lundi 16 mai 2016

Bertrand Laverdure nous offre un livre puissant


BERTRAND LAVERDURE fait preuve d’une empathie étonnante dans La chambre Neptune. L’écrivain nous laisse souvent sans mot, dans une hésitation, un silence entre deux battements de coeur où nous ressentons le poids incroyable de la vie, de sa terrible fragilité. J’ai souvent retardé ma lecture pour juste être là, me laisser envahir par une phrase qui vous submerge, vous fait prendre conscience de la chance incroyable d’être un vivant, quelque part sur la Terre, dans un lieu où il est possible de respirer et de rêver. Être tout dans un instant, un mot, devant un chat qui vous examine en ronronnant comme si vous étiez la merveille du monde. Respirer en étant tout là. De corps et d’âme. Quel roman attachant ! Percutant. Une réflexion sur la vie, le corps présent dans un espace parce qu’il y a la mort, celle que l’on ne veut surtout pas nommer. Comment dire ? Comme si l’existence d’un homme et d’une femme était la rencontre de ces forces contraires.

Le sujet ne fait pas souvent les manchettes. La mort, cette mort occultée, cachée, dissimulée n’attire guère les regards. Les médias s’en occupent quand il y a drame, tragédie, violence et horreur. Les vieux à la télévision se déguisent en adolescents qui s’inventent un paradis de plaisirs, avancent dans la retraite avec l’éternité devant eux. Ils ne connaissent pas la marchette, les tremblements et la douleur, l’arthrite ou les problèmes respiratoires. Jamais on ne va les voir dans une salle d’attente à l’hôpital où tous les ratés corporels attendent d’être soulagés.
Et il y a les enfants frappés par le cancer, juste au moment où ils atteignent la première marche de l’adolescence. Des fondations font des campagnes de financement pour permettre un dernier rêve, un voyage, demande aux gens de se raser le crâne, mais on ignore à peu près tout de ces jeunes qui dansent devant la mort. Une vie écourtée dans un monde où des centenaires pratiquent le jogging, pilotent des avions et semblent se griser à la fontaine de Jouvence. Ça fait mal juste de penser que des jeunes souffrent d’un cancer ou d’une leucémie.
Ce mal a fait de grands trous dans ma famille. Véritable épidémie, fléau, je ne sais comment qualifier ce rongeur qui frappe au corps. Plusieurs de mes frères et ma sœur ont vu leur vie écourter ainsi. Et les moments que j’ai passés avec eux quand ils savaient que l’avenir était un mur sans portes ni fenêtres. Ils disaient des choses que nous ne disions pas habituellement. Ils étaient vrais, totalement là, dans leur émotion, dans leur peur aussi. Beaux et tellement fragiles. Ma sœur particulièrement. L’impression après une journée avec eux d’échapper à une malédiction. Et une certaine culpabilité. Pourquoi avais-je le droit de sortir et d’avoir un avenir sans eux ? Et ces traitements qui les retournaient. Comme si on utilisait un lance-flamme pour tuer une fourmi. Comment oublier les confidences de ma sœur Gisèle et de mon frère Paul ? Ils voulaient la vie, s’y agrippaient, mais leur corps ne suivait plus.
ENFANTS

Une maison pour les jeunes atteints d’un cancer, pour adoucir les derniers jours. La mort peut-elle être facile ? Un personnel attentif, consciencieux, empathique accompagne ces naufragés qui vont vers le moment inéluctable avec un courage admirable.
Ce lieu permet à l’écrivain de questionner la vie, la santé physique et mentale, la médecine et peut-être tout simplement le miracle d’être un vivant.

La chambre Neptune - son nom évoque les profondeurs mythologiques des océans - est destinée aux enfants qui vont bientôt cesser de souffrir. Chaleureux, muni d’un lit d’appoint pour la famille, cet espace fait office de dernière chrysalide. Délicatesse, supervision, retraite dans un environnement qui nous parle de vacances, cette ultime translation annonce une fin vécue dans des conditions optimales. Évelyne s’apprête à accompagner sa nièce. L’agonie va commencer. (p.53)

Neptune dans la mythologie romaine est le dieu des eaux vives et des sources. Autrement dit de l’existence. L’eau, on le sait, permet la vie sur notre planète et ailleurs, quelque part dans le cosmos. Le médecin responsable répond au nom étrange de Tirésias. On dit beaucoup de choses de Tirésias. Il aurait été un devin aveugle qui a gardé son esprit au-delà de la mort. Il aurait aussi été transformé en homme et en femme selon les années. Le médecin du roman est à la fois mâle et femelle, se fait passeur pour ces jeunes en sachant qu’il ne détient pas les secrets de l’immortalité. Il mute dans son corps, s’enfonce dans le doute devant Sandrine qui, malgré sa courte vie, possède une sagesse et un courage étonnants. Il est ébranlé dans son être. Un enfant se meurt. La vie a-t-elle un sens ? Est-ce l’euphorie du météorite qui s’enflamme avant de disparaître ? Une cellule dans la galaxie du vivant, un moment de lumière avant le noir sidéral ? Que dire de la vie et de la mort ? Ce sujet me touche particulièrement parce qu’il se glisse au cœur de mon prochain roman Presquil.

REGARD

La mort d’un enfant est difficile à concevoir. Tout comme celle d’un homme, père de Sandrine, époux attentif dans la quarantaine qui meurt d’un anévrisme. La mère Ninelle Côté, une magnifique musicienne, bascule dans la folie parce que la vie devient impossible. Oui, on peut mourir mentalement. La mort n’est pas que celle du corps…
Sandrine devrait s’occuper à des jeux et rêver au monde adulte. Si jeune et avoir toute une vie derrière soi. Tirésias est poussé dans ses doutes et ses croyances. « Les promesses n’ont plus de poids pour les gens qui meurent. » La jeune fille le met devant sa fragilité et sa vanité peut-être, à réfléchir s’il se joue du monde.

