vendredi 18 mars 2016

Les grands questionnements de Yann Martel


J’AIME LES ÉCRIVAINS qui jonglent avec des questions sans jamais accrocher de réponses à celles-ci. Yann Martel est de ceux-là. Depuis Paul en Finlande, paru en 1994, on retrouve des thèmes qui migrent d’un ouvrage à l’autre. L’histoire de Pi, en plus de l’avoir propulsé parmi les vedettes de la littérature mondiale, établit les grandes énigmes qui le hantent. Les croyances religieuses, les textes censés nous dire pourquoi nous vivons et surtout pourquoi nous disparaissons ; la présence des animaux et ce qu’ils peuvent nous apprendre puisqu’ils partagent le même univers. Le fameux tigre dans L’histoire de Pi permet au jeune garçon de se transformer. Nous devons peut-être faire une rencontre avec l’animal qui dort en nous pour être dans toutes nos dimensions. Encore une fois, la bête joue un rôle important dans Les Hautes Montagnes du Portugal. Le singe cette fois, ce cousin lointain avec lequel nous vivions il y a des milliers d’années, semble-t-il.

Autant le dire tout de suite. J’ai eu du mal à trouver des balises, à m’accorder au rythme de l’écriture dans les premières pages. J’étais déstabilisé. Je me suis arrêté pour essayer de comprendre ce qui n’allait pas. L’impression de fausser, de ne pas suivre les directives du chef d’orchestre. Je lisais tout faux, tout croche. Comme je l’ai dit souvent, je ne suis pas du genre à refermer un volume quand quelque chose m’échappe ou me heurte. Les livres, les romans en particulier, sont là pour nous pousser dans des directions inconnues.
Le Portugal, bien sûr, au début du siècle dernier avec les premières automobiles, ces engins qui fascinaient ou apeuraient. Peu de téméraires s’aventuraient sur les routes alors avec ces machines qui atteignaient des vitesses vertigineuses, jusqu’à cinquante kilomètres à l’heure. De quoi affoler les plus téméraires et surtout les chevaux qui occupaient toutes les voies publiques. Et l’état des chemins rendait l’aventure de la vitesse encore plus périlleuse. La première route recouverte de goudron remonterait à 1915, en France. Louis Hémon s’apprêtait à venir au Québec pour écrire Maria Chapdelaine. C’est tout dire.
Martel a eu la bonne idée d’imposer à son écriture la cadence de l’époque. Rien de ce que la modernité nous inflige. Pas de souffle asthmatique et scandé. La phrase se perd dans des méandres comme une rivière. Et surtout, elle nous entraîne dans de longues descriptions qui pourront impatienter bien des lecteurs. Il faut lire la description de l’automobile qu’emprunte Tomas, son personnage de Sans-abri. Une présentation minutieuse, maniaque je dirais, qui vous fait voir l’auto de l’avant à l’arrière.

Son oncle rayonne de fierté et de bonheur devant son gros bidule gaulois. Tomas garde la bouche cousue. Il ne partage aucunement l’engouement passager de son oncle. On peut voir depuis peu quelques-uns de ces engins dernier cri dans les rues de Lisbonne. Au milieu de la circulation animale de la ville, animée, mais somme toute pas très bruyante, les automobiles vrombissent comme d’énormes insectes, un fléau désagréable  à l’oreille, pénible à l’œil, malodorant. Tomas ne voit nulle beauté en elles. Et le modèle de couleur bordeaux de son oncle ne fait pas exception. Aucune élégance ni symétrie. L’habitacle lui semble ridiculement surdimensionné par rapport à la piètre écurie où sont fourrés les trente chevaux à l’avant. Le métal de la chose, qu’il y a en quantité, brille très fort - inhumainement, dirait Tomas. (p.37)

Moi qui me suis tenu loin des mécaniques, tout comme Tomas, et qui n'a jamais compris la fascination que ces jouets exercent, j’ai dû prendre mon mal en patience.
Et puis le déclic s’est fait. J’ai compris que l’écriture reflète le sujet chez Martel. Pas question de fausser l’époque pour séduire un lecteur impatient. J’ai ralenti pour me mouler à ces longues reptations qui vous emportent dans le voyage initiatique. Tomas traverse le Portugal, passe par tous les états avant de se retrouver dans la petite église de Tuizelo, devant un crucifix réalisé par le père Ulisses lors de son séjour en Afrique. Le religieux, dans sa lointaine colonie, a compris que l’homme descend du singe ou tout simplement l’évolution des espèces que Charles Darwin décrivait en 1859. Il a sculpté un Christ en croix. Sauf que le Fils de l’Homme a le corps d’un grand singe. L’objet devrait bouleverser les croyants et soulever la controverse. Tomas prévoit une véritable révolution.
Mais après sa traversée du pays, toutes les difficultés qu’il surmonte, le crucifix du père Ulisses perd de son importance. Comme on le répète, ce n’est pas d’atteindre le but qui importe, mais le parcours, le temps que l’on prend entre le départ et l’arrivée.


SECONDE ÉTAPE


Sur le chemin de la maison est plus étonnant. Surtout que nous nous retrouvons avec Eusebio Lozora, un médecin pathologiste qui pratique des autopsies pour trouver les causes d’un décès. Nous sommes ainsi. Nous nions souvent la mort, tentons d’expliquer le tout par un raté ou un bris du corps.

