jeudi 14 mai 2015

Se voir vieillir dans les yeux de sa mère


LES GENS VIVENT de plus en plus longtemps et tous, à partir d’un certain âge, doivent être accompagnés dans une vie qui s’étire. Ce n’est jamais facile, surtout dans une société où il faut courir derrière soi pour arriver à la fin de la journée. Le vieillissement, même si on parle de l’âge où tout est possible, n’est jamais le paradis que l’on montre à la télévision. Le corps s’use, la mémoire a des fuites et il faut de l’aide pour les choses quotidiennes. Les enfants doivent « adopter » leurs parents d’une certaine manière. Patrick Nicol a vu sa mère se couper de son environnement, devenir sourde et confuse.

 Le cégep où enseigne Patrick Nicol, qu’il a fréquenté étudiant. Sa région, sa ville, Sherbrooke. Il y a fait sa vie, a connu des amours et eu une fille. Ses étudiants le bousculent, l’épuisent. Enseigner est devenu l’art de la grande séduction… Une sorte de spectacle où vous risquez tout sur scène.

On dit que cette génération est celle du Je. J’ignore à quel point c’est vrai, mais je sais que mes étudiants répondent bien quand un autre Je se dévoile devant eux. Dans cette institution d’enseignement supérieur, j’en suis donc réduit à parler de ma mère et de la piètre opinion qu’elle a des hommes. Je peux dire : « Ma mère a été longtemps malheureuse », et cette phrase n’aura d’autre effet que d’accélérer le réveil de chacun.  (p.10)

Parler de soi pour toucher les jeunes dans leur vécu. Faut-il parler de soi pour attirer l’attention du lecteur ? Faut-il que le Je de l’écrivain titille le Je du lecteur ? Un récit, un album où l’écrivain nous entraîne dans sa réalité, ouvre le gros livre où il conserve des photos anciennes où sourient des hommes et des femmes que personne ne reconnaît. Qui sont ses ancêtres ? Avons-nous oublié de transmettre le nom de nos grands-parents à nos descendants ? Peut-être que nous sommes une génération de perdus et d’oublieux en ce qui concerne l’histoire familiale et collective ? Peut-être que le Je est en train de tuer le Nous qui nous constitue.

Sur la plus vieille photographie de la boîte apparaît la famille du père de ma mère. On dirait une bande de moujiks posant devant leur case en Sibérie. Si je la lui montre, maman ne reconnaîtra presque personne. Elle fait un peu mieux devant les photos de ses oncles et ses tantes du côté maternel, mais plus pour longtemps. (p.26)

Il y a quelque chose de tragique dans cette réalité.

LES LIVRES

J’aime quand il s’attarde à André Langevin et Gabrielle Roy, mais je ne suis plus de la génération à étudier dans un cégep. Comment parler d’une réalité à laquelle nous avons tourné le dos ? Notre passé n’est plus notre maître pour paraphraser Lionel Groulx. Comment aller vers les autres, évoquer une histoire récente, comprendre son époque et celle de ses parents ? L’enfermement sur le présent est une négation de l’histoire, de la littérature, de l’identité collective. Devenons-nous une société aphasique, incapable de reconnaître qui nous sommes en cette terre d’Amérique ?

Je ne sais plus ce qu’il convient de montrer à mes étudiants. Ils rigolent quand je projette le portrait d’Adjutor Rivard dans sa toge de l’Université Laval, mais ils rient tout autant devant Raôul Duguay barbu, les cheveux longs, ou René Angélil dansant aux côtés de Pierre Labelle et d’un troisième larron. Et c’est toujours le même rire, la même distance. Je ne sais plus quoi dire pour tirer ces images de leur insignifiance. (p.25)

Nicol reste discret, mais nous comprenons qu’il a vécu une séparation, qu’il s’est occupé de sa fille. Il y a aussi des voyages, des rencontres et la mère qui tourne dans un monde où elle n’entend plus, ne voit presque plus. Elle s’enferme dans une coquille et le fils doit lui acheter des vêtements et s’occuper un peu à tout. Curieusement, l’écrivain est tout autant en retrait du monde. Il reste spectateur lors de ses voyages ou encore pendant les réunions avec des collègues. Les oublis de sa mère sont-ils aussi les siens ? Qui est cette femme qui l’a mis au monde et qui est-il dans ses amours et ses contacts avec les étudiants, les collègues et les livres ? Faut-il décrypter sa vie comme d’anciennes photos qui ne disent plus rien ?