Sandrine, il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’âme. Nous cachons tous mille plantes, cent mille tiges qui naissent, se fanent et meurent. Les abeilles militantes du moi se perdent souvent dans la cohue de notre jardin. Certaines oublient de polliniser leur choix. Notre coin de terre retourne à l’humus avec une détermination qui nous échappe toujours. Tu es mille milliards de cellules qui cherchent la lumière, une colonie d’êtres organiques qui s’essoufflent, vivent, s’étiolent dans les champs et se recroquevillent déjà sous la pression de l’usure. Le soleil est cette éruption qui nous destine à la fin. (p.56)

Curieusement, il semble que les enfants sont conscients de la mort et qu’ils peuvent connaître l’angoisse. J’ai connu les peurs et les tremblements à l’âge de douze ans jusqu’à ne plus vouloir dormir. Je m’attarde à ce moment « fou de conscience » dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Je vivais dans une peur viscérale, celle que peut ressentir une personne d’un grand âge. La mort fait peur, la mort fascine. Pas pour rien que nous avons inventé des mythes, des légendes, des croyances où la vie mute et continue. Nous n’acceptons pas la disparition du moi. Les religions devraient nous rassurer, mais n’y arrivent guère.

NÉGATION

La société actuelle escamote les rituels de deuil et nous nous retrouvons rarement en présence des mourants. Tout est propre, efficace, conçu pour les agissants, ceux qui partent sur des voiliers et rient comme des adolescents à quatre-vingts ans. Une vie d’étourdissements pour ne jamais penser au grand rendez-vous qui vous aspire le corps et l’esprit.
Tirésias, le médecin, tente de soulager Sandrine, de rendre ses jours moins difficiles. Soins, médicaments pour chasser la douleur, offrir peut-être une douce euphorie avec les drogues. Il est étouffé dans son être, jeté hors de ses connaissances. La vie a-t-elle un sens, une raison ? Les préoccupations intellectuelles et physiques servent à quoi quand tout bascule ? Tirésias, comme l’être de la mythologie, décroche et retrouve l’élément premier, l’eau, garde sa conscience dans les profondeurs du Saint-Laurent. Parce que la vie s’appuie sur la mort pour se maintenir dans la grande mouvance. Il faut mourir individuellement pour survivre collectivement. Comme nous restons en vie par le remplacement constant de nos cellules. Nous sommes nos pères et mères et nos enfants.

Nous sommes si peu, si confinés, si attardés par la vivisection de nos particularismes qu’on en évacue trop souvent notre beauté commune. Ce qui nous unit à la nature en général. Ce qui fait de nous un élément de la nature. Nous sommes Gaïa. Le continu est en nous, insistant, persistant, sans victoires ni défaites, toujours en action dans l’illusion temporelle, la fougue imaginée, redistribuant nos poussières sur la surface du monde. (p.192)

Une écriture magnifique, des images qui tintent comme une cloche dans le matin. Difficile de se séparer de La chambre Neptune. On y revient, on aime s’y attarder dans la gravité et le silence. Un livre de méditation sur la grande aventure du présent et l’être, le temps et les limites de la médecine, l’héroïsme de certaines personnes qui accompagnent des jeunes qui s’en vont avant d’explorer les frontières du monde adulte. Un livre rare.

La chambre Neptune de Bertrand Laverdure est paru à La Peuplade, 234 pages, 22,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Autobiographie de l’enfance de SINA QUEYRAS publié chez HAMAC.

lundi 9 mai 2016

Denis Thériault n’arrive pas à déjouer la marche du destin

L’UNIVERS EST FAIT de l’immensément grand et de l’infiniment petit. Il en est de même de la littérature. Un monde se dissimule dans le plus petit des poèmes, le haïku. Trois vers jetés là, innocemment, et qui semblent aussi inoffensifs qu’une tête de pissenlits. Ils bousculent le temps et l’espace, font souvent sourire et donnent des yeux différents. Et il y a ces fresques qui entraînent dans toutes les directions, les galaxies de la phrase qui nous aspirent. Je pense au James Joyce de Victor-Lévy Beaulieu et à son 666 Friedrich Nietzsche. On pourrait signaler Don Quichotte de Cervantès et L’odyssée d’Homère qui me fascine encore et toujours. Des livres comme des trous noirs qui ne cessent de prendre de l’expansion dans un univers étourdissant. Deux manières de voir, deux parcours qui ne cessent de m’étonner et de me fasciner.

On se souvient du Facteur émotif de Denis Thériault paru en 2005. Bilodo s’ennuie un peu dans son quotidien et souffre d’une solitude certaine. Pour mettre un peu de piquant dans son existence, il se livre à une indiscrétion terrible, un geste que tout facteur bien né ne peut se permettre. Les assises de Postes Canada en seraient ébranlées. Heureusement, nous sommes dans une fiction. Notre solitaire intercepte des lettres, les  ouvre et en lit le contenu. Souvent, il les copie et referme le tout avant de livrer les missives à leur destinataire. C’est comme ça qu’il découvre une forme de petit poème qui changera sa vie. Heureusement, il n’est pas facteur à Baie-Comeau parce qu’il aurait eu bien des surprises avec L’école nationale du haïku. Une certaine Ségolène correspond avec Grandpré et c’est le coup de foudre. Le voilà éperdument amoureux. La belle vit en Guadeloupe et se permet des petits poèmes un peu osés avec son correspondant montréalais.

LE RETOUR

Denis Thériault récidive avec La fiancée du facteur. Tout est en place. Le décor et la plupart des personnages. Nous connaissons les habitudes de Bilodo. Tous les midis, il se pointe au restaurant Le Madelinot et se livre avec passion à la calligraphie, ne regarde personne, ignore les moqueries de ses collègues. Un solitaire précis et prévisible comme les aiguilles d’une horloge.
Et il y a Tania, une serveuse d’origine bavaroise qui assume le service avec une efficacité redoutable. La jeune femme fait les yeux doux à Bilodo qui ne la voit pas, surtout depuis la mort de Grandpré. Il est aspiré par la belle Guadeloupéenne et ses haïkus, s’est même installé dans l’appartement du mort et dans ses choses.

