jeudi 11 février 2016

Le roman joue-t-il encore un rôle dans la société

L’ART ET LA FICTION fascinent Sergio Kokis depuis toujours. Il s’est prononcé souvent sur la pertinence de l’œuvre d’art dans la société, s’est fait beaucoup d’ennemis en questionnant le rôle des musées dans la diffusion du travail conceptuel et éphémère (je n’ose pas parler d’art) qui mise sur l’idée plus que la réalisation. L’écrivain, tout comme le peintre, croit au travail qui témoigne et dérange. Nombre de ses romans décrivent des dictatures, particulièrement en Amérique du Sud, où des illuminés se sont approprié leur pays en interdisant tout ce qui contrariait leurs désirs. La littérature est toujours la première à passer sous le couperet de ces généraux. Cette fois encore, dans Un petit livre, Sergio Kokis s’attarde à cette question.

Anton Antonich Setotchkine enseigne la littérature russe à l’université de Moscou. Bien sûr, il respecte les diktats du parti communiste et s’en tient aux directives officielles. Pas question d’imposer des titres ou de mettre au programme des œuvres interdites par le régime. Au Québec, les enseignants, tout en respectant certaines directives, peuvent enseigner les ouvrages qu’ils souhaitent et faire souvent des choix étonnants.
Anton est un amoureux des grandes œuvres que le régime tient loin des universités. Dostoïevski est suspect et il est impensable d’enseigner les romans percutants du répertoire russe. Il faut s’en tenir aux écrivains autorisés. Je ne peux m’empêcher de penser à la littérature du terroir où le clergé au Québec imposait ses vues et sa propagande. Damase Potvin fut l’un des ardents défenseurs de cette approche cléricale qui ostracisait ceux qui refusaient de louanger la hache et la charrue. Jean-Charles Harvey a été « puni » parce qu’il avait osé transgresser la norme dans Les demi-civilisés.  
La dénonciation et la délation règnent en maître et il suffit d’une parole, d’une citation ou d’une discussion un peu animée avec un étudiant pour se retrouver devant un commissaire qui vous fait sentir coupable de tout.
Anton Antonich vit une vie plutôt terne et rêve de retrouver son indépendance. Son mariage avec une de ses étudiantes (il trouvait qu’elle ressemblait à Anna Karénine) est une terrible erreur. Varvara Petrovna est ambitieuse et participe à tous les comités pour faire avancer sa carrière. Bien sûr, des gens sont prêts à tout pour réussir, même à sacrifier des proches pour grimper dans l’échelle sociale. Et ils ne se retrouvent pas seulement dans les régimes totalitaires. Les absences de Varvara sont des moments de répit pour le professeur qui aime sa solitude, exagérer un peu avec la vodka, fumer tant qu’il veut et relire ses écrivains favoris.

Petit livre

En fin d’année, les étudiants doivent déposer des mémoires. La correction de ces amas d’idées convenues est une pénible corvée pour Anton Antonich. Il sait qu’il va retrouver les slogans du parti sur des pages et des pages, les clichés qu’il lit partout sur les grandes affiches de la propagande officielle.

La littérature contemporaine était devenue un terrain miné de la lutte de classes et il valait mieux faire attention lorsqu’on s’exprimait à ce sujet. Des goûts esthétiques avoués à la légère, y compris en musique, pouvaient receler de véritables aveux de culpabilité politique. Même certains titres de Dostoïevski étaient devenus introuvables en librairie, car suspectés d’idéologie réactionnaire. Après la mort d’Essenine et celle de Maïakovski, chacun savait que le métier des lettres était plus dangereux que celui de mineur. (p.17)

Parmi ces textes, l’enseignant découvre une note étrange de l’une de ses plus brillantes étudiantes, Olga Komova. Et un livre interdit par les autorités qu’elle a substitué à son travail de fin d’année. Nous autres, un roman signé par Iveguni Ivanovitch Zamiatine ne dit rien à Anton.
Que faire ? Se débarrasser de ce récit compromettant ou succomber à la curiosité avant de le remettre à l’étudiante. Il hésite, tergiverse, finit par le lire et rien ne peut plus être pareil. Zamiatine décrit une société où la pensée personnelle est absente. L’État, parfaitement rodé, décide tout et pense pour tous. Et si c’était le régime de Staline qui se cache sous cette fiction ? Anton Antonich pense à son séjour dans l’Armée rouge et ses études universitaires. Qu’est-il devenu, qu’est sa vie ? Et voilà qu’il est délégué pour représenter son université au congrès international des écrivains. Un grand honneur, peut-être aussi une corvée parce qu’il doit écrire des comptes rendus au jour le jour.


SUJET

La société sous Staline est décrite, les pénuries de marchandises, les magasins vides et les attentes qui n’en finissent plus pour se procurer un paquet de cigarettes ou une bouteille de vodka. Mais ce n’est pas le propos de Kokis. Il s’intéresse aux effets d’un livre qui dit vrai, qui bouscule des vérités et les lois immuables d’un régime totalitaire. Dans une telle société, la pensée originale, la réflexion personnelle fait perdre le pas et donne « un regard critique » sur son milieu. Anton Antonich comprend la force du roman de Zamiatine, le pouvoir subversif de cette prose qui semble si inoffensive au premier regard. Tout se complique quand Olga, son étudiante, est retrouvée morte dans une maison de campagne. Elle s’est suicidée selon toute vraisemblance.
Une machine impitoyable se met en branle. Il sera trahi par sa femme qui remet le livre interdit aux autorités pour se disculper et grimper peut-être dans l’appareil étatique.