ÉTRANGER

Il est pénible de vivre cette période où les parents deviennent des étrangers. Je pense souvent à mon père qui nous regardait sans rien dire quand nous allions le visiter à l’hôpital. Et après bien des bouts de phrases qui cachaient notre malaise, il demandait qui nous étions. Je baissais la tête et il repartait vers sa chambre sans rien ajouter. Ne plus avoir le regard de son père est terrible. Il m’est arrivé aussi de sourire à ma mère de quatre-vingt-dix ans qui parlait de moi en pensant que j’étais un autre de ses fils ou un voisin, ou un cousin. Quand je lui ai expliqué qu’elle parlait de moi, elle a ri et dit que j’étais un menteur.
Si la vieille femme est une étrangère pour Patrick Nicol, la jeune mère qui faisait des exercices dans le salon avec un dictionnaire dans chaque main est aussi une inconnue. Qui était cette femme enceinte à dix-huit ans et qui est parti rejoindre son père à Chicoutimi, subissant l’opprobre de sa famille ? Qui était cette veuve qui criait pour exister peut-être dans son corps et dans sa tête ?

Ces temps-ci, je parle de ma mère avec la même indécence, la même abondance de détails sordides que se permettent les parents de jeunes enfants. Mais la nouvelle maman a sur moi un avantage : ce qu’elle raconte émeut plus qu’il ne dégoûte. Chez moi, ce ne sont qu’ongles noirs et longs, cataractes et champignons couvrant les pieds… ou la liste fastidieuse des chaussettes, des protège-dessous qu’il me faut acheter et des piles, les piles de son appareil auditif qui n’arrêtent pas de se vider. (p.82)

Qu’on le veuille ou non, c’est toujours soi que l’on regarde quand on accompagne une vieille femme qui traîne les pieds dans un couloir d’hôpital. C’est toujours un peu soi que l’on apprivoise ou que l’on repousse en détournant le regard. Quel vieillard serons-nous quand nous toucherons le bout de son siècle comme il est possible de le faire maintenant ? Qui serons-nous quand nous ne serons plus capables de nous occuper de nos vêtements ou de nous nourrir ? Qui comprendra nos images et nos façons de dire ? Qui lira encore mes livres ? Serons-nous des Florentine Lacasse de Bonheur d’occasion ou la Madeleine de Poussière sur la ville d’André Langevin ?
La vie est encore et toujours une lutte pour défendre son autonomie. Devenir adulte, c’est s’arracher à la dépendance et subvenir à ses besoins. Vieillir fait glisser vers une perte de liberté qu’il faut accepter. Une dépendance. Patrick Nicol nous pousse dos au mur et il est  impossible de se défiler. Il faut avoir le courage de regarder vieillir sa mère et aussi de se voir prendre la même direction. Cela s’appelle peut-être de la sagesse, peut-être aussi du réalisme.
La nageuse au milieu du lac m’a secoué tout au long de ma lecture. J’ai même senti le besoin de le relire parce que ça me parlait, parce que ça me touchait, parce ça faisait remonter une foule de souvenirs dans ma tête. Un témoignage plein d’humour qui va droit au cœur. Que vais-je devenir avant  que je ne meure pour parler comme Robert Lalonde ?


La nageuse au milieu du lac, Patrick Nicol, Éditions Le Quartanier, 168 pages, 20,95 $.

lundi 4 mai 2015

La conquête de l’Ouest ou la fin de l’utopie


L’OUEST AMÉRICAIN M'A toujours fasciné. Les Aventures de Rin tin tin et Aigle Noir, quand j’avais douze ans, devinrent rapidement mes émissions favorites à la télévision. Le premier film que j’ai vu au cinéma racontait la vie de Buffalo Bill. Je rêvais, partais dans les plaines sans fin ni commencement, défaisais de tous les obstacles. J’ai gardé un faible pour ces productions qui ressassent des clichés sur les Indiens, les cow-boys et une époque où tout était possible. La recette a fait la fortune d’Hollywood. L’individu confrontait tous les dangers, se butait à des hordes de sauvages sanguinaires et triomphait par son habileté à manier les armes. L’éloge du héros sans peur et sans coeur. À la recherche de New Babylon de Dominique Scali, heureusement, montre des aspects fort différents de cette utopie. Les héros sont attendrissants et souvent fragiles.