Les haïkus de Ségolène étaient parfumés à l’essence d’agrume. Joliment calligraphiés, ils alternaient avec ceux de Bilodo, et chacun agissait à la façon d’un capteur de rêves, piégeant dans la toile ténue de ses dix-sept syllabes une vision fugace, un bout de songe, une brillante parcelle d’éternité. C’était comme un bouquet d’images colorées au regard desquelles l’univers quotidien de Bilodo, ce petit monde prosaïque dont Tania faisait partie, avait dû lui paraître bien fade. (p.52)

Il continue la correspondance et la situation se complique quand Ségolène annonce sa visite à Montréal. Les imposteurs ne peuvent continuer indéfiniment à voler l’identité d’un autre. Arrive un moment où la vérité éclate et le faussaire est démasqué.
À bien y penser, La fiancée du facteur pourrait être le roman de la duperie. Bilodo se glisse dans la peau de Grandpré et Tania ne recule devant rien pour le séduire, inventant une fable, se donnant un rôle qu’elle imagine.
C’est peut-être ce qui arrive quand on veut faire coïncider le minuscule et l’immensité de l’univers. L’un est l’autre, mais l’un ne peut prendre la place de l’autre, tout comme les humains ne peuvent se glisser dans la peau d’un voisin sans provoquer des catastrophes. Il n’y a que dans les comédies où ce genre de situation provoque les rires.

UN HAÏKU

Tout repose sur un haïku dans La fiancée du facteur, ce petit poème qui semble si innocent à première lecture. Méfiez-vous du haïku ! Il s’infiltre dans votre esprit et peut vous hanter.

Tourbillonnant comme l’eau
contre le rocher
le temps fait des boucles

Voilà la trame du roman. Le choc du liquide et du solide, du mouvant et de l’inerte. Et les boucles du temps qui vont comme un point à la limite du cercle. Les romans de Thériault sont réfléchis et vous emportent dans une spirale malgré une écriture qui donne souvent l’impression que l’écrivain sourit en polissant ses phrases. Il ne faut jamais se fier aux apparences. Le drame couve et la tragédie finit toujours par s’imposer.
Bilodo a un grave accident et perd la mémoire. Tania voit là l’occasion de séduire le facteur. Elle triche, prétend être sa fiancée. Beau couple ! Une fausse fiancée et un Bilodo qui s’est glissé dans la peau de Grandpré pour s’approprier un amour qui ne le concerne pas. Tout est faux ! Factice ! Invention.

Ce que Tania vérifia systématiquement. Elles étaient toutes adressées au défunt. Pendant un moment nébuleux, elle n’y comprit rien. C’était donc à Grandpré que Ségolène écrivait ? Ou croyait écrire ? Puis un déclic se produisit : Grandpré devait avoir été le destinataire originel des haïkus. Ignorant qu’il était mort depuis plus d’un an, l’Antillaise avait continué de lui écrire sans se douter que c’était en fait Bilodo qui la lisait, et lui répondait. C’était la seule explication qui pût rendre pleinement compte des faits : Bilodo s’était substitué à Grandpré. (p.64)

Tania s’enfonce dans ses mensonges. Le jeu est périlleux et ses manoeuvres la poussent dans des directions inattendues. Surtout que le facteur peut retrouver la mémoire. Tout s’écroulera alors. Tout comme Bilodo était dans un véritable cul-de-sac. Pouvait-il séduire la belle Ségolène qui ignorait même son existence ? Un voyage en Guadeloupe, après le retour de la mémoire, tournera à la catastrophe et à une sorte de résurrection. Mais le temps fait des boucles

FATALISME

Il y a une forme de fatalisme chez Thériault. Les personnages se débattent, tentent des coups d’éclat, mais sont emportés par l’eau qui tourbillonne. Je me suis laissé aspirer par cette histoire qui repose sur une prose toute simple. J’aime les clins d’œil. Le facteur, l’homme qui distribue le courrier, les écrits et la calligraphie, la place qu’occupe le haïku, ce poème gros comme une tête d’épingle. J’ai déjà eu un facteur qui ne ratait jamais un spectacle à Saguenay. C’était l’homme le plus étonnant qui soit. Une salle de spectacle porte son nom désormais. Comme quoi, cet homme de lettres, était un véritable personnage de Thériault. Un esthète, un érudit qui livrait mon courrier.
J’ai aimé ce roman tout en finesse, cette histoire impossible, ce monde de substitutions qui finit par briser les personnages. Je me suis attardé aux nombreux haïkus qui parsèment le récit, résonnent comme des gongs qui rythment la marche du destin.
Bien sûr, plus personne ne croit à la fatalité et que son destin est écrit dans un grand livre ou dans un haïku. Dieu a chassé Adam et Ève du paradis, ne l’oublions pas, quand ils ont trouvé la connaissance et la sagesse. L’Être suprême, le Maître du destin n’aime pas les petits malins qui prennent la place des autres.

C’était une chose de réinventer le passé, c’en était une autre de créer de l’amour à partir de rien. Par où commencer ? Comment toucher le cœur temporairement infirme de Bilodo ? (p.103)

Une réflexion sur la vie, le mensonge, la destinée et l’écrivain qui doit rappeler ses personnages à l’ordre, aussi séduisants soient-ils.