LIBÉRATION

Dans sa cellule, on pourrait croire que l’angoisse et la peur vont terrasser le pauvre homme. Anton Antonich réfléchit et comprend où se trouve la liberté. Les interrogatoires lui font prendre conscience des ragots et de la délation qui règne partout. Les propos les plus anodins et les racontars deviennent des vérités. Il refuse de cautionner la bêtise. Son choix lui apparaît clairement. Il dit tout ce qu’il sait aux enquêteurs qui sont d’une étonnante compréhension même si la mécanique stalinienne ne fait pas de quartiers.
Le professeur de littérature trouve sa liberté dans son exil et ce village isolé. Les discussions avec un mathématicien et un peintre, juste avant de monter dans le train, lui font tout comprendre. Ils vont vers une liberté d’agir et de penser qu’ils ne peuvent imaginer à Moscou.

L’exil, mes amis, l’exil est le seul endroit valable pour une conscience lucide. Le mystère comme source de vie par opposition à la clarté blafarde du monde extérieur. Qui veut vivre dans un paradis ennuyeux ? Je crois que l’enfer est préférable, l’enfer des passions et des images bien contrastées. (p.210)

Même que le père de l’étudiante, un colonel  du KGB, lui procure des petites douceurs, comme s’il savait qu’au lieu de le condamner, il l’expédiait vers la liberté.

LIBERTÉ

Encore une fois, Sergio Kokis secoue les concepts de liberté, le rôle de la littérature et son pouvoir subversif. Ce que l’on ne fait plus guère dans notre société. On aime divertir, amuser et rire envers et contre tous. Les grandes œuvres sont dédaignées, oubliées ou supplantées par des fragments.
Il nous dit que la fiction doit bousculer sinon elle devient un outil de propagande. Bien sûr personne n’est envoyé dans un village du Lac-Saint-Jean ou de l’Abitibi parce qu’il a lu un livre de cet écrivain dans notre Québec d’austérité et d’anémies budgétaires. On pourrait toujours condamner le dissident à lire les succès du jour, à écouter des émissions où seulement quelques fidèles ont le droit de comparaître.
J’aime Sergio Kokis quand il jongle avec la pensée et qu’il secoue nos idées figées. Il joue alors pleinement son rôle d’écrivain et refuse d’être un amuseur. Il fait appel à l’intelligence, la réflexion et le dialogue s’engagent. Des propos qu’il faut sans cesse ressasser pour garder son droit à la liberté, la pensée et son autonomie. Les romans de Kokis sont souvent une gymnastique qui permet de retrouver des concepts que la publicité a tendance à occulter et à ridiculiser. Kokis joue alors parfaitement son rôle d’éveilleur de conscience.

PROCHAINE CHRONIQUE : Madame de Lorimier DE MARJOLAINE BOUCHARD PUBLIÉ CHEZ LES ÉDITEURS RÉUNIS.

Un petit livre de Sergio Kokis est paru aux Éditions Lévesque éditeur, 264 pages, 24,95 $.

jeudi 28 janvier 2016

Le Canada veut-il régler la question autochtone

LES INDIENS DU CANADA ET DU QUÉBEC ont fait  les manchettes récemment pour de bien mauvaises raisons. Femmes disparues qui semblent laisser les forces policières indifférentes et des témoignages troublants de femmes en Abitibi sur le comportement des agents de la Sûreté du Québec. Des propos qui ne semblent pas trop inquiéter le premier ministre Philippe Couillard qui s’en remet à Ottawa. Et encore dernièrement, un rapport qui démontre une discrimination certaine dans l’aide financière aux autochtones. Pourquoi tant d’hésitations avant d’enquêter sur des situations qui cachent une forme de racisme qui se perpétue à travers les décennies ? Heureusement, le gouvernement Trudeau a entendu pour une fois.

La situation des Autochtones a maintes fois été décrite par des écrivains québécois. Louis Hamelin dans Cowboy, Lucie Lachapelle dans Rivière Mékiskan et Histoires nordiques ou encore Jean Désy dans ses nombreux ouvrages. Plus récemment, Juliana Léveillé-Trudel, dans Nirliit, brosse un portrait des Inuit qui se débattent avec l’alcool, les drogues, une situation endémique qui ne cesse de s’aggraver, laissant les enfants à la dérive et permettant aux Blancs du Sud de perturber la vie des adolescentes. Richard Desjardins, dans Le peuple invisible, a réalisé un documentaire-choc qui illustrait des conditions de vie inacceptables. Plus récemment, Roy Dupuis, le narrateur du film L’empreinte d’Yvan Dubuc, débusque la pensée autochtone dans notre manière de vivre, de régler des conflits, de voir le monde et de l’habiter. John Saul abordait la question dans Mon pays métis, quelques vérités sur le Canada en 2008.
J’ai décrit cette situation en 1982 dans mon roman La mort d’Alexandre où des travailleurs forestiers, en Abitibi, se permettent toutes les agressions sur les femmes autochtones et pratiquent le viol en toute immunité. Cela fait plus de trente ans et la situation ne s’est guère améliorée. Je pourrais m’attarder aussi à Uashat de Gérard Bouchard. Ces auteurs dénoncent des situations depuis des décennies, mais qui prend la peine d’écouter les écrivains de nos jours ?
John Saul n’a jamais hésité à se déplacer partout au Canada pour écouter, discuter avec ces populations qui semblent avoir perdu leur raison de vivre. L’arrivée des Blancs a tout changé. Quand on pense que l’on a éliminé les chiens de traîneaux pour sédentariser des Inuit on peut se poser des questions. Saul s’est rendu à Mashteuiatsh pour y rencontrer Clifford Moar alors qu’il était chef de cette communauté.

PENSÉE MÉTISSE

L’essayiste démontre encore une fois que les contacts des arrivants avec les Autochtones ont marqué la pensée des Canadiens. Un propos que Roy Dupuis reprend dans le documentaire L’empreinte. Une manière de voir la réalité et de régler les conflits par une approche où tous les intervenants sont égaux pour discuter, penser et en arriver à un consensus. L’implantation des Casques bleus, qui ont joué un rôle important dans des processus de paix dans le monde, viendrait de cette manière de voir et de résoudre les conflits.
Les Français de la Nouvelle France ont eu beaucoup de contacts avec les nations indiennes, et ce partout en Amérique. Les coureurs des bois ont exploré le continent en vivant souvent à la manière des peuples autochtones qui habitaient ces territoires. Une manière de voir, de vivre que le clergé et les missionnaires ont combattue farouchement. La confrontation du nomadisme et de la sédentarité.