Tout cadavre est un livre avec une histoire à raconter, tout organe, un chapitre, les chapitres unis les uns aux autres par un récit commun. Il est du devoir professionnel d’Eusebio de lire ces histoires, en tournant les pages avec son scalpel, et d’écrire à la fin de chacune un compte rendu. Ce qu’il écrit dans son rapport doit refléter en toute exactitude ce qu’il lit dans le corps. Il en résulte un genre de poésie froide. Comme n’importe quel lecteur, c’est la curiosité qui le pousse à continuer. Qu’est-il arrivé à ce corps ? Comment ? Pourquoi ? Il cherche l’absence obligée et pleine de ruse qui finit par avoir raison de nous tous. Qu’est-ce que la mort ? Il y a le cadavre - sauf que c’est là la conséquence, et non pas la chose en soi. Quand Eusebio trouve un ganglion largement hypertrophié ou un tissu d’une rugosité anormale, il sait qu’il est sur la piste de la mort. Comme c’est curieux : la mort se présente souvent sous le déguisement de la vie, une masse de cellules irrégulière, exubérante - ou elle laisse un indice avant de fuir les lieux, comme un meurtrier, une arme encore fumante, une croûte sclérotique sur une artère. (p.145)

Je me suis régalé. Son épouse, Maria Louisa Motaal Lozora, se passionne pour la religion et les textes fondateurs. Une femme curieuse et intelligente qui décortique les miracles de Jésus et fait un parallèle entre les évangiles et les romans d’Agatha Christie. Si Yann Martel a mis du temps à m’apprivoiser, là j’étais prêt à tout avaler. Un moment magnifique. Une autopsie qui laisse sans mots.

TROISIÈME MONDE

Dans la dernière partie, À la maison, un sénateur, un homme politique canadien, après la mort de son épouse, fait un voyage à Oklahoma aux États-Unis où son regard croise celui d’Odo, un grand singe. Les vies de l’animal et du sénateur Peter Tovy ne seront plus les mêmes. Tout bascule. L’homme acquiert Odo et les deux  traversent les États-Unis, roulent vers New York, font d’étranges rencontres, s’apprivoisent et finissent par se poser au Portugal, à Tuizelo, le centre du monde, de l’histoire, de tous les départs et de tous les commencements. Le voyage chez Yann Martel est toujours l’occasion d’un grand bouleversement intérieur.
Les deux apprennent à vivre ensemble. Deux regards, deux manières d’appréhender la réalité se confrontent.

Peter s’aperçoit que c’est ainsi que tous les conflits entre Odo et les chiens prennent fin, toute tension mise au jour et puis purgée, après quoi plus rien ne reste, plus rien ne subsiste. Les animaux vivent dans une sorte d’amnésie émotionnelle centrée sur le moment présent. Tumulte et agitation sont pareils à des nuages d’orage, ils éclatent spectaculairement, mais ont tôt fait de s’épuiser et cèdent alors la place au ciel bleu de tous les instants. (p.325)

Un roman en trois temps, où chacune des parties renvoie à l’autre, des histoires difficiles, pour ne pas dire étranges. Béatrice et Virgile a dérouté bien des lecteurs à sa parution. Une manière d’appréhender ces grandes questions qui demeurent malgré nos étourdissements et nos fuites. Martel croit qu’il y a une autre dimension dans la vie, secoue l’être humain qui porte en lui une certaine animalité et une forme de spiritualité. Les deux ont tout à apprendre en s’apprivoisant et en vivant dans le respect l’un de l’autre. L’homme n’est pas qu’esprit comme on a voulu nous le faire croire au Siècle des lumières. Si la raison a cherché à dominer, ce fut toujours aux dépens du corps avec les conséquences que nous connaissons. Il faut peut-être laisser parler le singe en nous, laisser vivre l’animal et s’accrocher au moment présent pour être dans toutes les dimensions de son être comme j’aime souvent l’écrire.
Un roman passionnant, des histoires qui nous laissent sur un pied et c’est tant mieux. Les grands bouleversements, dans Les Hautes Montagnes du Portugal, se produisent après la perte d’un être cher, une douleur qui laisse le survivant meurtri et dans un état de fragilité. Le moment peut-être de tout remettre en question et de changer ses comportements futiles.
Yann Martel aime les allégories, les voies parallèles, les chemins de traverse. La vérité est dans les romans d’Agatha Christie et dans les évangiles. Elle est dans le regard d’un animal qui s’abandonne au plaisir du mouvement. Tout ce qui fait que nous sommes des vivants, des êtres qui savent plus formuler des questions que de trouver des réponses. Il faut se méfier des explications parce que ce sont des cages qui enferment et qu’il est très difficile, après, de trouver la clef qui ouvre la porte. Des histoires comme je les aime et qui demandent un effort. C’est souvent à vous donner le vertige. La vérité se cache peut-être là où nous oublions de regarder.

PROCHAINE CHRONIQUE : Le petit voleur de ROBERT LALONDE publié chez BORÉAL.

Les hautes montagnes du Portugal de Yann Martel est paru chez XYZ éditeur, 352 pages, 27,95 $.

mardi 15 mars 2016

Segura nous entraîne dans le monde d’Oscar

IL EXISTE BIEN DES MANIÈRES de rendre hommage à un créateur. La façon la plus exigeante est sans doute de s’attaquer à sa biographie. Comment ne pas penser à Gerald Nicosia qui a passé sa vie à traquer Jack Kerouac ? Memory Babe est un ouvrage tout à fait remarquable. Que dire du travail de François Ricard en ce qui concerne Gabrielle Roy ou Pierre Nepveu avec Gaston Miron ? Les exemples peuvent se multiplier. Gerald Martin a montré Gabriel Garcia Marquez sous toutes ses coutures dans Une vie. Cette approche exige de suivre son idole pas à pas pour l’entendre respirer et penser. J’ai toujours admiré ceux qui se lancent dans pareille aventure. Je ne pense pas pourtant avoir l’abnégation nécessaire pour y arriver. Mauricio Segura admire Oscar Peterson, ce musicien d’origine montréalaise qui a marqué le monde du jazz par sa dextérité et ses nombreux enregistrements. Il lui rend hommage d’une façon tout à fait particulière dans Oscar, un roman étonnant. 