On n’évite pas
la roue du destin
qui tourne éternellement (p.168)

Une écriture enrobée dans une sorte de sourire, une phrase qui vous fait oublier les impasses et la tragédie. Thériault a une manière de nous chuchoter à l’oreille pour mieux nous pousser dans les tourbillons de ses phrases, les spirales qui ne cessent de se multiplier. Il y a un peu la manière de Jacques Poulin dans l’écriture de cet écrivain qui nous entraîne dans des drames avec un beau détachement et une certaine légèreté. Peu importe que l’on soit dans le minimalisme ou le gigantisme, la vie est une tragédie. Denis Thériault nous le rappelle encore une fois. Je ne sais pas si Bilodo va reprendre du service, mais je me suis attaché à ce personnage énigmatique qui paie chèrement ses mensonges. Un bijou de finesse et de subtilité.

LA FIANCÉE DU FACTEUR de DENIS THÉRIAULT est paru chez XYZ ÉDITEUR, 170 pages, 19,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : LA CHAMBRE NEPTUNE de BERTRAND LAVERDURE publié chez LA PEUPLADE.

mercredi 4 mai 2016

Martine Desjardins invente une nouvelle religion

LE QUÉBEC A TOUJOURS eu un lien particulier avec l’argent. Le clergé ne cessait de répéter, avant la Révolution tranquille, que nous n’étions pas nés pour les affaires, mais pour s’occuper des âmes et de notre retraite au paradis. Nés pour une bouchée de pain. Claude-Henri Grignon inventait en 1933, un personnage qui devait marquer notre imaginaire. Un homme et son péché aura connu un succès inégalé. Séries télévisées et radiophoniques sans parler des films. Une nouvelle mouture de cette histoire a fasciné les téléspectateurs pendant toute la dernière saison à Radio-Canada. Je me souviens de ces soirées devant la radio à écouter religieusement Séraphin comme nous disions. Ma mère apostrophait l’avare et lui promettait la raclée de sa vie si jamais elle finissait par le rencontrer. Nous applaudissions frénétiquement quand Alexis décidait de lui régler son compte avec ses poings. Nous étions fascinés par cette histoire et tout le Québec l’était. Martine Desjardins, avec son art si particulier, s’aventure du côté de l’argent, l’obsession de posséder et d’accumuler des sous. Une sorte de maladie compulsive secoue la famille Delorme, dans La chambre verte, qui vit son obsession envers et contre tous.

Si je fais allusion à Un homme et son péché, c’est qu’il y a des similitudes avec La chambre verte. Martine Desjardins reprend, je dirais, la trame de Grignon pour en faire une religion où l’on se prosterne devant l’argent. Séraphin Poudrier, malgré les frissons qu’il éprouvait en caressant son or, était un homme « généreux » comparativement au couple Estelle et Louis-Dollard.
Prosper, l’ancêtre, vend sa terre à un prix fort avantageux à des spéculateurs et fonde la dynastie des adulateurs du dollar. Son prénom est symbolique tout comme le prénom de son fils. Louis-Dollard ne trahira pas ses origines et baptisera son héritier Vincent, un prénom constitué du chiffre vingt et cent.
La trame de La chambre verte est assez semblable à celle de Claude-Henri Grignon. Accumulation des richesses et punition à la toute fin dans les flammes de l’enfer ou de la purification. Tout dépend du regard. Est-ce que Martine Desjardins s’est plu à suivre le fil de cette histoire, elle seule peut le dire, mais il y a des similitudes et des points de convergence. Elle en est bien capable, parce que cette écrivaine, quand elle aborde un sujet, en fait le tour avec une minutie et une attention tout à fait particulière. Dans Le cercle de Clara le froid et la glace deviennent le véritable sujet du roman. Tout comme le sel constitue la trame de L’évocation. Une exploration qui donne des œuvres originales portées par une écriture parfaitement maîtrisée.

Sous mon toit, personne ne prononce le mot « Trésor » sans avoir l’impression de violer un tabou. Ce secret est si bien gardé que j’oublie moi-même parfois que j’en suis la dépositaire attitrée. Le Trésor est tapi depuis toujours au plus profond de moi, dans un trou où jamais ne l’atteint la lumière qui révélerait sa véritable nature, et j’en suis venue à penser, au fil des ans, que quand il émet dans le noir ses sourds reflets, c’est mon propre cœur qui palpite. Un cœur d’or, il va sans dire, comme l’est le silence. Un cœur fermé, engourdi dans l’oubli, usé par des années de négligence, qui doit sans cesse contenir ses débordements. Car je suis riche des désillusions et des désappointements que j’ai encaissés, j’ai de la rancune à revendre contre ces Delorme qui me laissent vêtue de haillons alors qu’une infime parcelle de ce Trésor suffirait à me renipper… (p.36)

Un peu étonnant tout de même. La narratrice est la maison conçue par Louis-Dollard qui rêvait de vivre dans une succursale bancaire. Pas banal et ingénieux. Une bâtisse sait tout ce que les résidents veulent cacher aux autres. Les obsessions et les manies du trio Morula, Gastrula et Blastula, les sœurs de Louis-Dollard, qui travaillent comme domestiques. « Les brebis sacrifiées » sont menées par Estelle avec une dureté et une fermeté que Séraphin Poudrier aurait pu lui envier.

Elles ont toutes trois la quarantaine avancée, et le temps a agi sur elles comme sur les feuilles mortes, desséchant le peu de fraîcheur qui restait  de leurs vertes années. Leurs lèvres sont si gercées qu’elles se crevasseraient à la seule esquisse d’un sourire - ce qui ne risque pas de se produire. Voilà plus de vingt-cinq ans qu’elles sont traitées ici comme des parentes pauvres, travaillant sous la férule de leur belle-sœur, respectant à la lettre ses innombrables règlements. (p.54)

Cette maison se permet même d’intervenir à quelques reprises pour se venger des sévices que les avares lui infligent en négligeant de faire les réparations nécessaires.