C’est dans les quarante ans qui ont procédé la guerre civile européenne que les Canadiens d’origine outre-Atlantique ont décidé que les « Indiens », les « sang-mêlé » et les « Esquimaux » ne faisaient pas le poids devant notre supériorité, notre destinée darwinienne. Dès lors, nous avons résolu de les conduire vers l’oubli en mettant au ban leurs langues, leurs cultures, leurs rituels. Bien sûr, ce fut bien plus compliqué que ça. Dans un pays qui se voulait fondé sur le primat du droit, il fallait mettre en place des mécanismes respectables. Une pléthore de lois, de règlements et de structures administratives constituèrent une infrastructure juridique raciste et punitive dans les domaines social et économique. Les pensionnats autochtones ne furent qu’une arme parmi bien d’autres dans tout cet arsenal.  (p. 23)


PORTRAIT

Thomas King esquisse un portrait saisissant dans L’Indien malcommode où il multiplie les exemples de spoliation, de manœuvres pour déposséder les premières nations. John Saul en rajoute dans Le grand retour. On a défendu aux Indiens de danser lors d’une grande fête en Colombie-Britannique où le partage déconcertait les Blancs.
Que dire devant les Métis du Manitoba et Louis Riel ? L’aveuglement du gouvernement Macdonald s’y exprime de manière brutale. Il ne pouvait y avoir qu’un Canada blanc et anglophone.
Une suite de vols d’immenses territoires, de traités jamais respectés par des gouvernements qui mentaient sciemment. Heureusement, la situation semble vouloir évoluer et les nouveaux chefs sont particulièrement au courant des lois et des failles de ces traités qui ont toujours tourné à leur désavantage. Chose rassurante, leurs revendications semblent de plus en plus entendues par l’ensemble de la population et les tribunaux. L’arrivée de Idle No More a changé bien des choses.

Résultat : les peuples autochtones peuvent désormais s’engager dans des discussions publiques vastes se déroulant à l’intérieur d’un cadre différent. Ils peuvent affirmer avec confiance que les autorités canadiennes ne les ont pas écoutés par le passé, qu’elles n’ont même pas essayé de comprendre la vraie signification des propos que tenaient leurs interlocuteurs. Pire, il est évident que nos gouvernements ont tenté d’imposer des interprétations étroites et intéressées de tout ce qu’ils entendaient. Et c’est ce qu’ils ont fait depuis la seconde moitié du XIXe siècle. (p.77)

Les Autochtones ont réussi, avec une patience exemplaire, à contrer la mauvaise foi des gouvernants, leur refus de mettre en application des jugements qui donnent raison à leurs revendications et aux recours judiciaires qui s’éternisent. L’opposition des gouvernements et des Blancs devient de plus en plus difficile à justifier.

Puis vint la commission royale Erasmus-Dussault, dirigée par l’ancien chef national autochtone Georges Erasmus et le juge René Dussault. Les gouvernements ont ensuite, l’un après l’autre, fait comme si elle n’avait jamais existé. Mais son rapport de 1996 est un travail remarquable de recherche et d’analyse. Dans ses 4000 pages, le vrai rôle des Autochtones au Canada est défini et réaffirmé intégralement. Ses recommandations sont  d’une importance capitale. Mais la recherche sur laquelle elles s’appuient, avec ses recueils de textes historiques, à elle seule, fait que le rapport de cette commission n’a pas de prix. Cent quarante ans de déni, de tergiversations, de fausses représentations et de falsification historique, le tout perpétré par chacun des gouvernements successifs, historien après historien, un groupe d’intérêts après l’autre, tout cela se trouvait balayé. Ces deux commissions d’enquête ont mis en place le cadre intellectuel social et politique de l’actuelle renaissance autochtone. (p.86)


NÉGOCIATIONS

Le temps est venu de négocier avec les Autochtones et de réparer le mal que des centaines d’années de manipulations, de traités bafoués, de manœuvres pour les déposséder ont causé.
Le Québec a peut-être montré la voie en négociant La paix des Braves avec les Cris du Nord québécois. Le gouvernement Landry a accepté de parler avec les Cris de nation à nation, ce qui est arrivé rarement dans l’histoire du Canada. Il serait temps, dit John Saul, de mettre fin à des négociations qui n’en finissent plus et d’en arriver à une véritable entente dans le respect et l’écoute. Il prône aussi des gouvernements pour les régions nordiques et une université qui aurait pour tâche de redéfinir la vie dans ces conditions extrêmes, de découvrir d’autres façons de faire, de construire des habitations adaptées et particulières. Il est temps de conclure cette Approche commune qui semble vouloir battre des records de négociations qui tournent en rond.
Il est peut-être temps aussi de réfléchir à ce que l’on veut faire du Nord. Le plan du gouvernement québécois ne semble guère se distinguer de l’approche coloniale où l’on impose des façons de faire sans tenir compte des populations.

Les politiques d’assimilation ont échoué parce que les Autochtones ont le secret de la survie culturelle. Ils sont conscients de former des peuples possédant un patrimoine  unique et ayant droit à la continuité culturelle. C’est cela qui les amène à dresser des barrages routiers, à protester devant les bases militaires et à occuper des terres sacrées. C’est cela qui les fait résister au suicide culturel auquel les convie la société eurocanadienne lorsqu’elle les pousse à s’assimiler au nom de l’égalité et de la modernité. (p.257)


Peut-être que les mentalités ont évolué et qu’il est possible maintenant de penser à une nouvelle façon de se comporter et de vivre ensemble.
Espérons que la voix de John Saul, de Thomas King et de plusieurs chefs va permettre de régler une situation scandaleuse. Il est certainement temps de réparer les dégâts que la présence des Blancs en Amérique a causés. Le Nouveau Monde a des plaies à guérir et des situations qu’il doit avoir le courage d’affronter. La condition des Noirs aux États-Unis et les Autochtones partout au Canada et en Amérique ne peut plus être ignorée. Un livre qui arrive à point.