Oscar Peterson est né à Montréal en 1925 dans le quartier de la Petite-Bourgogne, une enclave où les Noirs vivaient un peu en marge de la majorité francophone. Une culture particulière s’y est développée, un amour de la musique et aussi des rêves et des espoirs que nous connaissons mal. Un quartier défiguré par la construction des autoroutes qui ont balafré ces lieux et gâché tout un milieu de vie.
Mauricio Segura a choisi de suivre ce musicien d’exception, un virtuose du piano, l’un des plus grands de son époque, tout en n’oubliant pas le romancier qu’il est. On a toujours un peu négligé de dire que Peterson est né à Montréal, a grandi au Québec dans un milieu qui a mis un certain temps à découvrir le jazz.
L’écrivain prend ses distances avec la réalité, rêve son Oscar sans pour autant oublier les grandes étapes de sa vie. Jamais il ne mentionnera son nom de famille, ne s’attardera aux menus détails, mais improvise librement sur la vie de Peterson comme le veut la musique qui le nourrissait. Ce qui importe, c’est l’homme qui rêve, aime et souffre, reste peu sûr de lui. Il demeure peut-être simplement un petit garçon de la Petite-Bourgogne qui a découvert la musique grâce à ses parents. Son père raffolait du jazz et souhaitait que ses fils jouent d’un instrument. Oscar étudie d’abord la trompette sans trop de conviction. Une maladie, la tuberculose, le retient à l’hôpital pendant près d’un an. Ce sera le tournant de sa vie.

Josué le considéra de son air inexpressif habituel, tandis que Davina, sans interrompre la conversation passionnée qu’elle entretenait avec les voix qui se manifestaient en elle, remua les doigts près de son oreille, comme l’aurait fait une fillette de huit ans, avant de tourner les talons. Ses parents rapetissèrent derrière la vitre séparant le cabinet du couloir, des gouttes de pluie constellèrent la petite fenêtre donnant sur la cour de l’hôpital, et Oscar se souvint de Brad et de la faculté qu’avait sa musique d’influencer le temps qu’il faisait et, sur le coup, il se demanda si jusqu’alors il n’avait pas pris la vie un peu trop à la légère. (p. 41)

C’est là qu’il apprend la musique avec une ferveur et un entêtement à nul autre pareil. Une passion qui ne se dément jamais, avec des hauts et des bas comme il se doit. Il donnera des concerts partout dans le monde, même en Russie communiste où il vivra une expérience pénible.

UNIVERS

Segura s’attarde à l’enfance pour montrer comment elle a marqué le jeune garçon qui hantait les rues, se retrouvait souvent devant des établissements que l’on disait « mal famés ». On y vendait de l’alcool et les filles qu’ils pouvaient apercevoir étaient bien différentes de celles de sa famille. Il y avait surtout cette musique, des airs entraînants, des mélodies qu’il a appris rapidement. On venait des États-Unis pour la fête, danser et boire jusqu’au petit matin. Un milieu qui sera anéanti quand Pax Plante entreprendra de faire le ménage dans sa ville.
Une mère aimante, un peu étrange, sorcière sur les bords, un père qui travaillait pour une compagnie de chemin de fer, passait des heures à étudier les étoiles. Il a développé une connaissance du ciel assez particulière. Il était surtout proche de Brad, son fils préféré, un virtuose du piano dès son jeune âge, un musicien qui avait le pouvoir de chasser les nuages. Sa dextérité sur le clavier faisait en sorte que le soleil ne quitte jamais son quartier. Une allégorie pour montrer que la musique permet d’échapper aux éléments et aux tourments de la vie.

Après plusieurs tentatives infructueuses, Josué réussit à faire venir un médecin à la maison. Celui-ci, un septuagénaire qui longea le parc, une mallette à la main et affublé d’une barbe de bouc et d’un monocle, donna raison à Davina : comme la maladie avait fortement endommagé son système respiratoire, Brad agonisait. Il inspirait si fort qu’il semblait vouloir emplir ses poumons de tout l’air du monde. Quand le médecin informa la famille qu’on appelait cette maladie la peste blanche, Josué ne le contredit pas, de peur qu’il s’en aille, mais dans son for intérieur il savait que cette maladie avait tout à voir avec les trous noirs et bien peu avec la peste.  (p.38)

Après la mort du fils prodige, le père s’enferme dans le silence. Oscar n’échappe pas à cette maladie. Pendant son long séjour à l’hôpital, il découvre l’orgue. Et le petit garçon que personne ne regardait devient celui que l’on cherche et que l’on écoute. Une ombre se profile, une jeune musicienne du nom de Marguerite. Un amour naissant, une figure rêvée qui perd son éclat quand il la retrouve plus tard. Elle lui permet pourtant de s’accrocher et d’espérer avoir un avenir.

Il s’approcha de la fenêtre pour apercevoir au dernier étage d’un pavillon adjacent une autre fenêtre, celle d’une chambre éclairée où, une fois le morceau terminé, apparut la silhouette de Marguerite. Commença alors un dialogue musical à distance, où ils exprimaient le trouble de leurs sentiments par le choix des morceaux et l’interprétation qu’ils proposaient. (p.51)

Oscar devient un virtuose et sa vie change du tout au tout. La musique lui permet d’échapper à la misère et d’aider sa famille. La rencontre avec Normand G, qui devient son imprésario, le pousse dans une autre dimension. Un homme mystérieux qui tient du mafioso, une sorte de Méphistophélès à qui rien ne résiste. Il a eu le grand mérite de sauver Oscar qui songeait au suicide. On ne sait trop, cela fait partie des légendes.

RÊVES

Mauricio Segura nous entraîne dans un monde de fantasmes et c’est ce que j’aime particulièrement. Voilà la beauté et l’intérêt de ce roman qui échappe à toutes les normes du genre. Bien sûr, Oscar demeure le centre et l’inspiration, mais l’écrivain joue avec les éléments, les personnages, la musique et le monde qui se plie aux désirs de ces artistes qui peuvent bouleverser des vies. J’aime sa façon de rêver le personnage, de l’entourer de figures mythiques. Son père. Sa mère aussi qui a un regard unique sur le monde et les humains.
Encore une fois, tout vient de l’enfance. Je le répète souvent. Les premières années, les premiers regards décident souvent de la route à suivre. Oscar a vécu dans un monde dur et difficile. De misère aussi. Mais l'imaginaire, la musique et le rêve permettent de tout changer. 
Le musicien ne peut oublier ses origines et revient souvent dans le quartier qui change au fil des ans. Il y retrouve sa famille, ses sœurs et son frère Chester qui lutte pour l’égalité sur le port de Montréal. Il est un syndicaliste assez intransigeant. Sa mère apparaît comme une magicienne dans sa cuisine et arrive à inventer de véritables festins alors. Ses arrêts se font rares. Oscar est toujours en tournée, surtout aux États-Unis où il devient une légende malgré l’hostilité de certains musiciens.

