vendredi 11 novembre 2016

Felicia Mihali nous propose un autre regard

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IRINA EST FILLE D’IMMIGRANTS et s’en porte plutôt bien. Ses parents se sont séparés et elle est revenue vivre avec sa mère après une aventure amoureuse. À l’université, un photographe la choisit pour une publicité. Une rencontre improbable qui transformera sa vie. Elle fait la une du magazine Actualités. La voilà un visage que l’on reconnaît dans les salles de cours et au travail. Un soldat en mission en Afghanistan lui envoie un message et c’est le début d’une correspondance, d’un amour peut-être, d’un tremblement d’être. Le militaire va peut-être changer son regard, la manière de mener sa vie. Que dire quand on devient une image, un fantasme, celle que tout un régiment aime ?

Je lis Felicia Mihali depuis Le pays du fromage, son tout premier roman, paru en 2002. Un texte qui nous entraîne dans la Roumanie de Ceausescu pour nous faire ressentir, au plus profond de nous, les démences de la dictature. Madame Mihali a vécu son enfance sous le joug de l’un des pires dictateurs de notre époque. Cette période l’a marquée et elle y reviendra dans plusieurs de ses publications. Elle s’intéresse aussi aux mythes fondateurs de l’Occident et m’a entraîné dans des temps lointains, avec Alexandre le Grand, en plus de me plonger dans la Chine mystérieuse.
Grande voyageuse, éternelle étudiante, journaliste et critique de théâtre à Bucarest, elle a amorcé une carrière d’écrivaine au Québec, s’imposant comme une voix originale et essentielle. Et voici La bien-aimée de Kandahar, un roman intriguant, surtout avec un titre semblable. C’est toujours comme ça avec Mihali. Elle nous pousse dans un monde difficile, devant les pires horreurs, sans avoir l’air de s'y attarder. La belle dormeuse du Pays du fromage ou encore Dina qui résiste à un despote, allégorie bien sûr à son pays d’origine, au combat de tous les jours qu’il faut mener pour protéger son intégrité physique devant les malades du pouvoir.

QUOTIDIEN

Irina vit à Montréal et s’y sent bien. Comme bien des personnages de Felicia Mihali, ce n’est pas une impulsive qui bouscule les gens et tente de secouer son quotidien. Elle se laisse plutôt porter par la vie, étudie, travaille dans une brasserie, vit des amours éphémères sans connaître les élans qui retournent l’être. Le personnage de sa mère est beaucoup plus tranché. Cette femme ne fait pas de compromis et vit comme elle l’entend, ne permettant à personne de diriger sa vie.

Ma mère n’a jamais travaillé au Canada. Depuis son arrivée ici, elle n’a fait qu’étudier, avec de petites pauses entre différents programmes universitaires. Elle détient un baccalauréat et une maîtrise en histoire, ainsi qu’en histoire de l’art, mais ne lui demandez pas dans quel but elle a fait ces études. Cette question la fait enrager. Pourquoi une femme devrait-elle étudier dans un but spécifique ? La passion ou l’intérêt ne suffisent-ils pas ? La vie idéale envisagée par ma mère est de pouvoir aller à l’école jusqu’à un âge vénérable, de rester à la maison et de se consacrer à son art. (p.9)

Irina accepte de poser pour le photographe et la voilà une vedette, celle qui fait tourner les têtes. Elle apprend à se voir dans les yeux des autres, découvre sa beauté, son charisme. Sa vie ne peut plus être la même.
Yannis, un militaire, un fils d’immigrant comme elle, se retrouve au bout du monde à faire la guerre. Il participe à  l’intervention en Afghanistan, à la chasse aux terroristes, cette guerre sans fin. Il en est ainsi des affrontements de nos jours. La puissance militaire américaine, capable de pulvériser la planète, n’arrive plus à gagner ses guerres depuis son aventure au Vietnam. Les conflits s’éternisent dans des attentats de plus en plus sanglants, touchant particulièrement les femmes et les enfants.

QUESTIONS

Dans ses courriels, le militaire tente d’expliquer sa présence dans ce pays du bout du monde, ce qu’il ressent en frôlant la mort chaque jour, devant le regard des Afghans où il voit la haine. Pas facile d’être un étranger, de savoir que l’on impose sa présence à d’autres. La situation de conquérant détesté et admiré, l’occupation militaire, la pire forme de dictature même si elle se fait au nom des grands principes de la liberté. Ce n’est pas sans rappeler l’entreprise de Roxanne Bouchard et Patrick Kègle, dans En terrain miné, une correspondance d’un soldat qui servait à Kaboul et d’une écrivaine pacifiste.
Le jeune militaire est d’une lucidité étonnante et jette un regard particulier sur le monde et la vie. Irina sort peu à peu de son cocon, de cette forme d’hibernation. Il en est souvent ainsi dans une société où les individus sont réduits à l’état de consommateurs. Il faut peut-être confronter la mort pour sentir le flux de la vie, trouver un sens à l’existence. La guerre peut-elle rendre plus humain ?

Les jours suivants, j’ai commencé à jouer un rôle pour la deuxième fois dans ma vie. Cette fois-ci, c’était mon propre rôle, celui d’une femme aimée par un régiment de soldats canadiens, la meilleure chose qui arrivait à une foule de jeunes hommes se battant pour la justice en Afghanistan. Vers la fin de sa lettre, Yannis disait au magazine de me remercier d’être celle que j’étais. Mais qui étais-je, en fin de compte ? Je ne me connaissais pas assez pour me contenter de ça. (p.70)

Irina cherche à comprendre qui elle est, la migration de ses parents, ses études, ses passions d’enfance pour le théâtre, les personnages singuliers qu’étaient Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne-Mance. Yannis fait en sorte qu’elle revient sur ses pas, évalue son vécu. Pourquoi était-elle fascinée par les fondateurs de Montréal qui ont risqué leur vie pour leur idéal ?
Le militaire croit à la liberté et à la justice, se concentre sur les gestes les plus simples. Irina y voit le pendant de l’entreprise de Maisonneuve et de Jeanne-Mance qui, en s’installant à Montréal, ont dû oublier la France. La vie parfois, demande de tout risquer. C’est souvent le cas de l’émigrant qui doit tourner le dos à son passé.