OBSESSION

Tout comme chez Grignon, Louis-Dollard et son épouse Estelle, vivent pour et par l’argent, (elle ira jusqu’à sucer des pièces de cinq sous comme des bonbons) économisent sur tout pour faire gonfler les billets verts dans une chambre forte qui se transforme peu à peu en chapelle ardente. Un lieu où l’on se prosterne devant le Dieu de l’argent et le visage de la reine qui illustre les billets. Les époux thésaurisent en louant des appartements, faisant tout pour épier les locataires et les surveiller. Estelle n’hésitera pas à falsifier le testament de Prosper pour dépouiller un frère et laisser sa femme et son fils dans l’indigence. Tout comme dans le roman de Grignon, l’avaricieuse connaîtra une fin tragique.
Estelle n’est pas Donalda Laloge pourtant, la femme sacrifiée. Elle vénère l’argent et a su reconnaître son semblable dans Louis-Dollard qu’elle a épousé par intérêt. Si chez Grignon, Donalda se sacrifie pour sauver son père, Estelle pense plutôt à la bonne affaire et compte en tirer profit. Elle fera un héritier pour protéger leur fortune des mains étrangères. Quand on vit dans une maison qui évoque une banque, il faut faire en sorte que le capital reste dans la famille et continue à prospérer.

Le soir même, Estelle entreprenait Louis-Dollard au sujet du devoir conjugal et s’y soumettait  dans la fébrile espérance d’avoir un enfant - un fils, de préférence. L’affaire fut vite consommée : afin d’obtenir un rendement optimal avec un investissement d’énergie minimal, Estelle tenait le compte des mouvements pendant que Louis-Dollard s’exécutait, comme un revolver, en six petits coups. Cette méthode de copulation devait être d’une redoutable efficacité, car les jeunes mariés purent bientôt annoncer à Prosper que sa lignée était assurée. (p.78)

Tout est chiffre, calcul, accumulation et dépenses réduites au minimum. On ne parle pas de simplicité volontaire, mais d’obsession.
Martine Desjardins pousse très loin la caricature avec ses personnages. Les trois sœurs, (elles n’ont rien à voir avec Anton Theckhov), les esclaves du couple Delorme sont loin d’attirer la compassion. Elles sont des obsédées et d’une férocité à faire frémir.

FASCINANT

Louis-Dollard ira jusqu’à inventer un culte et à adorer le veau d’Or comme dans la Bible. Desjardins paraphrase même le Notre Père, cette prière dictée par Jésus, pour rendre grâce à l’argent.

« Nous sommes réunis cette nuit dans la chambre verte pour accueillir Vincent au sein de notre ordre. C’est une gloire pour la famille Delorme qu’une nouvelle vocation, mais c’est un grand devoir pour le novice qui s’y engage. Vincent, tu dois jurer de servir désormais la Pièce Mère, de défendre l’intégrité du Trésor familial et de contribuer à sa croissance tout au long de ta vie. En vertu de la dignité de ton sacrifice, tu acceptes de te soumettre corps et âme à l’autorité suprême du capital et tu renonces aux bénéfices de ses intérêts. Afin d’honorer tes vœux et de ne pas faillir à tes engagements, tu résisteras jour après jour à la tentation de dépenser, en n’ayant jamais en poche plus que tu n’en as besoin. » (p.163)

Je me suis demandé si nous n’étions pas tous des Estelle et des Louis-Dollard. Tous un peu obsédés par la réussite et les biens qui permettent de se frayer une place dans la société. Les gouvernements ne parlent que de gestion, de restrictions, de gouvernance et d’administration. Le docteur Barette étant peut-être une sorte de père Ovide au service de Séraphin Couillard.
Nous sommes plus que des capitalistes, mais des matérialistes qui vont jusqu’à mettre la planète en danger pour assouvir cette passion. Et l’évasion fiscale est sans doute la forme d’avarice poussée à son degré le plus haut.
Heureusement, Vincent et Penny font contrepoids à cette obsession en se purifiant par l’amour et les flammes, devenant le couple qui renaît sur les cendres des billets verts. Surtout, il y a l’humour corrosif de Martine Desjardins pour nous faire avaler cette fable étrange. L’écriture permet au lecteur de plonger dans le pire des drames sans se sentir écrasé par les manies et les obsessions des personnages. L’écrivaine se tient sur la corde raide et nous retient jusqu’à la fin. Une forme d’exploit.

LA CHAMBRE VERTE de MARTINE DESJARDINS est paru chez Alto, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : La fiancée du facteur de DENIS THÉRIAULT publié chez XYZ ÉDITEUR.

jeudi 28 avril 2016

La magie de Pierre Gariépy nous emporte encore

LES GRANDES PASSIONS qui retournent l’être et font perdre contact avec la réalité n’ont jamais effarouché Pierre Gariépy. On se souvient de la dérive qui nous emporte au bout du rêve et de l’amour, de la vie et de la mort, dans Lomer Odyssée. L’écrivain continue dans cette voie en se tenant à la frontière du possible et de l’imaginaire dans Tam-Tam, un très court roman, qui nous pousse dans un univers où l’on se demande à chaque phrase si on est dans le songe ou la chimère. Peut-être que la réalité est tout cela et encore plus. Rêves, jeux, divagations et inventions permettent d’arpenter toutes les ampleurs de la vie et la littérature devient le véhicule parfait pour larguer toutes les amarres. Pierre Gariépy aime la musique des mots, leur saveur et ne se gêne jamais pour les faire résonner de toutes les manières possibles.

Valérie souffre de la fibrose kystique. Une maladie héréditaire qui touche le système respiratoire et provoque des sécrétions. La respiration est difficile, quasi impossible pour les enfants qui sont touchés. Elle doit cracher, éructer pour ne pas s’étouffer et son père doit « la taper » fermement pour la faire respirer. Elle devient une sorte de caisse de résonnance qui vibre sur tous les rythmes, un instrument qui peut jouer toutes les mélodies. Un lien très fort s’installe entre les deux, un amour fusionnel où la fillette et le père sont unis par une sorte de cordon ombilical. Une situation étrange, singulière et Valérie plane je dirais, entre deux mondes, sans jamais savoir lequel des deux va l’aspirer.