Quelques jours plus tard, après un concert, on lui rapporta que Miles D., le trompettiste dans le vent, avait affirmé à la radio le jour même, à une heure de grande écoute, qu’Oscar avait dû, de toute évidence, apprendre le blues. Il n’était pas originaire des États-Unis, la nation où le jazz était né, et ça sautait aux yeux. En outre, son jeu plagiait à peu près tout le monde, incapable d’originalité et paresseux comme une couleuvre. Alors qu’Oscar s’enlisait dans un état de découragement courroucé, Ray et Herb lui suggérèrent d’oublier ces propos mesquins ; mais c’était plus facile à dire qu’à faire parce que, selon toute apparence, Oscar entendait à répétition dans sa caboche les paroles de Miles D.  (p.149)

Oscar est fier, sensible, peu sûr de lui et peut facilement être blessé. L’écoute de Hart Tatum, un pianiste, le hante pendant des années. Il veut être le meilleur, toujours, jusqu’à l’AVC qui l’empêchera de jouer.
Un roman imbibé des grandes années du jazz, marqué par des décors particuliers qui montrent l’essor de cette musique au cours des années, passant des bars enfumés empestant l’alcool, aux grandes salles de concert où les interprètes démontrent toute leur virtuosité. Une vie de musique, de questionnements, de merveilles, de rêves et de rencontres. Le portrait n’est pas réaliste et c’est ce que j’aime. Nous sommes dans l’impressionnisme et Mauricio Segura nous fait courir derrière une ombre, un musicien qui a porté dans ses hésitations, ses obsessions, ses fantasmes un Montréal méconnu. Un roman maîtrisé avec une écriture évocatrice qui a su me toucher. Cette manière d’esquisser le monde est loin de me déplaire pour avoir pratiqué le genre.

PROCHAINE CHRONIQUE : Les hautes montagnes du Portugal de YANN MARTEL publié chez XYZ ÉDITEUR.

Oscar de Mauricio Segura est paru aux Éditions du Boréal, 208 pages, 22,95 $.

vendredi 26 février 2016

La mémoire des Québécois connaît des ratés

LA RÉVOLTE DES PATRIOTES, en 1837-1838, est une période sombre de l’histoire du Québec. Cette tentative désespérée de faire advenir un pays conquis en 1760 se terminera par des exécutions et des condamnations à l’exil. Une guerre perdue d’avance. La meilleure armée du monde, celles des Britanniques, devant des miliciens armés de fourches et de quelques fusils. Chevalier de Lorimier a été exécuté et a fait l’objet d’un film de Pierre Falardeau. Dans 15 février 1839, le cinéaste s’attarde aux derniers jours du patriote. Des moments émouvants, des écrits qui montrent la grandeur de cet homme qui regarde la mort dans les yeux. Les Québécois ont fait silence autour de ces événements que le clergé désavouait. Peu d’écrivains ont osé s’aventurer sur ces terres interdites. L’Église aurait sans doute mis à l’index toute publication en ce sens. Il a fallu Louis Caron et Le canard de bois paru en 1981 pour combler ce vide. Heureusement, Jules Verne a raconté ces moments tragiques dans Famille-sans-nom en 1889. L’écrivain nantais voulait sensibiliser ses compatriotes au sort des Québécois.

Il fallait de l’audace pour s’attaquer à cette période, surtout après le film de Falardeau et les travaux de Micheline Lachance qui a sillonné cette période. Georges-Hébert Germain a aussi fait un détour par ces événements dans son roman La fureur et l’enchantement qui se déroule au Saguenay et dans Charlevoix. Un passage décrit des escarmouches où les Canadiens français d’alors ne font vraiment pas le poids devant une armée équipée, disciplinée et qui détruisait tout sur son passage. On avait utilisé la même tactique lors de la Conquête en 1760 en rasant tout dans le Bas-du-Fleuve. C’était un véritable suicide que de prendre les armes dans ces conditions, une volonté bien chrétienne peut-être de devenir martyr.
Je me demande toujours comment ces écrivains font pour accumuler tant de données et raconter l’histoire en prenant les chemins de la fiction.
Marjolaine Bouchard fréquente les grandes figures depuis quelques années. Alexis le Trotteur que j’aime particulièrement pour lui avoir fait une place dans Le voyage d’Ulysse, le géant Beaupré, un cas pathétique qui pourrait devenir une œuvre cinématographique fascinante. Même la sulfureuse Lily St-Cyr a eu droit à son attention. Et là voilà dans l’entourage d’Henriette Cadieux, l’épouse de Chevalier de Lorimier.
Elle emprunte la petite porte pour nous parler de cette femme, l’ombre, celle qui a vécu sa vie d’épouse et qui n’oubliera jamais son mari. L’écrivaine va à contre-courant. Nous sommes plus portés à suivre les hommes qui ont marqué l’histoire en ignorant leurs proches et leurs amis. Une belle idée pour nous décrire une période agitée qui secoue Montréal et ses environs. 

LES CADIEUX

Henriette est d’une famille nantie. Son père, notaire, fait de bonnes affaires et malgré un décès prématuré, laisse sa famille dans l’aisance. Son épouse encore jeune, particulièrement ambitieuse, ne s’occupera guère de ses enfants. Elle épouse un Français qui fait des affaires avec les Anglais. Une femme intransigeante, calculatrice, particulièrement dure envers ses filles qu’elle laissera dans l’indigence. La division entre les souverainistes et les fédéralistes ne date pas des années 70.
Henriette est bien consciente de la situation des francophones et de la main mise des Anglais sur tous les aspects de la vie. Elle rêve de devenir notaire, comme son père, mais une femme ne fait pas cela à l’époque. Elle s’occupera de ses enfants, protégera sa jeune sœur un peu frivole et appuiera son mari sans jamais fléchir.