Nous sommes tissés de doutes, eux, de passions. Ils nous apprennent que les souffrances du corps rendent les troubles de l’âme insignifiants. Pour nous, ce n’est que la douceur des souvenirs et des sensations lointaines qui nous aider parfois à faire face à la mort. Mais plus on vie ici, plus le spectacle du désert rend stérile la nostalgie. Le contact avec eux devrait au moins nous aider à extirper de nos âmes la névrose, afin de recommencer une nouvelle vie, dépourvue de désirs inutiles. (p.114)

Le roman de Felicia Mihali devient une réflexion, une quête, la recherche de l’humain dans toutes ses dimensions. Il y a toujours cette démarche chez elle, ce glissement qui se fait souvent sans heurts. Cette fois, elle le fait au Québec, sa terre d’adoption, dans « ce pays qui n’est toujours pas un pays ». Elle me touche particulièrement dans cette exploration.
Felicia Mihali, tout doucement, nous pousse dans ce tremblement d’être nécessaire à l’existence entière et pleine. J’aime son regard, ses propos sur la société, cette époque où les étourdissements et les fausses promesses dissimulent la déperdition et le goût de la mort.

De mon côté, je ne lui avais pas parlé de ma formule de la Vie, qui l’incluait amplement dans son équation. J’avais eu peur, ou honte peut-être, de reconnaître combien j’avais besoin de lui, et que ce ne sont pas uniquement les pays qui doivent être défendus, mais chaque individu aussi. Si je l’avais fait, il ne serait pas mort. Mon amour aurait peut-être joué un rôle dans la suite des événements, si je l’avais choisi pour la Vie et non pas pour la mort. (p.155)

Tout le drame du mal-être contemporain se retrouve dans ce roman qui ébranle et secoue les idées à la mode, les slogans publicitaires. C’est toujours un bonheur de lire un texte qui mise sur l’intelligence et repousse les fausses promesses. C’est tout l’art de cette écrivaine qui me questionne avec son regard et ses propos qui touchent l’âme, cette inconnue. Un roman qui donne de nouveaux yeux.

LA BIEN-AIMÉE DE KANDAHAR de FÉLICIA MIHALI, publié chez LINDA LEITH ÉDITIONS.


PROCHAINE CHRONIQUE : L’HÉRITIER DE DARWIN d’ALAIN OLIVIER, publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
http://lindaleith.com/publishings/view/51

vendredi 4 novembre 2016

Christian Guay-Poliquin donne vie à l’hiver

LE PERSONNAGE DE Christian Guay-Poliquin, celui du Fil des kilomètres, est de retour. L’homme parcourait le continent pour rentrer dans son village après une longue absence. Tout se déglinguait. Une panne d’électricité généralisée, la société qui s’arrête dans un hoquet. À l’arrivée, un accident d’auto le laisse plus mort que vivant. Dans Le poids de la neige, nous retrouvons le même homme, les jambes immobilisées dans des attelles de bois. Matthias s’occupe de la maison, un peu en retrait du village. La recherche de nourriture occupe tout le monde. Et cette neige qui tombe sans arrêt et menace d’avaler le pays.

J’ai relu la fin du premier roman, pour retrouver les questions des villageois qui ont secouru le voyageur. Son père, qu’il voulait retrouver, est mort, heurté par son auto peut-être. Il ne sait plus. Une femme conduisait, du moins il le croit. Personne n’a vu la passagère. Il a peut-être tout imaginé avec cette traversée hallucinante.

L’accident a été violent. J’étais confus. Je rêvais à ma voiture. Je cherchais mon père. Mes souvenirs se chevauchaient. Je revoyais sans cesse la scène. Des jours et des nuits de route. La panne d’électricité, les stations et des nuits de route. La panne d’électricité, les stations services dévalisées, les milices au bord des routes, la panique dans les villes. Et soudain, à quelques kilomètres du village, dans la lumière fatiguée des phares, deux bras levés vers le ciel. Les pneus qui crissent sur la chaussée. Un coup de volant. Un impact sourd. Le sang. Les fissures dans le pare-brise. Les tonneaux. Mon corps éjecté de l’habitacle. Puis le poids de la voiture renversée  sur mes jambes. (pp.28-29)

Matthias voulait voyager pour se changer les idées et son auto est tombée en panne à l’entrée du village. Il veut retourner en ville, retrouver sa femme, mais plus personne ne s’aventure sur les routes depuis que le pays s’est déglingué. Les chemins sont des coupe-gorges. La barbarie règne, le monde régresse. Les villageois effectuent des rondes pour protéger le peu qu’ils ont. Tout étranger peut être un ennemi. Surtout, il faut résister à cet hiver qui ne veut plus desserrer son étreinte.
Dans la maison silencieuse, le temps s’écoule lentement, s’accroche aux gestes de Matthias. Le blessé dort, guette le vent, le froid par la fenêtre avec une longue-vue. Il y a les visites de Maria et Joseph pour briser la routine, les médicaments et les pansements qu’il faut changer.