PROCHAINE CHRONIQUE : Un petit livre DE SERGIO KOKIS PUBLIÉ CHEZ LÉVESQUE ÉDITEUR.

LE GRAND RETOUR de John Saul est paru aux Éditions Boréal, 336 pages, 29,95 $.

vendredi 15 janvier 2016

Comment guérir de son passé pour inventer l’avenir

LES ANNÉES SOIXANTE marquent un tournant dans la société québécoise. Comme si toutes les portes et les fenêtres s’étaient ouvertes aux idées qui secouaient le monde. Il aura fallu une longue germination pourtant avant que ces concepts s’imposent dans notre monde traditionnel. La main mise du clergé sur l’éducation et la santé prit fin alors. Les Québécois dépoussiéraient une histoire singulière qui leur permettait d’imaginer une nation et un pays. Cette idée avait fait surface ici et là au cours des siècles précédents, surtout en 1837 avec la révolte des Patriotes. Les écrivains témoignent de ces moments qui bousculent les époques. Marie-Claire Blais en 1965, dans Une saison dans la vie d’Emmanuel, décrivait cette avancée vers la modernité en donnant la parole à un nouveau-né. Denyse Delcourt, dans Rouge, nous plonge dans ce moment charnière où des traditions s’effritent. Le présent retient son souffle, ne sachant quelle direction prendre.

Le monde vient à peine de sortir d’une guerre et la paix fait rêver même si d’autres conflits éclatent partout. Les collèges classiques s’accrochent et les religieux doivent faire des compromis. Les filles s’assoient aux côtés des garçons dans une même classe. C’est déjà une révolution. Marie côtoie une mère qui vit dans les livres et perd contact peu à peu avec sa réalité. La fiction devient plus importante que son mari et ses enfants. Il y a aussi ce frère aîné qui glisse ses mains sous sa blouse. Wilfrid, son autre frère, devient passeur de drogues et sera emprisonné à Salem. Un lieu mythique avec ces femmes condamnées à mort en 1692 pour sorcellerie. Arthur Miller en fera un texte théâtral admirable. Un monde de superstitions, de craintes, une sorte d’écho à l’univers de Marie. Elle accompagnera son père aux États-Unis, mais que faire devant la justice et les avocats, ces geôliers qui piègent la vie ?
Le père est rongé par un cancer et Marie arrive mal à croire que l’avenir est possible. Elle est ballottée entre deux époques et plusieurs identités. L’univers est plein de trous qui menacent de l’avaler. La modernité repousse les idées anciennes, mais les excès de liberté peuvent vous casser. Wilfrid paiera cher sa témérité.

Les filles à l’école disent que la maison de Marie pue le fumier. Qu’elle vit dans un coin perdu de la ville et que sa mère, en plus, est bizarre. Certaines d’entre elles la plaignent. Pauvre Marie ! D’autres en secret se réjouissent. Dieu ne lui a-t-il pas déjà assez donné ? La beauté, la douceur, une grande intelligence. Ne serait-il pas injuste d’en rajouter ? (p. 17)


La marginalité et la différence ne sont jamais faciles à assumer. Cette mère qui navigue dans les livres et se transforme en héroïnes de fiction l’écrase, ce frère qui s’approprie son corps est une menace horrible. Et tous les mystères qui rôdent, les fictions et les imaginaires qui troublent l’innocence de l’enfance. Tout change, tout se désagrège et que faire quand on a la certitude d’être seule à porter le poids de la Terre.

CLIMAT

J’aime ce flou, ce monde à la fois concret et imaginaire, cette magie qui se glisse dans la vie de tous les jours, les rêves qui moulent les personnages. Les chevaux semblent tenir tête à la folie. Comme si les personnages de Delcourt étaient emportés par des forces telluriques. Des glissements entre le je et une narration au il, une perte d’identité et une affirmation aussi.
Le grand cheval blanc permet à Marie d’échapper à son univers étouffant. Et il y a Thomas, toujours attentif et discret. Thomas le saint, l’ange de dévotion, l’amant en attente. Et  Clotho, une fillette qui va et disparaît comme dans les contes, qui colle à Marie comme sa conscience, qui veut peut-être la prévenir que le destin ne s’éloigne jamais. Personnage étrange, réel ou inventé, possible et concret qui pourchasse la jeune fille dans cette fin d’époque où l’on étudiait des histoires de dieux qui se disputaient l’attention des humains.

— Tiens, je te dirai quelque chose, reprit-elle. L’une est une fleur qui tremble quand on l’approche — une rose, une orchidée ou bien, si tu veux, un iris. L’autre est un dragon. Je l’ai vu. Il est ocre avec des écailles mauves. Moi, je sais ce qui se passe dans les chambres la nuit. De mon côté, rien à craindre, je suis Clotho, intouchable, alors que toi… (p.10)

Clotho sait tout, voit tout, même ce que Marie refuse d'avouer.

SOUVENIRS

J’ai étudié alors que les collèges classiques vacillaient et que l’avenir rendait mon père songeur. Il n’aimait pas. Il savait que son monde s’éloignait à grands pas. J’ai côtoyé des frères enseignants qui cherchaient à s’adapter et qui remettaient leurs croyances en question. Le curé de mon village continuait à prêcher comme si le monde s’était arrêté en 1920. Nous avions un passé de peurs, de croyances, de péchés et de fautes. La modernité et la liberté étaient particulièrement inquiétantes.
Marie est peut-être aspirée par le monde de sa mère. Comment savoir ? Comment survivre quand on se retrouve seul et que tout se désagrège ? Comment sourire quand on se sait souiller par son frère ?