Henriette aussi aimerait bien œuvrer dans une étude, sous l’éclairage d’une lampe à huile, tard la nuit, à rédiger des actes et à engranger des minutes. Pourquoi une jeune fille ne peut-elle pas rêver à ce genre de carrière ? À vrai dire, jamais elle n’a entendu parler d’une femme notaire. Ne pourrait-elle être la première ? Elle se rencogne dans le coin de la calèche, maussade. Mieux vaut ne pas en parler, car ses frères se moqueraient d’elle sans merci. Elle n’est même pas certaine que Rachel ne rirait pas.  (p.31)

PORTRAIT

Marjolaine Bouchard montre la présence des habits rouges dans Montréal, le conquérant qui s’affiche un peu partout dans les rues. Henriette est consciente de certaines injustices, n’ignore pas les manifestations qui se déroulent à deux coins de rue. Elle voit les soldats tirer sur la foule, mais ne deviendra jamais une combattante ou une activiste. Elle reste une témoin de la lutte de Chevalier et ses frères. Les femmes n’ont pas leur place dans de tels affrontements.
Bien sûr, elle partage ses idées, lit le journal. Elle sait que les francophones sont dominés et qu’ils revendiquent un gouvernement responsable. Elle comprend aussi que pas une indépendance politique ne se fait sans le recours aux armes. Une terrible réalité que les Patriotes oublient en se laissant emporter par les discours au lieu de préparer l'insurrection,  d’accumuler des armes et d’élaborer une stratégie sur le territoire. C’est peut-être le propre des peuples vaincus que de croire que la parole peut tout changer. Peut-être aussi qu’ils étaient tellement imprégnés par les enseignements de l’Église et sa toute-puissance, qu’ils pensaient que le verbe pouvait opérer sur le plan politique.

Et ce soir, elle va accompagner Chevalier à une fête très spéciale : une idée de Ludger Duvernay, le directeur de La Minerve. Il va fonder une société pour la promotion d’une fête nationale, qui coïnciderait avec la fête de Jean le Baptiste, le saint patron des Canadiens français. On fera renaître la belle tradition du temps de la Nouvelle-France, avant la Conquête. Pour l’occasion, l’avocat John McDonnell a mis à la disposition des organisateurs les jardins de sa pro umpriété de la rue Saint-Antoine. (p.101)

Arrive l’arrestation de Chevalier et sa condamnation à mort. Henriette se retrouve veuve avec trois enfants, criblée de dettes. Le garçon meurt, ayant toujours été fragile. La mortalité enfantine était alors un véritable fléau au Québec. L’un des pires taux de l’Occident. S’amorce un deuil sans fin. Henriette vivra dans la souvenance et entretient un culte à la mémoire de Chevalier. Elle porte la révolte de son mari comme une croix qu’elle ne peut et ne veut rejeter.
Elle vit dans la misère avec ses filles, fait tout pour leur donner une bonne éducation. Un long calvaire de privations, de silence devant les diktats de l’église qui dirige tout. Jamais elle ne parlera contre le clergé qui a excommunié son mari et refuse de recevoir ses restes dans un cimetière. Chevalier a été inhumé dans une fosse commune.

Elle se gronde intérieurement. Elle a son souvenir toujours bien vivant. Elle a ses lettres. Elle a ses filles. Et qu’importe si, de plus en plus souvent, les regards qu’elle croise dans la rue ou chez les marchands ne sont plus aussi empreints de compassion, si elle entend parfois des murmures accusateurs, « …traîtres… excommuniés… criminels… » La mémoire des gens est-elle si courte ? A-t-on déjà oublié la noble cause pour laquelle les Patriotes ont combattu et sont tombés ? (p.252)

Il reste des fidèles, la Société Saint-Jean-Baptiste, mais les gens ne savent plus les affrontements de Saint-Denis et des environs. C’est ce qui arrive quand on se tait, quand on refuse de se souvenir, de regarder son passé.

UNE VIE

Marjolaine Bouchard raconte le quotidien d’Henriette Cadieux, ses difficultés, son ingéniosité et son indéfectible fidélité à un fantôme qui n’a fait que passer dans sa vie. Son amour, sa grande dignité et les miracles qu’elle réalise pour faire oublier son indigence.
Que faire quand sa vie s’est arrêtée un matin de 1839 ? Elle reste un regard, la femme du patriote honni. Elle entraînera ses filles dans cette forme d’expiation. Zénoïse et Stéphanie resteront célibataires, cultiveront l’art de la musique et de la broderie, travailleront sans relâche pour survivre et garder leur dignité. Une façon de prolonger l’action de ces Patriotes qui voulaient donner un pays à leurs concitoyens en sacrifiant tout.
Le roman se fragmente. Le souvenir s’impose. Chevalier ne la quitte pas. La narration rappelle les vides dans la vie d’Henriette et de ses filles. Comme si le présent s’effilochait devant les poussées du passé. Henriette perd le fil et le retrouve un peu plus loin. Sa vie oscille entre le réel et le rêve.
Cette femme sacrifiée refusera de refaire sa vie. Les décisions de la Société Saint-Jean-Baptiste apporteront un peu de douceur dans ce pays qui attend « de se rappeler » comme l’a écrit René Lévesque.
Rien de spectaculaire, mais une belle façon de montrer la face cachée de cette période mouvementée. Le titre dit tout. Henriette Cadieux vivra dans l’ombre d’un fantôme et ne sera plus jamais la femme rêveuse et aimante. Un livre terrible, qui sous le couvert des occupations quotidiennes, décrit avec attention et empathie la longue dérive d’un peuple qui, près de 200 ans plus tard, refuse toujours de se dire oui. Un récit subtil, beau d’empathie comme je les aime.

PROCHAINE CHRONIQUE : Oscar de MAURICIO SEGURA publié aux Éditions du Boréal.