Je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je pense à Maria, à sa façon de me parler, de rire devant mon silence, à la douceur de ses mains quand elle inspecte mes blessures, aux souvenirs qui surgissent quand je la vois. Il y a longtemps qu’elle est venue me voir. Le temps cicatrise ce qu’il peut, mais rien n’est joué. Je suis toujours étendu là et je regarde les journées se donner le relais en espérant que mes jambes pourront me porter de nouveau, un jour. En attendant, Matthias me soigne et me nourrit. Je sais qu’il n’a pas vraiment le choix. Nous sommes prisonniers l’un de l’autre. (p.73)

Matthias s’occupe du blessé en échange de bois de chauffage et de nourriture. Au printemps, on lui a promis qu’il pourrait retourner en ville, participer à une mission de reconnaissance.

HIVER

La neige impose sa loi et empêche les gens de s’évader, de respirer presque. La forêt, comme une muraille, rassure un peu. Le pays est toujours là. Un mot, une casserole oubliée sur le poêle, le bois de chauffage, le feu à entretenir, les pansements à changer, la nourriture et certains plaisirs comme une cigarette ou un verre de vin, voilà le quotidien. La vie est attente, hibernation. 
Maria fait rêver. Le blessé l’a connue dans son enfance, à la petite école. Et Joseph qui vit en marge du village et fait ses affaires. Le couple disparaît sur une motoneige et personne ne sait où ils sont passés.
Et pourquoi la famille du blessé n’est pas revenue du camp de chasse à l’automne ? Que de questions dans ce roman ! La neige écrase le monde et les individus. Au point de faire céder le toit. Rarement, j’ai senti l’hiver comme ça. Elle devient un personnage, une force impitoyable. Il ne reste qu’à tourner autour du poêle pour garder sa chaleur, survivre comme une bête dans sa tanière.

RETOUR

Le blessé finit par bouger dans la maison avant de se risquer à l’extérieur. Lente reptation, retour à la vie, espoir de retrouver une forme d’autonomie. Les villageois transforment un autobus sous la direction du mécanicien avant de prendre la fuite, abandonnant Matthias et Jonas, un idiot qui garde les vaches.
Les voilà des errants, des ombres qui cherchent comme des chiens redevenus sauvages. Il faut trouver de la nourriture, pêcher sur le lac derrière la colline. Que faire quand la société est morte, quand tous les objets et outils sont devenus inutiles ? Que faire devant la fin du monde ? Seuls les plus débrouillards et les plus rusés survivront.

Ils sont partis, répète-il sèchement. Ils ont menti à Jonas, ils ne reviendront pas. J’aurais dû m’en douter. L’obscurité gagne la véranda, mais aucun de nous deux ne semble prêt à fournir un effort pour allumer la lampe à l’huile. J’ai l’impression que Matthias fait la même chose que moi, il compte les gouttes d’eau qui tombent en essayant de trouver le sommeil. Pour l’instant on a encore de bonnes réserves, dit-il après un moment, mais il va falloir s’organiser autrement pour la nourriture. On n’a pas le choix. Je fais comme si je n’avais rien entendu et je pense à la valise qu’il cache de l’autre côté. Et au réveil dans la poche de ma veste. (p.195)

Véritable exploit de Christian Guay-Poliquin qui transforme le quotidien le plus terne, le plus répétitif en suspense. Nous redécouvrons des gestes essentiels. Un repas ou quelques pas dans la neige, le plaisir de goûter une sucrerie ou une cigarette. J’ai embarqué physiquement dans le combat des survivants. Je me suis affolé quand le toit de l’appendice où ils vivent s’est écroulé, quand ils défont les cloisons de la maison pour entretenir le feu. Tous meurent de faim et de froid dans ces maisons glacées comme des cercueils. Personne ne peut venir en aide à Matthias et l’éclopé qui réapprend à bouger.

PRÉSENCE

Quel roman sur la neige et l’hiver, la présence insoutenable du froid et de la poudrerie ! Tous les gestes, tous les mots vous enfoncent dans les jours qui semblent s’être figés. Guay-Poliquin s’impose avec un minimum d’effets. Ce qui aurait pu devenir répétitif et lassant m’a gardé en éveil comme si je devais lutter de toutes mes forces pour survivre.

Et pourquoi je ne suis pas arrivé à laisser le passé s’éteindre de lui-même, dans les arcanes de ma mémoire. Je voulais revoir mon père, je voulais changer le cours des choses et j’ai échoué sur toute la ligne. Mon père est mort avant que je puisse lui parler et, quoi que je fasse, quoi qu’il m’arrive, je resterai toujours, comme lui, un mécanicien. Les grands choix de ma vie ont été faits il y a longtemps, je dois composer avec eux. (p.228)

Et quand le pays se laisse un peu apprivoiser par le soleil, quand Matthias peut enfin retourner en ville, du moins tenter de le faire, le blessé part pour le camp de chasse de sa famille. Qu’est-il arrivé dans la forêt ? Pourquoi ils ne sont pas revenus avec les autres ? Au moins, il aura son territoire, un chez lui peut-être…
J’imagine une suite. Il reste encore bien des questions. Pourquoi cette panne d’électricité ? Quels chemins vont prendre les survivants ? Un suspense, mais surtout un recommencement du monde. Il suffit de si peu pour que tout se détraque et que nos gadgets deviennent obsolètes. On l’a vu lors de la crise du verglas en 1998. Le portable, le téléphone intelligent sont bien peu utiles quand il faut se battre pour un peu de nourriture, couper du bois ou entretenir un feu jour et nuit. 
Ce roman subjugue et vous fait vivre la plus grande des aventures, celle de la survie, de la lutte quotidienne contre le froid et la neige, ses semblables transformés en loups.
Un retour à l’animalité que nous croyons bien loin quand nous nous étourdissons dans nos occupations futiles, quand nous débattons sur l’habillement d’une chanteuse au gala de l’ADISQ. Christian Guay-Poliquin nous ramène à l’essentiel, à ce qui fait la vie. Une expérience de lecture particulièrement intense.