« Si tu savais… » Et ces trois mots inauguraient la vie, toute la vie, oui, l’Univers en fait, ces trois mots commençaient toujours notre prière du soir, à papa et moi, « si tu savais, mon ange… », et puis mon père m’expliquait la vie, m’en avouait la folie, pas tellement pour me faire peur que pour me dire : « Petite, dehors, c’est l’enfer, je l’ai vu », et puis, bien sûr, il voulait que je fasse attention, qu’à travers tout je survive, il voulait me garder, mon père, il avait peur de tout, des fois, papa, mais ce dont il avait le plus peur, c’était que je meure avant lui. (p.12)

Et le grand moment arrive. La jeune fille va recevoir un nouveau cœur, des poumons presque neufs, pouvoir vivre normalement, du moins on veut le croire. Il faut se méfier. Pierre Gariépy n’est pas du genre à nous raconter une histoire linéaire, sans rebondissements, sans fausses pistes ou de trappes qui s’ouvrent et vous font perdre pied.

Ma transplantation s’était faite comme un charme. Deux poumons pour le prix d’un, avec un cœur en  prime. Tout le kit, c’est plus facile à transplanter, paraît-il. En un bloc, opératoire ou pas. Et puis, c’est comme du troc. Mon cœur est allé chez une autre qui en avait follement besoin. D’un coeur seulement, ses poumons, ça allait. (p.17)

Je me suis mis à fantasmer. Une greffe, c’est comme se donner à un autre, accepter un autre en soi. Notre je n’est plus tout à fait un je, mais un il alors. Rimbaud avait peut-être reçu une transplantation poétique pour écrire son inoubliable : « Je est un autre ». Savoir que le cœur dans sa poitrine est celui d’un étranger, devoir la vie à un inconnu qui continue à être d’une certaine façon en nous doit procurer une sensation particulière. Qui sommes-nous alors ? Soi ou l’autre ?

HISTOIRE

Valérie reçoit ses poumons, son cœur et tout va bien. Retour à la maison et une autre vie s’amorce. Il faut récupérer, guérir et quoi de mieux que se bercer en écoutant des histoires. On dit que nous nous berçons selon le rythme cardiaque de notre mère. J’aime ce genre de subtilité. Le père raconte un moment terrible qu’il n’arrive pas à oublier. Enfant, il voulait devenir archéologue et avec son grand copain, passait son temps à creuser sous les galeries des voisins pour trouver des artéfacts. Un jeu comme un autre. J’ai joué aux Indiens, me prenant pour Aigle noir et je gagnais toutes les guerres, je vous le jure. Le grand ami, l’inséparable Pierre Gariépy a disparu. Toutes les recherches et les enquêtes n’ont rien donné. De quoi hésiter. L’écrivain Pierre Gariépy élimine un Pierre Gariépy dans son propre récit. Est-ce qu’il nous dit qu’il n’est plus là, qu’il s’est effacé ? L’écrivain ne serait pas celui que l’on croit. À moins d’avoir plusieurs vies, ce qui n’arrange pas les choses. L’écrivain est-il l’homme que l’on peut rencontrer ou s’il est un autre… Le romancier est-il un survivant ou un greffé ?

Tout près, papa semblait si absorbé qu’on aurait dit qu’il ne me voyait même pas l’aider. Pourtant, je lisais tout derrière lui, je ne prenais plus le temps de manger, comme lui, et de dormir, si peu que pas, et je n’étais même pas fatiguée, je l’aimais, Pierre, comme papa l’aimait, et je ferais tout pour que le mystère de sa disparition soit résolu enfin. C’était quand même moi qui avais relancé l’enquête, non ? (p.26)

Rencontres de témoins, déductions et la vérité éclate. Il n’y a pas de meurtre parfait. Le petit Pierre a été tué par un pédéraste qui l’a fait disparaître dans les trous qu’ils creusaient. Un jeu, une tombe… J’avoue avoir été troublé par cette histoire, la disparition du jeune, de l’auteur en quelque sorte. Pourquoi le roman prend-il cette direction ?
J’ai continué ma lecture, doutant de tout, sur la pointe des pieds, me méfiant des mots et des sourires de l’écrivain, de son goût pour les sonorités et les doubles sens.

FAUX OU VRAI

On finit par découvrir que Valérie n’a pas survécu à la transplantation. Le père, fou de douleur, incapable de vivre cette perte, tente de se suicider. Il doit vivre une thérapie pour reprendre pied. On se remet mal d’une telle douleur. C’est presque impossible de refaire surface.
La psychologue est particulièrement séduisante. Il ne peut que tomber amoureux de Sabine Candide qui respire l’amour et le bonheur. Toutes les femmes dans les romans de Gariépy sont irrésistibles et souvent l’incarnation de la beauté et de la sensualité.

Et quand il l’a vue, Candide, elle avait l’air d’une panthère noire, évidemment, vu l’accent. Papa est rentré dans l’antre de la mante, religieusement presque, comme hypnotisé. Il allait se faire manger, et en jouissait déjà. (p.59)

Les Sabines étaient des femmes que les Romains kidnappaient chez leurs voisins. Pas de femmes dans les commencements du grand empire. Une bien étrange histoire. Comment fonder un modèle de civilisation entre hommes ? Et quel rôle donner à ces femmes enlevées chez les voisins comme du bétail reproducteur ?
Sabine Candide est venue de la lointaine Haïti et possède des pouvoirs de guérisseuse. Une psychologue est une sorte de sorcière qui trouve le moyen de guérir le mal de l’âme, on le sait.

Mais comme elle m’a semblée grande, la Candide, à ras de terre. Une vraie de vraie liane, toute sombre et qui miroite. La blancheur de ses dents m’a fait détourner le regard, tant ça scintillait. En effet, elle était belle comme tout, Sabine, et je l’ai haïe tout de suite, la sorcière. J’aime la beauté, oui, mais pas la sienne. Déjà que j’avais commencé à la haïr bien avant que je la rencontre, si vous voyez ce que je veux dire… (p.71)

Le plus dérangeant, Valérie continue d’être la narratrice, celle qui raconte tout, au-delà de la mort.

