaire ses moyens. Ceux à qui elle l’a laissé souvent ne l’ont jamais revue. Je pense à Pierre Baillargeon ; quoique je l’aime, j’admets avec toi qu’il manque d’invention. « Il naquit, dites-vous, d’une grammaire. »
Fort bien, mais avant de trop médire de lui, admets à ton tour que plusieurs de tes jeunes enthousiastes seraient encore plus stériles en étant plus rigoureux. Leur génie n’est que de l’incorrection. Qu’ils se précisent, ils deviendront lucides et verront qu’ils n’ont rien à dire et qu’ils le disent mal. Pierre dit peu, mais écrit bien. (Lettre de Jacques à Marcelle, 1947) (p.63)

Personne n’écrit pour la postérité même si on peut avoir des doutes avec Jacques qui a entretenu une correspondance abondante avec Victor-Lévy Beaulieu, Robert Cliche et sa sœur Madeleine, John Grube, André Major et Julien Bigras.
Bien sûr, la lettre a perdu de sa noblesse avec l’arrivée d’Internet. Il n’est guère possible maintenant d’entretenir une correspondance et de développer des idées comme c’était le cas jadis. Nicole Houde aimait écrire des lettres et prenait un soin particulier à le faire jusqu’à la fin de sa vie. Je n’ai jamais su écrire des lettres. Internet a sauvegardé plusieurs amitiés dans mon cas.

UNE VIE

Marcelle Ferron, dès ses premiers moments au sein du groupe de Borduas, a su que la peinture ou les arts visuels, seraient plus qu’un passe-temps. Toute son énergie a été canalisée même si elle avait une vie de famille et que les enfants sont arrivés au début de la vingtaine. Madeleine repoussera son goût de l’écriture et y viendra après que ses enfants soient devenus autonomes. 
Je garde un souvenir ému d’une rencontre avec elle à la Bibliothèque de La Baie où nous avions fait une lecture publique. Elle venait de publier Le chemin des dames, je crois. Une rencontre inoubliable, une femme d’une gentillesse exceptionnelle.

À ma connaissance, je ne crois pas avoir changé de philosophie comme tu dis — mes idées changent et évoluent, ça c’est entendu. Je ne puis vraiment pas entrevoir d’être figée dans une attitude jusqu’à la fin de mes jours. La peinture peut-être comparée à une passion, une passion dont on ne peut se passer, qui, plus on s’y donne plus elle influence notre vie, notre pensée, nos amours.
Je ne parle pas des gens qui prennent la peinture comme hobby — même là, tu vois des gens devenir des esclaves de leur fichu hobby — de la pêche, de la chasse. Et qu’est-ce que c’est à côté de la peinture ! de la musique ou de la danse !
Chacun n’attache pas la même importance aux mêmes objets. C’est une question de tempérament, etc. On peint parce qu’on a besoin de peindre, comme on a besoin de manger, d’aimer. (Lettre de Marcelle à Madeleine, printemps 1948.) (pp. 107-108)

Madeleine et Thérèse feront toujours passer leurs enfants et leur mari en premier. Thérèse trouvera sa voix après sa séparation et quand elle doit subvenir à ses besoins. Elle écrira des contes et des articles pour les journaux. Toute la famille était fascinée par l’expression artistique sauf Paul, le frère médecin, qui s’est amusé avec Jacques dans le Parti rhinocéros.
Peu à peu, Marcelle s’impose, prépare ses expositions dans des conditions difficiles. Son atelier froid et humide n’aide pas à améliorer sa santé. Elle réussit à survivre en vendant des tableaux ici et là. Elle démontre un courage terrible et ne recule jamais. Elle n’hésitera pas à bousculer son quotidien et à aller voir ailleurs. Sa décision de s’exiler en France par exemple avec ses trois filles.