LE POIDS DE LA NEIGE de CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN a été publié aux ÉDITIONS LA PEUPLADE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LA BIEN-AIMÉE DE KANDAHAR de FÉLICIA MIHALI, publié chez LINDA LEITH ÉDITIONS.


mercredi 26 octobre 2016

Jean-François Crépeau partage la passion de sa vie

JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU a commencé à écrire des chroniques en 1976 et n’a jamais relâché depuis. Cela lui a permis de lire plus de 5000 ouvrages et de publier plus de 1900 chroniques en quarante ans. C’est encore loin du record de 4300 de Pierre Foglia, mais il m’impressionne. Tout cela, à mon grand étonnement, bénévolement dans le journal Le Richelieu d’abord, Le Canada français par la suite. Une passion pour la littérature qui ne s’est jamais démentie pour cet enseignant qui voulait demeurer en contact avec la littérature contemporaine, celle qui se fait maintenant. Les Éditions Trois-Pistoles ont eu la bonne idée de lui demander d'enrichir la collection Écrire, lui permettant ainsi d’exprimer sa passion pour la chronique et la littérature du Québec.

Jean-François Crépeau a étudié en littérature et a vécu depuis un livre à la main pour ainsi dire. Une passion qui l’a poussé à vouloir partager ce plaisir avec d’autres lecteurs, une espèce en voie de disparition, semble-t-il. Parce que lire, c’est écrire et écrire, c’est lire son époque, son environnement, les agissements de ses contemporains et leurs obsessions. Il faut des passeurs, des chroniqueurs parce que les ouvrages basculent de plus en plus rapidement dans l’oubli avec les frénésies de la nouveauté. Nous avons une mémoire oublieuse et un goût effréné pour la saveur du jour et le clinquant. Je n’embarquerai pas dans la « vedettisation » de la production romanesque. Ce phénomène veut que l’on soit une star d’abord, de préférence à la télévision ou au cinéma, avant de mettre son nom sur un ouvrage de fiction.

En 1976, bien que mon travail d’enseignant de français au secondaire me satisfaisait, il ne correspondait pas exactement à mes projets d’avenir. Avec une maîtrise en langue et littérature, je souhaitais enseigner au collégial dont les programmes d’études me faisaient rêver. J’imaginais que le cégep était le royaume de la littérature et des lettres. Il me fallait donc trouver une façon d’entretenir et cultiver mon intérêt pour la littérature. (p.15)

Jean-François Crépeau entreprend donc une longue expédition, mettant un pas devant l’autre, lisant et cherchant le ton juste pour rendre compte de son expérience de lecteur. Un peu de naïveté au début et beaucoup de bonne volonté certainement, comme nous l’avons tous fait en osant nous aventurer dans l’œuvre d’un écrivain que l’on admire tout en restant fidèle à ses émotions et ses préférences. Il le sait, c’est en écrivant que l’on apprend et c’est en rédigeant des chroniques que l’on trouve son regard dans « une forme d’écriture » qui m’a toujours fasciné.
J’ai commencé dans le journalisme en même temps que monsieur Crépeau. J’étais salarié comme journaliste culturel, mais la chronique ou la critique, je la faisais par goût, en dehors de mes heures de travail. Les directions des journaux n’ont jamais été très intéressées aux chroniques littéraires et au moindre prétexte économique, ce sont ces passionnés que l’on met à la porte. J’ai vécu cette expérience douloureuse.
J’ai eu « des absences » dans ma passion pour la critique et la chronique, selon mes affectations dans le journal. J’ai continué cependant à l’occasion dans Québec français et d’autres revues. Crépeau, lui, n’a jamais abdiqué et c’est pourquoi il a toute mon admiration.

QUÊTE

Pratiquer l’art de la chronique, c’est s’aventurer dans une longue quête, jongler avec des questions qui ne trouvent jamais de réponses. C’est l’art du doute, de la remise en question, de cerner le mieux possible ce que l’on ressent en s’aventurant dans un roman ou une œuvre de fiction. Il faut rendre justice au travail de l’écrivain en se méfiant de ses goûts, de ses préférences et de ses détestations. C’est surtout chercher à comprendre pourquoi certains ouvrages nous emballent et que d’autres nous laissent indifférents. Il y a aussi la manière, l’écriture, l’art de dire qui vous subjugue ou vous repousse. Le sentier est souvent parsemé d’embûches et il faut continuellement être aux aguets.

Il m’a fallu beaucoup de temps avant de comprendre qu’on n’est pas critique littéraire du jour au lendemain, qu’on le devient progressivement, un livre à la fois… …Pour mériter le titre de critique, il faut avoir acquis une vaste culture en s’intéressant au plus grand nombre de sujets  possibles. Il faut surtout se constituer un patrimoine fait d’ouvrages littéraires et autres. C’est là un fonds culturel riche et diversifié, tant au niveau des contenus que des formes. (p.23-25)

Bien des nouveaux arrivants dans le monde de la critique devraient méditer les leçons de Jean-François Crépeau. Il nous explique sa façon de lire, de s’approprier un ouvrage, de l’explorer et d’en parler avec justesse. Tout cela en repoussant les théories qui risquent de fausser la démarche. Une grille d’analyse n’est qu’un regard et ne peut jamais être un décryptage définitif. Il faut même se méfier de ces pièges pour trouver le rythme d’un texte, sa musique, sa façon d’empoigner le réel et de le secouer par des images personnelles. C’est comme pratiquer le saut sans parachute en demeurant attentif à ses moindres réactions.