ÉTRANGE

Il ne faut pas avoir peur des glissements, des bascules, de perdre pied, ne pas craindre d’être au ciel ou à ce qui lui ressemble en compagnie du marquis de Sade.
Gariépy construit son histoire et la défait pour la relancer dans une autre direction et nous étourdir. Plus simplement, je pense qu’il a voulu montrer l’immense vide que la mort d’un enfant peut provoquer et le long processus du deuil. Il y a plusieurs deuils dans cette histoire. Celle de Valérie bien sûr, mais aussi celle de Pierre, du petit Pierre qui est aussi Gariépy… Un écrivain peut-il faire le deuil de lui-même ou d’une grande douleur qui a marqué sa vie, l’a laissé plus mort que vivant… Je ne veux pas m’aventurer dans cette direction.
Il faut vivre des morts symboliques pour devenir adulte. Nous faisons tous le deuil de son enfance. J’ai dû quitter des vies, un milieu pour devenir un autre. Nous sommes tous des transplantés ou des greffés, surtout quand on choisit de fréquenter les phrases qui menacent d’aller dans toutes les directions.
Pierre Gariépy exige beaucoup de son lecteur. Une histoire invraisemblable comme il en a l’art. Nous sommes emportés par un rythme, un souffle, une écriture jubilatoire qui triomphe de tout avec une sorte d'innocence contagieuse. La phrase de Gariépy surmonte l’horreur grâce à cet amour des mots qu’il retourne et savoure comme des pépites de chocolat, une musique qui nous pousse dans toutes les dimensions de la douleur et de la perte. Le pouvoir de l’écrivain est terrible et il peut imaginer des morts et des résurrections pour que l’amour triomphe.  

Quand on peut plus aller plus loin dans la souffrance du quotidien, de la maladie - fibrose kystique ou putain de cancer : même combat -, il nous faut la magie, l’imaginaire, la littérature, quoi. (p.81)

Le grand art de Gariépy nous emporte dans ce qui est peut-être vrai ou faux, inventé, rêvé, et tout cela à la foi. Un monde se fait et se défait à chaque phrase. Parce que la vie est une fiction où il est possible de guérir de tout par les mots, les images et l’abolition des frontières. Un roman comme un concert de percussions qui nous fait vivre toutes les émotions.

Tam-Tam de PIERRE GARIÉPY est paru chez XYZ ÉDITEUR, 98 pages, 19,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : La chambre verte de MARTINE DESJARDINS publié chez ALTO.



jeudi 21 avril 2016

La grande aventure du vêtement avec Charles Sagalane

JE NE REGARDE PLUS ma garde-robe de la même façon depuis que j’ai lu 73 armoire aux costumes de Charles Sagalane. Le poète m’a fait comprendre que les vêtements ont une histoire, une origine et qu’ils ont marqué plusieurs moments de ma vie. Plus, les habits ont beau couvrir le moi, ils ont aussi un soi. Ce sont des artéfacts qui témoignent de ces instants qui font l’histoire d’une vie humaine. Dans ce cinquième recueil, le poète s’attarde à ses costumes comme il dit, ceux qui l’ont accompagné pendant un temps avant de rendre l’âme ou de finir au fond d’une valise, quand ce n’est pas dans une remise. Aborder le vêtement, c’est toucher l’histoire du monde, les migrations, les explorations et bien des guerres. La grande histoire du vêtement, mais aussi celle de l’individu et de ses proches. Des tenues pour les grandes circonstances ou encore pour le quotidien. Il y a aussi tous les uniformes qui marquent la fonction ou le rang social. Plus, les voyages permettent de découvrir des vêtements peu familiers, des textures et des couleurs qui étonnent.

L’idée peut sembler étrange, mais elle est fort intéressante. Charles Sagalane a décidé de faire un musée du moi, ou du soi qui passe par les costumes qui ont marqué sa vie. Il a même eu l’audace de présenter une exposition à Alma où différents uniformes étaient exposés. Des bottes de marche, un sarong rapporté de l’un de ses périples, des chemises et d’autres vêtements pour aller en forêt ou sous la pluie. Tout cela avec la rigueur qu’on lui connaît, sa façon de présenter le vêtement en s’inspirant des techniques muséales.
Et plus on fouine dans l’armoire de Sagalane, plus on trouve des directions à prendre. En fait, il aurait pu rédiger une véritable encyclopédie du moi. « On est nés nus » chante Damien Robitaille, mais, dès les premiers instants de sa vie, on nous passe des vêtements. Et ces tenues marqueront les grands virages de la vie, les déplacements, les aventures et les moments charnières.
Je pense aux couleurs que l’on assigne aux garçons et aux filles... Et combien de fois j’ai pesté contre les fameuses culottes courtes et les bas longs qui refoulaient même quand nous avions la prétention de nous aventurer vers le monde adulte. C’était notre tenue d’enfant. Personne n’y échappait.
Après, nous avons eu droit au pantalon long, signe que nous étions en bonne voie de devenir des hommes. Il y a eu l’incontournable blazer et le pantalon gris à l’École secondaire de Saint-Félicien. Et comment échapper à la cravate ? Les filles aussi avaient leur uniforme pour le couvent.
Ça fait sourire maintenant, mais dans mon enfance, il était mal vu de voir une fille en pantalon. Je me souviens d’un sermon du curé Gaudiose un dimanche. Il avait vu une fille traverser le village sur sa bicyclette. Une apparition, la rondeur d’un genou peut-être ou le début de la cuisse. La pauvre fille avait dû sentir les feux de l’enfer et du confessionnal. Surtout qu’elle pensait bien faire en portant sa jupe plissée.