Je m’en vais là pour peindre. Et puis je suis fatiguée de vivre avec l’ombre de René qui (me) menace sans cesse de me tuer.
C’est très difficile de refaire sa vie avec trois enfants. J’en prends un peu mon parti et essaie de vivre là où mes goûts me portent. Ne va pas t’imaginer que tout va toujours bien.
Il y a des fois où de me voir engagée dans une vie choisie à vingt ans, que cette vie est quasi inchangeable sans sacrifier des êtres que j’aime, me fait sombrer dans un de ces cafards et affaissement qui semblent des gouffres. Je pars parce que j’ai un besoin urgent de partir. Je compte réorganiser ma vie de fond en comble et ça en ayant la possibilité d’une servante, etc. (Lettre de Marcelle à Thérèse, juillet 1953) (p.238)

On ne peut qu’admirer son courage et sa fermeté. Une décision que Jacques aura bien du mal à oublier. Il prendra des années avant de se réconcilier avec elle.
Marcelle joue des coudes pour entrer dans les galeries renommées d’Europe. Pas étonnant que les problèmes financiers reviennent souvent dans ses missives à Madeleine qui n’aura jamais ce genre de soucis. Robert Cliche, son mari, se fait un nom comme avocat et devient un notable de la Beauce. Il fera aussi sa place en politique comme on le sait.
Thérèse et Marcelle ont épousé des instables et des rêveurs qui arrivent mal à concrétiser leurs ambitions. Elles se sépareront. Jacques quittera sa première épouse et Paul se mariera un peu tardivement.

QUOTIDIEN

Des considérations sur l’art et l’écriture se glissent dans ces missives. On s’explique, on se parle dans le blanc des yeux et l’amitié connaît des hauts et des bas. Chacun tente de faire sa place, emprunte des chemins personnels.
Jacques sème la zizanie et comme il est l’aîné, se considère peut-être comme le patriarche qui doit se mêler de tout. Ses propos causeront souvent des frictions avec ses sœurs qui se montrent patientes et choisiront souvent de fermer les yeux pour ne pas envenimer les choses.

J’ai été brouillée avec Jacques pendant un long mois. Il faisait du petit placotage de commère qui me déplaisait beaucoup. Je n’ai plus aucune prise pour les chicanes de ce genre — ça ne m’atteint plus — il a eu l’air bête devant ma parfaite indifférence et a cru bon de faire amende honorable. (Lettre de Marcelle à Thérèse, décembre 1950) (p.201)


FASCINATION

Il est fascinant de voir Jacques faire ses premiers pas dans sa vie d’écrivain et de partager ses questionnements. Il reprendra plusieurs fois ses premiers textes qu’il tente de faire publier, s’aventure du côté du théâtre, semble s’amuser de tout, même de la tuberculose qui le cloue au sanatorium. Ses sœurs seront pour lui de fidèles lectrices et des critiques éclairées.
Marcelle multiplie les efforts et même quand elle commence à être connue, sa situation matérielle reste précaire. Parce que c’est plus difficile pour une femme et elle le répétera souvent. Elle plonge dans un monde d’hommes et doit travailler sans relâche.

Tu ne sais rien de ma vie à ce sujet. Ce que j’ai appris de tout ça, je t’en reparlerai, mais il y a une chose de certain : le monde actuel accepte, mais que par apparence, qu’une femme peintre puisse exister. Il faudrait être tout et ce n’est pas humainement possible. (Lettre de Marcelle à Madeleine, octobre 1962) (p.462)

Une fougue, une énergie et une passion admirable. Je suis devenu frénétique en lisant ces lettres, revenant souvent pour m’attarder à certaines considérations sur l’art, la vie ou l’amour. Une époque, des êtres qui ont fait ce que nous sommes maintenant. 
Marcelle Ferron a su réaliser un travail colossal, s’imposer dans un monde souvent hostile. Un livre magnifique. Ces lettres témoignent de la vie de trois femmes fascinantes, d’un Jacques original et un peu cynique, de Paul toujours là pour aider. À lire absolument pour ceux et celles qui aiment l’intelligence et découvrir une époque encore mal perçue.

CORRESPONDANCE DE MARCELLE FERRON de MARCELLE FERRON est publié aux ÉDITIONS DU BORÉAL.


PROCHAINE CHRONIQUE : Les superbes de LÉA CLEMRMONT-DION ET MARIE HÉLÈNE POITRAS, paru chez VLB ÉDITEUR.