AVENTURE

Jean-François Crépeau a toujours pratiqué son métier en région, même si ses textes ont paru dans la périphérie de Montréal. Écrire dans une publication régionale, fait souvent de vous un chroniqueur de moindre importance. J’ai souvent ressenti cela en travaillant en région. Votre travail est toujours moins sérieux, moins percutant. Le poids d’une chronique n’est jamais le même à Chicoutimi qu’à Montréal. Il suffit de lire les revues de presse pour comprendre le phénomène. Le chroniqueur en région est très souvent ignoré.
Heureusement, tout change avec Internet. Sur un blogue, les frontières tombent. Il y a des curieux qui s’intéressent à la littérature québécoise en Allemagne, en Russie, aux États-Unis, en Pologne, en France, au Maroc et même en Chine. C’est peut-être l’avenir de la chronique littéraire et de la littérature tout simplement. Les médias traditionnels ne s’intéressent plus qu’aux vedettes. On pourrait aussi discuter longtemps de la dictature de l’humour.

LECTURE

J’ai eu plaisir à apprendre que je ne suis pas un marginal en lisant avec un marqueur jaune et des crayons à mine de plomb. Je laisse des traces sur les pages, tout comme monsieur Crépeau. Je peux, après des années, revenir sur ces empreintes et retrouver mon chemin. Tout comme mon père quand il plaquait son chemin en forêt en faisant des encoches sur les arbres. Il n’y a guère d’autres méthodes, sinon on risque de patiner en surface et de pratiquer l’art de la pirouette. Cette lecture active permet de graver dans sa mémoire des passages et des personnages qui nous touchent particulièrement. Plus un livre est intéressant et percutant, plus les traces de ma lecture se multiplient. Il en est de même pour Jean-François Crépeau, j’en suis certain.
Ce qui m’a étonné, c’est que ce diable d’homme s’intéresse autant aux guides et aux livres d’intérêt général. Je m’en suis toujours tenu aux textes littéraires, aux écrivains qui publient dans des maisons reconnues et qui ont vécu l’épreuve de l’édition avec une direction littéraire. Je ne parle jamais des publications à compte d’auteur parce qu’il n’y a pas eu cette première lecture, cette réflexion sur un texte avant d’en arriver au livre.  On me l’a souvent reproché, parlant de mon élitisme.

AVENTURE

J’aime le travail patient, le regard de monsieur Crépeau sur les œuvres d’ici, certains ouvrages qui risquent de disparaître dans la bousculade des nouveautés. J’aime sa fidélité à de grands écrivains qu’il suit depuis des années. Nous partageons une même admiration pour l’œuvre gigantesque de Victor-Lévy Beaulieu. J’ai eu le bonheur de l’avoir comme éditeur, et ce dès mes premières incursions dans la poésie et le roman aux Éditions du Jour. Je pourrais ajouter à ma liste Gilles Archambault, Robert Lalonde, Louis Hamelin, Nancy Huston, Monique Proulx, Suzanne Jacob, Nicole Houde et bien d’autres. Un chroniqueur finit par se constituer une famille et il attend toujours sa dernière parution avec impatience.
Le numérique fait surface. Que dire de plus que ce qu’en dit monsieur Crépeau ? Trop tôt pour trancher. Le numérique séduit bien sûr, mais cela ne reste qu’un gadget qui permet un autre accès au texte. L’acte de lire n’est pas pour autant transformé. Si peut-être. Le marqueur jaune devient désuet et les crayons à mine de plomb. Ce qui importe, c’est le texte, l’œuvre que l’on doit parcourir, analyser et scruter.
Bien sûr, nous sommes très différents dans nos façons de rendre nos textes ou de fréquenter les écrivains du Québec. Nos empreintes n’empruntent jamais les mêmes sentiers, même en lisant un même livre. Je reconnais cependant dans Jean-François Crépeau « un compagnon des Amériques » comme l’affirmait Gaston Miron. Un frère qui partage une même passion pour les écrits du Québec, une littérature qui est peut-être « quelque chose comme une grande littérature ».

PASSION CHRONIQUE de JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU est paru aux ÉDITIONS TROIS-PISTOLES.

PROCHAINE CHRONIQUE : LE POIDS DE LA NEIGE de CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN publié aux ÉDITIONS LA PEUPLADE.


vendredi 21 octobre 2016

Jean Désy se laisse emporter par sa pensée nomade

JEAN DÉSY AIME le Nord et en a souvent parlé dans ses romans et ses récits. Les habitants de ces lieux qui ont su s’adapter à un climat particulièrement rude le fascinent. Il en a tiré une manière de vivre, une façon de voir qui lui procurent des « vibrations d’âme ». Certains lieux vous emportent et permettent, peut-être, d’atteindre une autre dimension quand le ciel multiplie les étoiles, quand dans le désert le silence devient palpable. Dans Amériquoisie, Jean Désy regroupe des textes écrits au fil des ans, réfléchit à l’esprit nomade, le monde autochtone et métis qui pourrait changer notre regard et nos façons de vivre en cette terre d’Amérique.

Le terme Amériquoisie témoigne de la quête du pays « qui n’est toujours pas un pays », d’une patrie que l’on ne cesse de chercher et d’inventer, de trouver et de perdre, d’une réalité qui reste au cœur du devenir de tous les résidents du Québec. L’histoire a cherché de nouveaux qualificatifs pour dire cette terre d’Amérique, la présence des Européens francophones et des Autochtones. Il y a d’abord eu le terme canadien qui désignait les premiers Blancs à vivre au Canada. Après la Conquête, ce fut les Canadiens français pour différencier la présence française de celle des anglophones. Au début des années soixante, le terme québécois est apparu pour désigner les habitants du territoire du Québec. Faut-il trouver un autre nom pour englober les nations indiennes qui vivent ici depuis des millénaires ?
Gilbert Langevin, dès les années 1970, parlait d’Amériquois dans sa poésie. Un poème tiré de son anthologie PoéVie témoigne de sa pensée.