PRÉSENTATION

Charles Sagalane a retenu quelques vêtements importants, certains objets comme la machine à coudre qui est indispensable à l’art de l’habillement. Il y a ce magnifique sarong qui faisait partie de son exposition d’Alma, des couleurs chatoyantes et un tissu bon pour les doigts.

J’ai réuni ces pièces d’outre-moi. Dans une boutique de Tawang où on propose aux touristes des drapeaux de prières et des chandelles, j’ai voulu me procurer l’une des robes pourpres et piquantes, d’un seul morceau, qui patientaient en vitrine. « C’est pour les bonzes, monsieur. » Mon insistance a fait qu’on m’a ouvert le présentoir, confié ce cylindre rugueux, montré comment l’enfiler et le nouer aux reins, avant de consentir à me le vendre. (p.39)

Le tout dans un espace limité dans le temps pour ne pas s’égarer. Le chiffre 73 permet au poète de rêver, de fantasmer, mais aussi de circonscrire son travail. Une année, un numéro, une époque, des odeurs et des musiques.
Le dossard 73 de Nadia Comanecci, l’athlète parfaite des Jeux olympiques de Montréal en 1976. Ou encore les habits de personnages de la télévision qui ont séduit l’enfant. Des accoutrements qui donnent une identité, collent à des héros. Sol et Franfreluche par exemple, Spiderman et son uniforme. Certains ont tellement personnalisé leur déguisement qu’il ne viendrait à l’idée de personne de les reprendre. Les habits des ordres religieux, les uniformes militaires. Qui oserait s’afficher avec la tenue d’un soldat nazi maintenant ?

FAMILLE

Des habits personnels, mais aussi ceux de sa famille qu’il évoque, ceux que l’on réservait pour le chalet ou la forêt. Les métiers des adultes sont souvent liés à un uniforme particulier. Le médecin ne s’habille pas comme un éboueur. Et le vêtement dans la littérature, dans certains textes, dans la poésie prend toute son importance. Toutes les avenues s’ouvrent.
J’ai tout de suite pensé aux voiles de Sheherazade ou encore celui qui efface le corps et le visage. On en a fait un enjeu aux dernières élections fédérales. Comment ne pas penser au fameux foulard de Zelda, la compagne de Scott Fitzgerald ? On pourrait s’égarer en fouinant dans les coffres bombés ou les garde-robes oubliées. Combien d’œuvres littéraires nous entraînent dans une penderie, un monde de douceur et d’odeurs, de glissements et de désirs ? Et des moments surgissent, des histoires de famille, d’hommes et de femmes disparus.

La mère de l’extrapetit est catégorique, c’est grand-maman qui t’avait cousu ça. Quand tu partais à Chambord, on te mettait quelques biscuits dedans, avec deux couches et une bouteille de lait. Elle confirme que l’extrapetit ne s’en servait plus en 73. Il y aurait long à dire sur cet objet dont la confection a eu lieu au 173 De Quen. (p.43)


Voilà un recueil un peu étrange qui permet de voyager dans l’univers de ce poète, de savoir où il est allé dans ses exils, de comprendre sa fascination pour les textures, les couleurs et aussi l’immense tendresse qui l’unit à son milieu et aux siens.
Ah ces bottes de mille lieux qui ont porté l’écrivain sur les routes du monde et fait en sorte qu’il mute dans sa façon de voir et de présenter les choses. Il y aurait bien à dire encore sur ces vêtements que l’on passe une seule fois. La robe de mariée et l’habit des noces. Je me souviens des dimanches et de ces vêtements pour la messe. Nous devenions autres dans ces uniformes qui faisaient de nous des enfants graves et sérieux. Des vêtements que nous devions enlever au retour pour ne pas les abîmer dans nos jeux.

y a-t-il du beau sans le vêtement ?
y-a-t-il du beau au premier fil ?
du beau que récolterait l’aiguille ?
Y a-t-il du beau pour qu’on le porte ? (p.125)

Un art qui se perd peut-être avec les usines où tout est formaté et fabriqué par des machines. La conquête du monde par le fameux jeans d’origine américaine est un bel exemple et a marqué toute une jeunesse et un certain esprit de contestation.
Charles Sagalane a dû faire de nombreux choix, parce que comme il l’a dit lors du lancement de l’ouvrage à Saguenay, ce projet aurait pu l’occuper toute la vie. Ce musée du moi reflète une époque, des manières de voir, d’agir, de vivre ses loisirs et d’affronter le quotidien, de rappeler des grands-parents, des oncles et des tantes. Le vêtement est un témoin qui permet de tisser l’histoire.
Et des moments, comme une broderie, un point recherché.

C’est un vêtement ample que déploie le silence. On ne sait si c’est lui qui nous enfile ou si on l’enfile. (p.25)

J’ai beaucoup aimé cet ouvrage. Je ne m’attarde pas souvent à la poésie parce que je trouve que le genre a perdu ses lettres de noblesse. Pourtant, il y eut une époque où j’étais un lecteur impénitent de poésie. Faut pas oublier que je suis entré en littérature avec L’octobre des Indiens, un recueil de poèmes. Maintenant, le texte poétique témoigne d’une émotion. Un éclair et puis un autre. Une pensée disparate et souvent hagarde. Plusieurs oublient que la poésie est une déconstruction de la pensée et du langage qui permet de s’avancer dans une autre dimension.
Charles Sagalane a un regard, une démarche et explore le monde que nous percevons par nos sens, en nous adaptant aux saisons ou en se déguisant de façon obligatoire pour exercer un métier. Il m’a poussé dans des directions et des moments importants de ma vie, des tournants même. Il fait prendre conscience de ces compagnons de route que l’on néglige souvent. L’armoire aux costumes nous pousse dans la vie, celle d’une famille, d’une époque et des moments qui font la grande histoire, celle que l’on veut emprisonner dans de gros livres.

73 armoire aux costumes de CHARLES SAGALANE est paru à LA PEUPLADE, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Tam-Tam de Pierre Gariépy publié chez XYZ Éditeur.