Madame de Lorimier de Marjolaine Bouchard est paru aux Éditions Les Éditeurs Réunis, 406 pages, 24,95 $.


jeudi 11 février 2016

Le roman joue-t-il encore un rôle dans la société

L’ART ET LA FICTION fascinent Sergio Kokis depuis toujours. Il s’est prononcé souvent sur la pertinence de l’œuvre d’art dans la société, s’est fait beaucoup d’ennemis en questionnant le rôle des musées dans la diffusion du travail conceptuel et éphémère (je n’ose pas parler d’art) qui mise sur l’idée plus que la réalisation. L’écrivain, tout comme le peintre, croit au travail qui témoigne et dérange. Nombre de ses romans décrivent des dictatures, particulièrement en Amérique du Sud, où des illuminés se sont approprié leur pays en interdisant tout ce qui contrariait leurs désirs. La littérature est toujours la première à passer sous le couperet de ces généraux. Cette fois encore, dans Un petit livre, Sergio Kokis s’attarde à cette question.

Anton Antonich Setotchkine enseigne la littérature russe à l’université de Moscou. Bien sûr, il respecte les diktats du parti communiste et s’en tient aux directives officielles. Pas question d’imposer des titres ou de mettre au programme des œuvres interdites par le régime. Au Québec, les enseignants, tout en respectant certaines directives, peuvent enseigner les ouvrages qu’ils souhaitent et faire souvent des choix étonnants.
Anton est un amoureux des grandes œuvres que le régime tient loin des universités. Dostoïevski est suspect et il est impensable d’enseigner les romans percutants du répertoire russe. Il faut s’en tenir aux écrivains autorisés. Je ne peux m’empêcher de penser à la littérature du terroir où le clergé au Québec imposait ses vues et sa propagande. Damase Potvin fut l’un des ardents défenseurs de cette approche cléricale qui ostracisait ceux qui refusaient de louanger la hache et la charrue. Jean-Charles Harvey a été « puni » parce qu’il avait osé transgresser la norme dans Les demi-civilisés.  
La dénonciation et la délation règnent en maître et il suffit d’une parole, d’une citation ou d’une discussion un peu animée avec un étudiant pour se retrouver devant un commissaire qui vous fait sentir coupable de tout.
Anton Antonich vit une vie plutôt terne et rêve de retrouver son indépendance. Son mariage avec une de ses étudiantes (il trouvait qu’elle ressemblait à Anna Karénine) est une terrible erreur. Varvara Petrovna est ambitieuse et participe à tous les comités pour faire avancer sa carrière. Bien sûr, des gens sont prêts à tout pour réussir, même à sacrifier des proches pour grimper dans l’échelle sociale. Et ils ne se retrouvent pas seulement dans les régimes totalitaires. Les absences de Varvara sont des moments de répit pour le professeur qui aime sa solitude, exagérer un peu avec la vodka, fumer tant qu’il veut et relire ses écrivains favoris.

Petit livre

En fin d’année, les étudiants doivent déposer des mémoires. La correction de ces amas d’idées convenues est une pénible corvée pour Anton Antonich. Il sait qu’il va retrouver les slogans du parti sur des pages et des pages, les clichés qu’il lit partout sur les grandes affiches de la propagande officielle.

La littérature contemporaine était devenue un terrain miné de la lutte de classes et il valait mieux faire attention lorsqu’on s’exprimait à ce sujet. Des goûts esthétiques avoués à la légère, y compris en musique, pouvaient receler de véritables aveux de culpabilité politique. Même certains titres de Dostoïevski étaient devenus introuvables en librairie, car suspectés d’idéologie réactionnaire. Après la mort d’Essenine et celle de Maïakovski, chacun savait que le métier des lettres était plus dangereux que celui de mineur. (p.17)

Parmi ces textes, l’enseignant découvre une note étrange de l’une de ses plus brillantes étudiantes, Olga Komova. Et un livre interdit par les autorités qu’elle a substitué à son travail de fin d’année. Nous autres, un roman signé par Iveguni Ivanovitch Zamiatine ne dit rien à Anton.
Que faire ? Se débarrasser de ce récit compromettant ou succomber à la curiosité avant de le remettre à l’étudiante. Il hésite, tergiverse, finit par le lire et rien ne peut plus être pareil. Zamiatine décrit une société où la pensée personnelle est absente. L’État, parfaitement rodé, décide tout et pense pour tous. Et si c’était le régime de Staline qui se cache sous cette fiction ? Anton Antonich pense à son séjour dans l’Armée rouge et ses études universitaires. Qu’est-il devenu, qu’est sa vie ? Et voilà qu’il est délégué pour représenter son université au congrès international des écrivains. Un grand honneur, peut-être aussi une corvée parce qu’il doit écrire des comptes rendus au jour le jour.


SUJET

La société sous Staline est décrite, les pénuries de marchandises, les magasins vides et les attentes qui n’en finissent plus pour se procurer un paquet de cigarettes ou une bouteille de vodka. Mais ce n’est pas le propos de Kokis. Il s’intéresse aux effets d’un livre qui dit vrai, qui bouscule des vérités et les lois immuables d’un régime totalitaire. Dans une telle société, la pensée originale, la réflexion personnelle fait perdre le pas et donne « un regard critique » sur son milieu. Anton Antonich comprend la force du roman de Zamiatine, le pouvoir subversif de cette prose qui semble si inoffensive au premier regard. Tout se complique quand Olga, son étudiante, est retrouvée morte dans une maison de campagne. Elle s’est suicidée selon toute vraisemblance.
Une machine impitoyable se met en branle. Il sera trahi par sa femme qui remet le livre interdit aux autorités pour se disculper et grimper peut-être dans l’appareil étatique.

LIBÉRATION

Dans sa cellule, on pourrait croire que l’angoisse et la peur vont terrasser le pauvre homme. Anton Antonich réfléchit et comprend où se trouve la liberté. Les interrogatoires lui font prendre conscience des ragots et de la délation qui règne partout. Les propos les plus anodins et les racontars deviennent des vérités. Il refuse de cautionner la bêtise. Son choix lui apparaît clairement. Il dit tout ce qu’il sait aux enquêteurs qui sont d’une étonnante compréhension même si la mécanique stalinienne ne fait pas de quartiers.
Le professeur de littérature trouve sa liberté dans son exil et ce village isolé. Les discussions avec un mathématicien et un peintre, juste avant de monter dans le train, lui font tout comprendre. Ils vont vers une liberté d’agir et de penser qu’ils ne peuvent imaginer à Moscou.