Amériquois
avec ou sans fusil
par gestes et par cris
plaise à tous que notre vie
donne aux racines
suprématie

Jean Désy reprend le terme et en donne une définition qui correspond à cette volonté de dire le Québec de maintenant dans toutes ses dimensions.

L’Amériquoisie, c’est le pays rassemblant les gens des Premières nations comme ceux qui vinrent en terre d’Amérique après Christophe Colomb… … On peut imaginer que l’Amériquoisie pourrait représenter le territoire de tous les Québécois à travers l’Amérique du Nord. (p.6)

Une idée inclusive pour employer un mot à la mode qui englobe tous les résidents du Québec, surtout les nomades qui parcouraient cette terre du nord au sud, de l’est à l’ouest, avant l’arrivée des Européens.
Jacques Cartier, dans son journal, n’arrête pas de baptiser les lieux qu’il découvre en remontant le fleuve Saint-Laurent. C’est le début de la dépossession pour les Autochtones. Les Européens feront partout la même chose, en Amérique ou en Asie, convaincus que le monde leur appartenait.

AUTOCHTONES

Désy est fasciné par les pays du nord qui ont longtemps été négligés. Ils ont fait fantasmer des écrivains comme Yves Thériault dans Agaguk, ou encore Paul Bussières dans Mais qui donc va consoler Mingo ? Un pays rêvé, un pays qui englobe tous les vivants de ce territoire qui est le dernier refuge de la vie sauvage.

Le métissage, c’est l’union physique de deux personnes de groupes ethniques différents qui permet la venue au monde d’un être neuf, issu de deux univers, mais fraîchement ouvert à un univers plus large, plus libre, plus aéré. La métisserie, c’est le métissage, mais culturel, affectif, spirituel, idéel. (p.7)

Ce métissage a été important au début de la présence française. On encourageait des jeunes à faire des séjours prolongés dans les tribus indiennes pour y apprendre la langue et pratiquer le métier de « truchement ». Ce fut la naissance des coureurs des bois qui ont choisi souvent de vivre à l’indienne, adoptant leurs mœurs et en épousant des autochtones. Ils devenaient « des ambassadeurs » entre les nombreuses tribus qui se partageaient le territoire et les Français qui faisaient le commerce des fourrures. Ils explorèrent l’Amérique du Nord, parcourant les fleuves et les rivières, étendant les frontières de la Nouvelle-France à la grandeur du continent.
Le cinéma américain nous a montré souvent des chariots avançant lentement dans les plaines de l’Ouest. Les migrants se butent souvent à des tribus indiennes avant de s'approprier leurs terres. On oublie que ces vallées ont été parcourues par les coureurs des bois francophones, formant une nouvelle société métisse où le français et les langues indiennes se mélangeaient. Ce personnage du coureur des bois a été biffé de nos manuels d’histoire, étant mal vu par le clergé qui imposait la vie sédentaire pour mieux contrôler ses ouailles.
Une époque fascinante que Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque ont fait revivre dans Elles ont fait l’Amérique ou dans la série radiophonique De remarquables oubliés animée par Bouchard. De véritables héros qui ont exploré un continent. Je pense à Émilie Fortin, originaire d’Alma, et Nolasque Tremblay de Chicoutimi qui ont marché l’Amérique du Nord. Émilie Fortin a été la première femme blanche à vivre au Klondike. 

MAINTENANT

On peut rêver devant les exploits des coureurs de bois et des découvreurs, mais qu’en est-il aujourd’hui ? Un courant de pensée voudrait que le Québec soit une terre métisse. Des films, des essais tentent de prouver cette réalité. Des regroupements de métis demandent d’être reconnus par les gouvernements. John Saul, dans ses ouvrages, tente de démontrer que le Canada a hérité de la pensée indienne par sa manière de voir la réalité et de régler les conflits. La fameuse pensée circulaire, une certaine volonté de conciliation et la recherche du consensus. Les Casques Bleus seraient nés de cet esprit. On peut ajouter au Québec notre désir de vivre pendant la période d’été près de la nature, notre passion pour la chasse et la pêche, le goût du voyage qui viendrait de notre héritage nomade.
Je veux bien que l’on fasse tout pour que les Autochtones retrouvent leur pays, qu’on abolisse les frontières des réserves et qu’ils deviennent des citoyens de première instance dans le Plan Nord qui fait saliver les exploiteurs du Sud. Je m’inquiète cependant. Le Plan Nord risque de détruire un dernier refuge. Les entreprises vont là pour s’approprier les ressources naturelles, raser les forêts, détruire souvent l’habitat des autochtones et des animaux. Un plan d’invasion qui va mener à la destruction de territoires fragiles. Les habitants de ces pays n’ont pas été consultés, il va sans dire. Comme quoi les erreurs historiques se répètent.

ESPRIT MÉTIS

Il est vrai que les Innus s’expriment de plus en plus, particulièrement dans la poésie et la chanson. Tout comme certains le font dans l’Ouest canadien et en Colombie-Britannique. Je pense à Thomas King, un romancier et essayiste remarquable, qui décrit la réalité révoltante des peuples premiers.
Ces voix autochtones expriment leur réalité et aussi la nôtre, forcément, après plus de 400 ans à vivre sur un même territoire.

Je suis d’une Amérique poussée vers ses côtes les plus déchiquetées. Cela me force à travailler dur, à me battre avec mes rêveries les plus bizarres, les plus délirantes et les plus créatrices. Je rêve d’une métisserie amériquoise. Je rêve d’une Amériquoisie que j’habiterai avec passion. Et quant à l’anglo-saxonie mondialisante contemporaine, je me dis qu’avec les amours et les amis, nous finirons bien par l’amadouer sans y sombrer tout à fait. (p.37)

ESPRIT NOMADE

Jean Désy jongle avec l’esprit nomade, ce désir de départ, de mouvement qui est la vie. Cette envie d’aller marcher sur les glaciers, de voir la toundra, de grimper au sommet des montagnes, de sentir sur sa peau l’air chaud de la Vallée de la Mort, d’écouter ce pays oublié qui a laissé des traces partout dans l’Ouest américain.