C’était surtout les romans dans lesquels l’amour se conjuguait avec la mort qui lui plaisaient. Lorsque se doigts tombaient par chance sur l’un d’eux, elle poussait un petit cri de joie. Qu’elle ait déjà lu ce roman plus d’une fois n’avait pour elle aucune espèce d’importance. Son cri ressemblait à celui d’un oiseau. Puis, pour lire, à la maison, elle se mit bientôt à s’habiller d’une façon singulière. Ainsi pouvait-on la voir à la cuisine, au salon ou dehors, tourner les pages de son livre avec des mains gantées de noir ou encore, vêtue d’une robe longue en lamé avec, autour du cou, un boa de plumes bleues. Il pouvait aussi arriver qu’elle porte en lisant une jupe d’écolière, trop courte pour elle, et des bas mi-jambe glissant sur ses mollets. (p.22)


J’aime ces romans où le réel et l’imaginaire se bousculent. Denyse Delcourt montre bien ces tremblements d’être, ces gestes qui peuvent pousser autant du côté des vivants que des morts. Tout se mélange comme dans un commencement du monde où il faut séparer le haut et le bas, la terre et les eaux. Le lac avale les gens et la réalité n’est pas ce que nous croyons. Un monde en fusion où passé, présent, avenir plient le corps.

CHANGEMENT

Denyse Delcourt s’intéresse aux mythes, aux légendes, aux mystères, aux contes qui tapissent la réalité. Qu’est le réel sinon ce mélange ? Que dire quand la pensée occidentale s’est forgée sur un monde de dieux jaloux qui n’ont cessé de se faire la guerre ? Faut-il s’éloigner des mythes pour faire place à la raison ? Faut-il abandonner les rêves et les mystères quand on s’aventure hors de l’enfance ? Comment oublier ce qui vous a brisé l'âme ?
J’aime cette écriture qui invente une réalité qui ne cesse de nous déboussoler. Il faut une certaine magie pour y arriver.

Le temps est un oiseau qui, très haut sous la voûte céleste, vole. À chaque fois qu’ils se voient, l’oiseau, cependant, se rapproche. Ainsi, après deux mois, a-t-il parcouru une distance considérable. Il va trop vite, vraiment. Voilà qu’à présent, juste au-dessus d’eux, il tournoie, décrivant, au fil des nuits, des cercles de plus en plus étroits. Ses ailes battent tout contre leurs corps pendant qu’ils s’aiment, insouciants. (p.49)

Un roman que l’on ne rencontre guère dans une époque où il faut être efficace, terre à terre et souvent se confiner aux affres du quotidien. Denyse Delcourt préfère flirter avec les contes de notre enfance, une dureté impitoyable qui provoque le vertige.

Le corps a sa propre mémoire. Il se souvient des outrages, des caresses hideuses et de la honte du plaisir. Tout s’inscrit dans les muscles. Il suffit que quelqu’un s’approche de trop près pour qu’ils se contractent aussitôt. Je parle de ce premier instant où Thomas m’a serrée contre lui. Prise au piège, impuissante, terrifiée : lâche-moi ! Et puis, comme avec Charles lorsqu’il… mon corps se met à flotter au-dessus de cette fille qu’on touche et qui n’a rien à voir avec moi. Froide, je ne ressens rien du tout. Mais quand ensuite Thomas, doucement, trace avec les doigts la courbe de mes lèvres, j’entrevois la possibilité du salut. Un jour, nue, ouverte et vulnérable, je me laisserai glisser dans la vérité du désir.  (p.110)

Un roman exigeant, beau de finesse, comme une petite lumière dans une époque où le passé ne peut rassurer et où l’avenir se dresse comme un mur. Une société en mutation qui emporte les rêves, les craintes et les espoirs et nous laisse devant un je qui voudrait peut-être devenir un il pour guérir ces blessures enfouies dans son corps. Il faut peut-être une mutation pour changer sa vie autant que son époque. Il faut guérir du passé pour inventer l’avenir.

PROCHAINE CHRONIQUE : LE GRAND RETOUR DE JOHN SAUL PUBLIÉ CHEZ BORÉAL ÉDITEUR.

Rouge de Denyse Delcourt est paru chez Lévesque Éditeur, 132 pages, 23 $.

lundi 4 janvier 2016

Jean Pierre Girard s’attarde aux petits riens de la vie


JE RÊVE SOUVENT de n’être qu’un regard sur le jour, de m’installer à une terrasse, comme quand je suis en flagrant délit de voyage, et regarder les gens aller et venir, surprendre un mot, voler un bout de phrase et imaginer des rencontres et des vies différentes. Devenir le témoin de ces gens qui s’agitent dans leur quotidien et les autres, ceux qui flânent dans une voyagerie, cherchent peut-être le secret de la vie dans un regard. J’aime être celui qui perd son temps devant un café ou un verre de vin. Ne rien faire… Juste être celui qui aime les choses inutiles comme le chantait Sylvain Lelièvre et en faire un art de vivre.

Ce que j’ai aimé m’aventurer dans Chroniques de riens de Jean Pierre Girard où l’écrivain débusque ce qui semble futile, une perte de temps, ces moments qui passent comme un petit nuage devant le soleil. C’est un sourire, une phrase qui vous immobilise dans votre lecture, le geste d’un ami ou encore une remarque entendue à la radio. Il y a le battement des paupières de la femme aimée ou un appel d’un ami qui pense à vous à l’autre bout du monde. Ces moments qui n’intéressent jamais les médias, mais qui tissent la trame de notre existence.
Certains ont fait de cet art de véritables chef-d’œuvre. Je songe à Marcel Proust qui a su, dans La recherche du temps perdu, ciseler ces petits riens comme des fleurs fragiles. Le geste de verser le thé, de tremper une Madeleine dans le liquide chaud, la lumière d’une fin de journée ou une petite musique qui vous envahit et tourne, et tourne…

Je ne sais pas exactement par quel sentier monter jusqu’à ton épaule, où passer, quels ponts traverser, et puis tu vas sentir de petites bestioles dans ton cou en lisant ceci, mais ça se veut franc, juste une déclaration, pas de lézard, c’est plein d’amour, c’est comme une évidence qui transiterait par ta clavicule, et j’ai même un peu peur que le bruit des touches sur le clavier ne t’éveille, à des milliers de kilomètres, je commence à croire à des choses bizarres. (p. 33)

Pourtant, l’époque ne pense qu’en terme de vitesse. Le désir doit être comblé dès qu’il surgit. La pulsion ne tolère aucune attente. Les commerces bourdonnent jour et nuit et les informations en continu forment une sauce indigeste à force d’être ressassées. Elles finissent par perdre leur substantifique moelle comme le répète Victor-Lévy Beaulieu.