L’exil, mes amis, l’exil est le seul endroit valable pour une conscience lucide. Le mystère comme source de vie par opposition à la clarté blafarde du monde extérieur. Qui veut vivre dans un paradis ennuyeux ? Je crois que l’enfer est préférable, l’enfer des passions et des images bien contrastées. (p.210)

Même que le père de l’étudiante, un colonel  du KGB, lui procure des petites douceurs, comme s’il savait qu’au lieu de le condamner, il l’expédiait vers la liberté.

LIBERTÉ

Encore une fois, Sergio Kokis secoue les concepts de liberté, le rôle de la littérature et son pouvoir subversif. Ce que l’on ne fait plus guère dans notre société. On aime divertir, amuser et rire envers et contre tous. Les grandes œuvres sont dédaignées, oubliées ou supplantées par des fragments.
Il nous dit que la fiction doit bousculer sinon elle devient un outil de propagande. Bien sûr personne n’est envoyé dans un village du Lac-Saint-Jean ou de l’Abitibi parce qu’il a lu un livre de cet écrivain dans notre Québec d’austérité et d’anémies budgétaires. On pourrait toujours condamner le dissident à lire les succès du jour, à écouter des émissions où seulement quelques fidèles ont le droit de comparaître.
J’aime Sergio Kokis quand il jongle avec la pensée et qu’il secoue nos idées figées. Il joue alors pleinement son rôle d’écrivain et refuse d’être un amuseur. Il fait appel à l’intelligence, la réflexion et le dialogue s’engagent. Des propos qu’il faut sans cesse ressasser pour garder son droit à la liberté, la pensée et son autonomie. Les romans de Kokis sont souvent une gymnastique qui permet de retrouver des concepts que la publicité a tendance à occulter et à ridiculiser. Kokis joue alors parfaitement son rôle d’éveilleur de conscience.

PROCHAINE CHRONIQUE : Madame de Lorimier DE MARJOLAINE BOUCHARD PUBLIÉ CHEZ LES ÉDITEURS RÉUNIS.

Un petit livre de Sergio Kokis est paru aux Éditions Lévesque éditeur, 264 pages, 24,95 $.

jeudi 28 janvier 2016

Le Canada veut-il régler la question autochtone

LES INDIENS DU CANADA ET DU QUÉBEC ont fait  les manchettes récemment pour de bien mauvaises raisons. Femmes disparues qui semblent laisser les forces policières indifférentes et des témoignages troublants de femmes en Abitibi sur le comportement des agents de la Sûreté du Québec. Des propos qui ne semblent pas trop inquiéter le premier ministre Philippe Couillard qui s’en remet à Ottawa. Et encore dernièrement, un rapport qui démontre une discrimination certaine dans l’aide financière aux autochtones. Pourquoi tant d’hésitations avant d’enquêter sur des situations qui cachent une forme de racisme qui se perpétue à travers les décennies ? Heureusement, le gouvernement Trudeau a entendu pour une fois.

La situation des Autochtones a maintes fois été décrite par des écrivains québécois. Louis Hamelin dans Cowboy, Lucie Lachapelle dans Rivière Mékiskan et Histoires nordiques ou encore Jean Désy dans ses nombreux ouvrages. Plus récemment, Juliana Léveillé-Trudel, dans Nirliit, brosse un portrait des Inuit qui se débattent avec l’alcool, les drogues, une situation endémique qui ne cesse de s’aggraver, laissant les enfants à la dérive et permettant aux Blancs du Sud de perturber la vie des adolescentes. Richard Desjardins, dans Le peuple invisible, a réalisé un documentaire-choc qui illustrait des conditions de vie inacceptables. Plus récemment, Roy Dupuis, le narrateur du film L’empreinte d’Yvan Dubuc, débusque la pensée autochtone dans notre manière de vivre, de régler des conflits, de voir le monde et de l’habiter. John Saul abordait la question dans Mon pays métis, quelques vérités sur le Canada en 2008.
J’ai décrit cette situation en 1982 dans mon roman La mort d’Alexandre où des travailleurs forestiers, en Abitibi, se permettent toutes les agressions sur les femmes autochtones et pratiquent le viol en toute immunité. Cela fait plus de trente ans et la situation ne s’est guère améliorée. Je pourrais m’attarder aussi à Uashat de Gérard Bouchard. Ces auteurs dénoncent des situations depuis des décennies, mais qui prend la peine d’écouter les écrivains de nos jours ?
John Saul n’a jamais hésité à se déplacer partout au Canada pour écouter, discuter avec ces populations qui semblent avoir perdu leur raison de vivre. L’arrivée des Blancs a tout changé. Quand on pense que l’on a éliminé les chiens de traîneaux pour sédentariser des Inuit on peut se poser des questions. Saul s’est rendu à Mashteuiatsh pour y rencontrer Clifford Moar alors qu’il était chef de cette communauté.

PENSÉE MÉTISSE

L’essayiste démontre encore une fois que les contacts des arrivants avec les Autochtones ont marqué la pensée des Canadiens. Un propos que Roy Dupuis reprend dans le documentaire L’empreinte. Une manière de voir la réalité et de régler les conflits par une approche où tous les intervenants sont égaux pour discuter, penser et en arriver à un consensus. L’implantation des Casques bleus, qui ont joué un rôle important dans des processus de paix dans le monde, viendrait de cette manière de voir et de résoudre les conflits.
Les Français de la Nouvelle France ont eu beaucoup de contacts avec les nations indiennes, et ce partout en Amérique. Les coureurs des bois ont exploré le continent en vivant souvent à la manière des peuples autochtones qui habitaient ces territoires. Une manière de voir, de vivre que le clergé et les missionnaires ont combattue farouchement. La confrontation du nomadisme et de la sédentarité.