Le ciel des déserts, qu’ils soient chauds et faits de sable, ou froids, comme la toundra arctique, invite à la contemplation. Comme si l’aridité des lieux ainsi que l’absence quasi totale de végétation commandaient un mouvement de repli vers le « ciel intérieur », pour immédiatement retourner vers le « ciel extérieur », les deux  « cieux » rassemblés favorisant la contemplation. Les déserts furent de tout temps des lieux de prédilection pour les anachorètes. (p.64)

Je me souviens d’un arrêt à La Grange en Géorgie. Un serveur ne savait pas ce que signifiait le nom de sa ville. Il était tout étonné d’apprendre que c’était un nom français et que des Francophones s’étaient installés là avant les Anglophones. Des noms comme des épitaphes que peu d’Américains savent lire de nos jours.
À vrai dire, je me méfie un peu de ceux qui se disent métis et réclament des droits. Je me méfie parce que ce peut être une autre manière de spolier les Autochtones. On connaît les débats où des métis réclament des territoires de chasse et de pêche, veulent participer aux négociations avec les Innus dans l’Approche commune. Il me semble que cela risque de chambouler tout un processus de reconnaissance.

BONHEUR

Jean Désy livre ici des pages magnifiques sur son bonheur de parcourir le Grand Nord, d’oublier les frontières sous un ciel qui semble se rapprocher de la terre pour mieux l’envoûter. Il vibre quand il s’attarde dans les déserts de l’Ouest américain. J’ai connu des moments fabuleux en Arizona, sur une mesa, ou encore en traversant la Vallée de la Mort. Nul ne sait ce qu’est le silence, s’il ne s’est pas arrêté au milieu de cette vallée où le sel fait des plaques blanches sur l’horizon. Un silence qui envoûte, vous transporte dans une dimension capable de vous effaroucher.
Jean Désy est un rêveur qui n’aime pas les frontières. Je le comprends parce que j’ai bien du mal avec les enfermements. L’Amériquoisie reste à définir. C’est peut-être une étape vers la reconnaissance du pays du Québec. On peut se sentir chez soi dans l’Ouest américain, mais les coureurs des bois n’y ont fait que passer, y laissant des noms que peu de gens savent décrypter maintenant. L’écrivain et poète rêve l’utopie pour qu’elle advienne, mais c’est une approche individuelle où il trouve sa pleine satisfaction dans des lieux peu fréquentés, face à une nature qui fait croire qu’il y a peut-être une autre dimension à la vie.


AMÉRIQUOISIE de JEAN DÉSY est paru chez MÉMOIRE D’ENCRIER.

PROCHAINE CHRONIQUE : PASSION CHRONIQUE de JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU publié aux ÉDITIONS TROIS-PISTOLES.

vendredi 14 octobre 2016

Étienne Beaulieu bouscule nos manières de voir

UN PARC EN PÉRIPHÉRIE de la ville de Sherbrooke, une forêt très ancienne comme celles qui existaient avant l’arrivée des Européens en terre d’Amérique. On le nomme le Bois-Beckett. Il ne s’agit pas du grand Samuel, on s’en doute, et personne n’y attend Godot. Un espace unique dans une ville qui, comme toutes les villes américaines, a tendance à avaler tout l’espace qui l’entoure. Étienne Beaulieu, dans un livre étonnant, nous entraîne dans une réflexion sur la vie, la nature, le rôle de la forêt à travers les âges et l’importance qu’elle tient dans notre imaginaire. Les arbres sont là depuis toujours et il semble que notre époque est devenue une menace pour les poumons de la planète.

On trouve des parcs partout dans les villes. Des lieux naturels que l’on a domptés la plupart du temps, domestiqués avant de les rendre accessibles à tous. Un lieu où il fait bon flâner pour retrouver un tant soit peu le contact avec la nature. On pense spontanément au parc du Mont-Royal à Montréal ou au parc Lafontaine que tous les Québécois connaissent. Il y a bien les plaines d’Abraham à Québec, mais pour les autres villes, j’avoue mon ignorance. Il y aurait certainement un livre à publier sur les parcs urbains et leur histoire.
Étienne Beaulieu m’apprend que Sherbrooke a le Bois-Beckett, un lieu fascinant et unique.

Ce que l’on appelle de nos jours le parc du Bois-Beckett n’est pas qu’une somptueuse forêt, en partie ancienne, demeurée pratiquement intouchée aux abords mêmes de la ville de Sherbrooke et qui, sans une volonté ferme de préservation, serait sans doute encerclée d’ici quelques décennies par un développement urbain sans cesse croissant, comme une sorte de Central Park en devenir. Osons le dire sans ambages : la forêt Beckett constitue un miracle politique. C’est l’alliance improbable entre des citoyens désintéressés  et des élus municipaux qui a permis à ces arbres, pour certains plus de trois fois centenaires, de rester debout et de perpétuer leurs ombres et leurs feuillages. (p.8)

Un miracle dans un monde où le développement économique emporte tout et où les forêts sont des obstacles à éliminer.