LA VIE

Jean Pierre Girard s’attaque à cette redoutable tâche d’aller à contre-courant. Il veut effleurer ce qui fait que les jours passent, que l’on partage son espace avec un être aimé, que l’on cherche à prendre un café ou un verre avec des amis, lire ou encore circuler sur son vélo électrique, rêver devant une phrase d’un écrivain dans une vitrine de Joliette. Tout ce futile qui ne trouve jamais sa place devient le terreau de chroniques particulièrement sensibles et pertinentes. L’écrivain réfléchit, prend des notes au cas où il lui viendrait l’idée de s’attarder.

Les mots sont là pour nous mettre en contact avec ce que nous sommes, et pour nous faire jouir de la vie, littéralement, et je ne blague pas, j’ai bien écrit : jouir. Goûter, savourer, rire, ressentir. Pas seulement (voire bêtement) pour communiquer. Toutes les autres langues sont là pour communiquer, du reste. (p. 38)

J’aime ce fureteur qui débusque ce que nous ne voyons plus ou encore le geste stupide d’un homme qui lui balance ses cochonneries par la tête quand il le dépasse en camion. J’ai vécu un moment semblable à bicyclette. Un mastodonte énorme et inutile roulait en sens inverse et il a foncé sur moi, me forçant à dévier sur l’accotement et à frôler la catastrophe. J’en fus perturbé pendant des jours. La bêtise vous gâche toujours l’existence.

LUMIÈRE

Heureusement, Jean Pierre Girard ne s’attarde pas au côté sombre des jours. Il tourne autour de la femme désirée, des mots que l’on dit sans trop y penser, de ses parents, des leçons de vie, de certaines lectures, d’un voyage dans l’envers du monde en Haïti, de ses vies antérieures aussi, celles d’avant où il travaillait la terre ou s’occupait des vieux. Avant d’être l’âme des donneurs de Joliette où des écrivains rencontrent des visiteurs, rédigent une lettre pour eux. Un geste fabuleux que celui de prêter ses mots pour dire je t’aime, que la vie de l’autre se situe au centre de son existence.

Être seul, soi-même, près du corps d’un être qu’on aime, à proximité de lui, est une des expériences les plus douloureuses et en même temps les plus élevées, les plus nourrissantes qu’il se puisse exister. Et cela, pour les deux personnes impliquées : elles doivent enfin baisser les bras, abandonner la paroi si solide des corps et des opinions tranchées, abandonner certains souvenirs aussi, peut-être moduler les conversations, dire clairement certaines choses et en laisser flotter certaines autres. C’est « l’art d’agréer », de Blaise Pascal, poussé à son point le plus humain : celui qui côtoie la fin. (p. 184)

Il suffit de s’asseoir devant une tasse de café pour que ces riens qui changent tout approchent sur la pointe des pieds. C’est possiblement l’essentiel, ce qui fait la civilisation.
J’écris cette chronique et il neige. Une neige fine qui effleure le rebord de la fenêtre et pousse le pays dans hiver. Je pense à certains jours de mon enfance, au grand bonheur de skier avec les arbres qui respirent tout autour. Comme hier, quand je suis allé courir dans la forêt et que je me suis arrêté devant les traces d’un orignal. J’aurais tellement aimé voir cette grande bête qui tient tête au froid avec une discrétion remarquable. Un rien, mais un moment de bonheur intense, de magie.

IMAGES

Jean Pierre Girard aime les mots, les phrases, les images. Normal, direz-vous, pour un enseignant qui a donné des cours de création littéraire même s’il ne croit pas beaucoup que cet art s’enseigne. On peut aider cependant, comme quand un enfant commence à aller à bicyclette.
Il ose répondre aux prophètes de la radio qui ne lancent pas une phrase sans agiter le mot liberté. Ces médias putrescents qui permettent à la bêtise de s’enraciner, particulièrement aux États-Unis où ils font en sorte qu’un Donald Trump peut devenir le candidat des républicains. Une belle manière de pervertir la démocratie par la bêtise, le sophisme et l’obscurantisme. Ces prédicateurs de l’ego expliquent pourquoi la région de Québec ressemble au triangle des Bermudes. On n’absorbe pas un poison à petites doses le matin dans son jus d’orange sans conséquence.
Ce n’est pas ce qui domine dans Chroniques des riens, bien sûr, je me suis laissé emporter. Girard nous entraîne dans ses souvenirs, des amours présentes et en allées, évoque des gestes qui marquent la vie. Je pense à cette scène où il masse les pieds de son père qui attend à l’hôpital, au bout de son souffle, dans le dernier méandre de sa vie.  

J’ai vingt-deux ans, je fais le voyage trois fois par semaine au CHUS (Sherbrooke), en passant par les terres, je montre à mon père les caricatures récentes du Nouvelliste — le quotidien de Trois-Rivières. La plupart du temps, après qu’il s’est vaguement informé des vaches et de la ferme, on ne parle plus, je lui masse les pieds. Jamais avant cet été-là, je n’avais touché les pieds de mon père, et je lui serai toujours reconnaissant de m’avoir montré qu’il était possible d’être un homme en même temps que de rester fragile. Et que c’était même un très beau projet. (p.184-185)

Jean Pierre Girard propose plus que des chroniques. Il faut parler d’une rencontre avec un humaniste (ils ne sont pas si nombreux dans le monde des écritures), un cueilleur de sens dans un « merci » ou un « je t’aime », un « à demain ». Tout ce qui dit et montre que l’autre est nécessaire et que s’il disparaissait brusquement, la vie mettrait un genou au sol. Pas qu’elle ne peut continuer, mais elle claudiquerait pendant des jours. Je pense à mon amie Nicole Houde qui se retrouve à l’hôpital. Je lui dis de s’accrocher parce que nous avons besoin d’elle, de ses mots, de ses images et de ses histoires.