C’est dans les quarante ans qui ont procédé la guerre civile européenne que les Canadiens d’origine outre-Atlantique ont décidé que les « Indiens », les « sang-mêlé » et les « Esquimaux » ne faisaient pas le poids devant notre supériorité, notre destinée darwinienne. Dès lors, nous avons résolu de les conduire vers l’oubli en mettant au ban leurs langues, leurs cultures, leurs rituels. Bien sûr, ce fut bien plus compliqué que ça. Dans un pays qui se voulait fondé sur le primat du droit, il fallait mettre en place des mécanismes respectables. Une pléthore de lois, de règlements et de structures administratives constituèrent une infrastructure juridique raciste et punitive dans les domaines social et économique. Les pensionnats autochtones ne furent qu’une arme parmi bien d’autres dans tout cet arsenal.  (p. 23)


PORTRAIT

Thomas King esquisse un portrait saisissant dans L’Indien malcommode où il multiplie les exemples de spoliation, de manœuvres pour déposséder les premières nations. John Saul en rajoute dans Le grand retour. On a défendu aux Indiens de danser lors d’une grande fête en Colombie-Britannique où le partage déconcertait les Blancs.
Que dire devant les Métis du Manitoba et Louis Riel ? L’aveuglement du gouvernement Macdonald s’y exprime de manière brutale. Il ne pouvait y avoir qu’un Canada blanc et anglophone.
Une suite de vols d’immenses territoires, de traités jamais respectés par des gouvernements qui mentaient sciemment. Heureusement, la situation semble vouloir évoluer et les nouveaux chefs sont particulièrement au courant des lois et des failles de ces traités qui ont toujours tourné à leur désavantage. Chose rassurante, leurs revendications semblent de plus en plus entendues par l’ensemble de la population et les tribunaux. L’arrivée de Idle No More a changé bien des choses.

Résultat : les peuples autochtones peuvent désormais s’engager dans des discussions publiques vastes se déroulant à l’intérieur d’un cadre différent. Ils peuvent affirmer avec confiance que les autorités canadiennes ne les ont pas écoutés par le passé, qu’elles n’ont même pas essayé de comprendre la vraie signification des propos que tenaient leurs interlocuteurs. Pire, il est évident que nos gouvernements ont tenté d’imposer des interprétations étroites et intéressées de tout ce qu’ils entendaient. Et c’est ce qu’ils ont fait depuis la seconde moitié du XIXe siècle. (p.77)

Les Autochtones ont réussi, avec une patience exemplaire, à contrer la mauvaise foi des gouvernants, leur refus de mettre en application des jugements qui donnent raison à leurs revendications et aux recours judiciaires qui s’éternisent. L’opposition des gouvernements et des Blancs devient de plus en plus difficile à justifier.

Puis vint la commission royale Erasmus-Dussault, dirigée par l’ancien chef national autochtone Georges Erasmus et le juge René Dussault. Les gouvernements ont ensuite, l’un après l’autre, fait comme si elle n’avait jamais existé. Mais son rapport de 1996 est un travail remarquable de recherche et d’analyse. Dans ses 4000 pages, le vrai rôle des Autochtones au Canada est défini et réaffirmé intégralement. Ses recommandations sont  d’une importance capitale. Mais la recherche sur laquelle elles s’appuient, avec ses recueils de textes historiques, à elle seule, fait que le rapport de cette commission n’a pas de prix. Cent quarante ans de déni, de tergiversations, de fausses représentations et de falsification historique, le tout perpétré par chacun des gouvernements successifs, historien après historien, un groupe d’intérêts après l’autre, tout cela se trouvait balayé. Ces deux commissions d’enquête ont mis en place le cadre intellectuel social et politique de l’actuelle renaissance autochtone. (p.86)


NÉGOCIATIONS

Le temps est venu de négocier avec les Autochtones et de réparer le mal que des centaines d’années de manipulations, de traités bafoués, de manœuvres pour les déposséder ont causé.
Le Québec a peut-être montré la voie en négociant La paix des Braves avec les Cris du Nord québécois. Le gouvernement Landry a accepté de parler avec les Cris de nation à nation, ce qui est arrivé rarement dans l’histoire du Canada. Il serait temps, dit John Saul, de mettre fin à des négociations qui n’en finissent plus et d’en arriver à une véritable entente dans le respect et l’écoute. Il prône aussi des gouvernements pour les régions nordiques et une université qui aurait pour tâche de redéfinir la vie dans ces conditions extrêmes, de découvrir d’autres façons de faire, de construire des habitations adaptées et particulières. Il est temps de conclure cette Approche commune qui semble vouloir battre des records de négociations qui tournent en rond.
Il est peut-être temps aussi de réfléchir à ce que l’on veut faire du Nord. Le plan du gouvernement québécois ne semble guère se distinguer de l’approche coloniale où l’on impose des façons de faire sans tenir compte des populations.

Les politiques d’assimilation ont échoué parce que les Autochtones ont le secret de la survie culturelle. Ils sont conscients de former des peuples possédant un patrimoine  unique et ayant droit à la continuité culturelle. C’est cela qui les amène à dresser des barrages routiers, à protester devant les bases militaires et à occuper des terres sacrées. C’est cela qui les fait résister au suicide culturel auquel les convie la société eurocanadienne lorsqu’elle les pousse à s’assimiler au nom de l’égalité et de la modernité. (p.257)


Peut-être que les mentalités ont évolué et qu’il est possible maintenant de penser à une nouvelle façon de se comporter et de vivre ensemble.
Espérons que la voix de John Saul, de Thomas King et de plusieurs chefs va permettre de régler une situation scandaleuse. Il est certainement temps de réparer les dégâts que la présence des Blancs en Amérique a causés. Le Nouveau Monde a des plaies à guérir et des situations qu’il doit avoir le courage d’affronter. La condition des Noirs aux États-Unis et les Autochtones partout au Canada et en Amérique ne peut plus être ignorée. Un livre qui arrive à point.

PROCHAINE CHRONIQUE : Un petit livre DE SERGIO KOKIS PUBLIÉ CHEZ LÉVESQUE ÉDITEUR.

LE GRAND RETOUR de John Saul est paru aux Éditions Boréal, 336 pages, 29,95 $.