HISTOIRE

Étienne Beaulieu raconte l’histoire de cette enclave, territoire indien avant l’arrivée des Blancs comme tout le Québec et l’Amérique, domaine des Beckett qui s’y sont installés après la Conquête du Canada par les Britanniques. On pourrait s’attendre à ce que l’écrivain s’attarde à la flore, aux arbres, jouant au frère Marie Victorin pour mieux connaître cet espace qui a été protégé en 1963. Mieux que cela, Étienne Beaulieu entreprend de réfléchir à la place de la forêt dans notre civilisation occidentale. Il en fait un livre remarquable d’intelligence, de réflexions, de méditation je dirais, tout comme on le fait quand on a la chance de s’aventurer dans un boisé, de se retrouver face à soi, devant une nature qui en impose.
J’aime les forêts d’épinettes et de cyprès qui ont marqué mon enfance, la plainte du vent dans les branches, les grandes fougères des sous-bois et surtout les oiseaux et les bêtes que l’on peut y surprendre. J’ai été familiarisé à la forêt par mon père qui y devenait volubile, lui si silencieux d’habitude. Je vis au milieu de grands pins, des survivants du Grand Feu qui a ravagé le Lac-Saint-Jean en 1870, avec des mésanges partout, la présence des vagues du « Grand Lac sans fin ni commencement » pour marquer les jours.

REGARD

Étienne Beaulieu s’interroge sur notre attitude devant la forêt, le monde sauvage, le refuge des bêtes dangereuses, quand ce n’est pas la retraite des voleurs et des pilleurs. Dans les contes, des brigands se cachent immanquablement dans la forêt pour surprendre le voyageur téméraire. On risque sa vie en s’aventurant dans la forêt. On se souvient de la fameuse phrase de Maisonneuve qui s’est installé sur l’île de Montréal même si « tous les arbres pouvaient se changer en Iroquois ».

[Très tôt dans l’histoire] les forêts devinrent profanes : elles obstruaient la communication des volontés et des intentions de Jupiter, car leurs feuillages bouchaient la vue du ciel. Intuition fabuleuse et pénétrante de Vico, car si l’histoire occidentale hait les forêts, c’est que, au moins depuis les Grecs et les Romains, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants d’un père céleste. La où la divinité a été identifiée au ciel, ou à la géométrie éternelle des étoiles, ou à l’infinité cosmologique, où aux cieux, les forêts deviennent profanes, car elles cachent la vue de Dieu. (p.18)[1]

Volonté de voir loin, de dégager le ciel, d’éloigner la barbarie, de nier le réel pour mieux atteindre l'invisible.
Maintenant, la forêt est quadrillée et vue comme une ressource que l’on peut récolter avec le fourrage. Faut-il replanter ou réinventer des forêts un peu partout dans le monde ? Que faire devant notre manie de considérer la planète comme un réservoir de matières qu’il faut transformer ?

C’est toute la culture qu’il faut refonder, dans la mesure où la notion même de culture implique la déforestation et la transformation des forêts en vastes plaines jouxtant les villes, image plane d’un paysage domestiqué donnant lieu à la cultura agris (la culture des champs) qui servira de base métaphorique à l’édification de la cultura mentis et de la cultura animi (cultures de l’esprit et de l’âme) qui seront en faveur dans l’Antiquité et au Moyen Âge  pour former enfin ce que nous appelons depuis le XIXe siècle la culture. Se cultiver, prendre soin de son âme, c’est en Occident se rendre accessible à l’oculus divin s’agrandissant sans cesse depuis les premières civilisations défricheuses des grandes forêts primitives. (p.20)

AVENTURE

Beaulieu touche les liens fascinants que les humains ont toujours entretenus avec les arbres, les mystères et l’inconscient, le paysage aussi. Il remonte jusqu’à L’épopée de Gilgamesh qui met déjà en place toute une mythologie autour de la forêt, deux siècles avant Jésus-Christ.

Le premier exploit des héros vise non seulement à éradiquer « le mal sur la terre » que sont pour l’homme les forêts, mais aussi à trouver l’immortalité : détruire la forêt de cèdres d’Houmbaba, c’est en quelque sorte pour les humains une manière de chercher à éviter la mort. La forêt, c’est le lieu où l’homme n’était pas encore tout à fait humain, alors qu’il était animal parmi les animaux, ne se sachant pas mortel, comme Gilgamesh revêtu de la peau des créateurs qu’il tuait. (p.22)

Je pense à Maria Chapdelaine qui récite son chapelet en regardant la forêt qui avalera François Paradis. Il faut la raser et l’éloigner pour survivre, défricher pour installer la civilisation.
La représentation du monde, la naissance du paysage dans les tableaux et les campagnes, la manie peut-être que l’on a maintenant de tout photographier pour mieux s’approprier le réel. Une réflexion sur la pensée, l’amitié, le regard que l’on pose sur nous et le monde, nos peurs et nos étranges comportements.
Un livre d’heures que l’on traîne partout pour apprendre peut-être ce que nous sommes et où nous allons.
Étienne Beaulieu défait des nœuds et nous force à nous demander ce que nous avons fait de la planète en nous arrogeant le droit de tout nommer. Il faut entreprendre le dialogue avec la nature et aussi avec son semblable. Trump et Couillard auraient avantage à s’inspirer de Joubert.

Certes, il ne fait aucun doute que Joubert n’aime pas passionnément la polémique, lui qui croit que « la peine de la dispute en excède de bien loin l’utilité. Toute contestation rend l’esprit sourd ; et, quand on est sourd je suis muet ». Cependant, il demeure lucide et sait bien « qu’il y a naturellement dans l’homme un esprit de chicane ». Aussi ne se refuse-t-il pas à la polémique, mais précise qu’avant tout « le but de la dispute ou de la discussion, ne doit pas être la victoire, mais l’amélioration ». (pp.129-130)

Un livre à lire et à relire, une petite merveille d’intelligence comme il s’en fait peu. Splendeur au bois Beckett va me suivre longtemps.

SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU est paru chez NOTA BENE.

PROCHAINE CHRONIQUE : AMÉRIQUOISIE de JEAN DÉSY publié chez MÉMOIRE D’ENCRIER.



[1] Robert Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1922, p.24.