C’est par le langage, par le lexique, par le vocabulaire, qu’on va vous apprendre des choses, et c’est aussi par le langage qu’on va vous séduire, vous approcher, vous convaincre, vous flatter. Le langage est une passerelle sans égale vers l’individu et ses désirs, ses idées, ses espoirs, ses craintes. L’outil le plus nuancé, le plus rapide et le plus juste, afin de rejoindre quelqu’un. (p.256)

Quel bonheur de lire un homme qui prend le temps de s’attarder près de ceux qu’il aime, qui connaît la joie de lire un poème ou partage une réflexion sur le langage et ces proverbes qui ont perdu leur sens dans le monde de Facebook. Comme si la langue ne cessait de s’appauvrir depuis l’avènement des communications numériques et des téléphones intelligents. Quand un mot disparaît d’une langue, c’est une partie de l’âme humaine qui s’effrite.
Et je me suis surpris à surveiller la mésange qui me dit qu’elle est là le matin à l’arrivée du jour. Elle s’accroche au bord de la fenêtre et me demande comment vont mes phrases.
Oui, les chroniques de Jean Pierre Girard sont contagieuses et risquent de changer votre regard. Voilà une belle générosité, de l’empathie, ce qui est rare à notre époque. Il faudrait placer des exemplaires de ces chroniques dans les salles d’attente du Québec pour oublier nos petites angoisses, vivre le présent, le maintenant qui emporte tout.

PROCHAINE CHRONIQUE : ROUGE DE DENYSE DELCOURT PUBLIÉ CHEZ LÉVESQUE ÉDITEUR.

Chroniques de riens de JEAN PIERRE GIRARD est paru aux ÉDITIONS DRUIDE, 288 pages, 22,95 $.

vendredi 18 décembre 2015

Et si Charles Baudelaire avait eu une fille

UN ÉCRIVAIN FAIT SOUVENT tourner les têtes, devient un phare pour ses contemporains. Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du Mal, est l’un de ceux-là. Les lecteurs ne cessent de se pencher sur son œuvre poétique pour en découvrir des facettes. Sa vie a été marquée par les excès et la syphilis qui finira par l’emporter à l’âge de 46 ans. Gilles Jobidon s’attarde à une courte période de la vie du poète qui est demeurée obscure. Un voyage, quelques semaines mystérieuses, un flou où tout peut arriver. Bernard-Henri Lévy a fait le contraire dans Les derniers jours de Charles Baudelaire où il présente le poète aphasique et délirant à Bruxelles. Que se passe-t-il alors dans sa tête, quels moments s’imposent dans ses éclairs de lucidité ? Deux regards, deux façons de rendre hommage à un artiste qui a marqué son époque et la poésie.

Le jeune Baudelaire s’encanaille dans ce Paris de tous les excès au grand désespoir de sa mère Caroline et de son beau-père, un général aux idées précises. On décide de lui faire voir l’ailleurs. Il part pour les Indes, autant dire l’envers du monde. Le voyageur ne parviendra jamais à destination, faisant escale aux Mascareignes après un naufrage où il échappe de justesse à la mort. Que fait-il alors, qui rencontre-t-il ? Gilles Jobidon décrit un jeune homme capricieux qui ne supporte pas les contradictions. Comme si le monde tournait autour de sa personne et que ses pulsions et ses désirs décidaient de tout. Nous sommes en 1841, loin de la bohème et des prostituées de la Ville lumière, dans une société coloniale tenue en marge du temps. Il a dix-neuf ans et la poésie ne permet pas de gagner sa vie. La situation n’a guère changé. Encore de nos jours, c’est faire vœu de pauvreté. Je pense à Gaston Miron qui, malgré sa notoriété, a toujours eu du mal à s’installer dans la vie. Autrement dit, il faut un vrai métier avant de s’adonner à la poésie.

Par tous les moyens, Aupick essaie de mettre du plomb dans la cervelle de son beau-fils. Il cherche à l’arracher aux liaisons corrosives avec les ivrognes, les drogués, les dandys qu’il fréquente. Il veut le sauver des griffes des prostituées juives et mulâtresses vers qui il pellette l’argent extorqué à sa mère. L’ambition du général est de le soustraire aux cafés, aux bars, à ces égouts fumants où il récite des vers pour une carafe de piquette. (p.26)

Le jeune Baudelaire se dirige vers sa majorité. Il va alors toucher l’héritage de son père, une somme importante. Caroline, sa mère, aimerait bien que son fils retrouve un certain bon sens et ne dilapide pas son argent dans les milieux malfamés qu’il aime particulièrement. Les voyages forment la jeunesse, dit-on, et l’expédier au bout du monde va peut-être lui faire voir les choses d’un autre œil.

RENCONTRE

Le Baudelaire de Jobidon croise une musicienne remarquable qui n’a jamais joué devant un public. (C’est elle qui s’adresse au lecteur au tout début et au jeune Baudelaire.) On comprend qu’elle est Noire. Le racisme permet ce genre de stupidité dans un milieu qui n’a guère évolué. Elle aime cet être entier, amoureux de sa mère et souvent imprévisible.
Il s’installe à l’hôtel le plus dispendieux, se donne des manières et ne sort jamais sans une tenue impeccable. Cette Maah, mère, qui peut aussi s’appeler Maude, Louise, Berthe ou Dorothée, est une prostituée à la retraite qui vit au milieu des esclaves où elle prédit l’avenir. Une sorcière qui sait les choses visibles et invisibles. Ces êtres d’exception ne pouvaient que s’aimer, se heurter et se faire mal.

Tu ne t’es pas encore défait de ton enfance. Tu ne le feras jamais. Tu es aussi esclave que nous l’avons été, à ta manière. Ton arrogance est celle des timides. Des riches. Des nantis. De ceux qui se croient invincibles. De deux qui ont si peur qu’ils prennent toute la place. Quand tu es entré, j’ai songé à ce que ma mère aurait dit en te voyant : « Tiens, v’là l’corbeau. » Je t’ai fait enlever ton chapeau, ta cravate, tes gants et ta redingote, l’attirail de boulevard que tu portes malgré cette chaleur. Tu as vingt ans et tu t’habilles comme un banquier qui court chez les filles à la pause de midi. Les Blancs n’ont pas appris à respirer. (p.14)

Gilles Jobidon imagine une fille à ce couple qui échappe à toutes les normes. La petite B. viendra rejoindre le poète à Paris. D’une beauté remarquable, elle posera pour les peintres. La belle métisse, l’étrangère fascine Baudelaire. Sa relation avec Jeanne Duval, son amante aux bijoux sonores, le démontre amplement.

UNIVERS

Jobidon nous entraîne dans l’univers du poète qui a vécu toutes les expériences et tâté de l’opium. Un monde où l’on cherche à s’ouvrir l’esprit, traque des obsessions où le réel et l’imaginaire se confondent. Il faut cela parfois pour pousser l’art dans une dimension autre et apercevoir peut-être une réalité différente.
Baudelaire aura des amours troubles avec sa fille. Jobidon en dit juste ce qu’il faut pour que nous comprenions. Caroline, la mère de Charles, n’aura pas besoin d’explications quand elle rencontrera Laura et son fils.

Je ne sais pas comment elle réussit à entrer ici, mais elle se trouve face à moi, dans mon salon. Elle semble nerveuse. Elle n’a pas encore ouvert la bouche que j’aperçois un enfant qui se cache derrière ses jupes, un petit garçon. Je crois que je vais défaillir. C’est lui. C’est Charles à son âge. Il a les cheveux bouclés et le teint plus foncé, mais c’est lui, je vous jure, les mêmes traits, les mêmes yeux perçants. La jeune femme commence à déballer sa salade, mais je ne l’écoute pas. J’ai tout compris avant même qu’elle n’ouvre la bouche. Je suis devant mon petit-fils. Je suis fascinée par le garçon qui quitte sa mère pour s’asseoir près de moi, comme s’Il me connaissait depuis toujours. Je fonds en larmes. Ma vie bascule. Seule une mère amputée de son fils peut comprendre ce que je ressens. (p.126)

La jeune femme ira vivre aux États-Unis avec Charlot. Et il y a ce père dont Laura ne parle jamais. On comprend pourquoi.
Un dernier volet californien, dans un pays que Baudelaire connaissait par certains de ses écrivains. L’Amérique où l’on peut réinventer le monde par les arts nouveaux et où tout devient possible. Molly Sin s’affranchit malgré son handicap et son fils, Jesse, vit la solitude et les grands questionnements. 

RISQUE

C’est toujours risqué de s’aventurer dans la vie d’un personnage connu. Les admirateurs peuvent se manifester de façon virulente. Il faut aussi que la vie du personnage permette de greffer notre imaginaire à son réel. Nous voilà dans un monde étrange, fascinant, troublant comme le fut la vie de Charles Baudelaire. L’aventure américaine m’a particulièrement plu. Nous sommes dans l’étrange, le différent qui a toujours attiré le poète. Voir le beau au-delà du mal et du bien, voir autrement la vie qui ne peut que décevoir.

C’est la première épouse  d’un marchand, sa reine captive. Il n’a pas besoin de la séquestrer au faîte de la plus haute tour, elle ne peut pas s’enfuir. Ses pieds sont un désastre. Ils sont bandés lorsqu’elle a quatre ans pour conserver la taille d’un bouton de fleur de lotus. Les orteils sont repliés, ourlés sur eux-mêmes, entourés de bandelettes resserrées un peu plus chaque jour, jusqu’à la fracturation des os. Trois pas sont un supplice, dix une crucifixion. Sa famille la marie en bas âge avec un garçon d’une ville, d’un village éloignés. Il est à peine plus âgé qu’elle. À quinze ans, elle devient sa génisse. Elle n’a que des devoirs, lui, des leçons à lui faire. Quand il s’enrichit, il prend autant de concubines que son banquier le lui permet. Elle ? Elle ne sort presque jamais, elle pond. Elle pond à faire peur. Un jour la Terre s’appellera la Chine. (p.144)

Un roman qui repose sur le détail et la finesse, nous égare volontairement pour nous ramener à des personnages qui bousculent leur société et des manières de voir. Peut-être que Charles Baudelaire avait pressenti que les États-Unis deviendraient la puissance du monde moderne en traduisant Edgar Allen Poe. Geste rare à l’époque.
La France, surtout Paris, se voyait comme le centre mondial de la culture, des arts visuels et de la littérature. On verra nombre d’écrivains américains par la suite vivre en France avant de connaître la célébrité. Je pense à Ernest Hemingway, Gertrude Stein, Henry Miller et même Paul Auster, notre contemporain. James Joyce y fera aussi une escale et y publiera son Ulysse grâce à madame Stein.
Gilles Jobidon est toujours aussi exigeant avec son lecteur qu’il l’est avec lui. Un roman magnifiquement écrit qui mise sur l’ombre et la lumière pour créer une fiction qui ne trahit pas l’auteur des Fleurs du Mal. J’aime les textes qui demandent toute mon attention et qui peuvent parfois me déjouer avec ses multiples narrateurs.
Heureusement, il y a encore des Gilles Jobidon pour faire confiance au lecteur sans jamais faire de compromis. Parce qu’après tout, un roman est l’art du texte et une exploration qui permet de secouer le langage. Jobidon réussit parfaitement l’exploit avec La petite B.

La petite B. de Gilles Jobidon est paru chez Leméac Éditeur, 232 pages, 25,95 $.