Tout recommencer, vivre sans frontières et sans contraintes. Le rêve a marqué le XIXe siècle, subjugué des milliers de personnes. Il fallait tout laisser derrière, franchir des rivières, des vallées et des déserts pour se régénérer et devenir autre. Une forme de mort suivie d’une résurrection. Tourner le dos à la civilisation, chercher la pureté dans une nature indomptée. Plusieurs Québécois ont succombé au rêve. Je pense particulièrement à  Will James qui est parti dans l’Ouest pour se faire cow-boy, le plus vrai des Américains. Jacques Godbout a réalisé un film intéressant sur ce personnage étrange.
Une manière d’échapper aux lois, de penser et vivre autrement. Une occasion de s’enrichir avec l’or des rivières ou en dévalisant un train. Les sectes religieuses y ont vu l’occasion de fonder des communautés où il était possible de vivre sa foi et ses principes. Ces groupes se sont souvent donné des règles strictes, plus sévères même que celles qui régissaient le monde qu’ils abandonnaient. Les mormons, les doukhobors au Canada, les quakers et bien d’autres ont essaimé pour incarner leur foi. Le révérend Aaron représente ce croyant libre et flagorneur qui n’hésite pas à flirter avec le mal.

Il se retint de préciser qu’il était obsédé par tout ce que les gens pensaient, sauf ce qui le concernait. Il adorait négocier, mais n’avait aucun intérêt pour l’argent. Il ne jouait pas, mais avait l’impression d’être dans un jeu. Il croyait en Dieu, mais n’avait pas la foi. Il invitait ses fidèles à prier pour leur prochain, mais ne priait que pour lui-même. Il omit aussi de dire qu’il avait vu une fillette battue par son père quand elle ne priait pas assez et une femme battue par son mari quand elle priait trop, soupçonnant le pasteur de l’avoir ensorcelée. Que de fois il avait juré que plus personne ne cherchait à gagner son ciel et que les plus fervents voulaient seulement s’assurer une place en première page du prochain Testament. (p.20)


Le pasteur prend des notes, s’intéresse à ces marginaux qui risquent tout chaque jour, aux fanfarons qui défient la loi et flirtent avec la mort. L’écrivain cherche celui qui se cache derrière les vantardises, délaisse leurs exploits pour se pencher sur leur façon de penser et d’être. Tous cherchent une certaine attention, se valorisent par leurs actes ou leurs exploits. Russian Bill par exemple. Charles Teasdale aussi, un boxeur qui réchappe de ses combats plus amoché que ses adversaires.

C’était pour les femmes que les lois avaient été inventées. Et c’étaient les hommes qui les enfreignaient, la plus plupart du temps. (p.382)

J’ai un faible pour Russian Bill, ce mégalomane qui se prétend de l’aristocratie russe. Un homme de goût qui discourt souvent plus qu’il n’agit. Et Pearl Guthrie qui ne cesse de lire des romans. Les femmes sont putains et traitées comme du bétail dans ce monde. Pearl est une lointaine parente d’Anna Wetherell d’Eleanor Catton qui, en Nouvelle-Zélande, à peu près à la même époque, réussit à se forger une identité. Les luminaires est un roman sidérant sur l’utopie du recommencement.

FRONTIÈRE

La frontière bouge et s’éloigne quand les aventuriers pensent l’effleurer. Il faut toujours recommencer parce que le rêve ne se laisse jamais caresser. La ville mythique qui échappera à toutes les lois ne peut se concrétiser avec des bâtiments et des rues. L’erreur de Russian Bill, c’est de vouloir construire son rêve dans le désert. Ce sera la fin de tout.

Et pourtant, la lucidité n’était jamais loin derrière les absurdités que balançait Bill. Chaque ville avait sa cité jumelle ; une pour les vivants, une pour les morts. D’un côté comme de l’autre, on retrouvait les mêmes noms de famille. (p.311)

Nous ne sommes pas dans une saga où le tireur le plus rapide abat les mécréants. Les héros n’ont rien à voir avec Hopalong Cassidy ou Billy le Kid. Les personnages cherchent une liberté qui leur échappe, une fortune aussi volatile que les sables du désert. Leur rêve est inatteignable et ils le savent.
Le pays est sillonné, visité et saccagé. Le fantasme file entre les mains des plus intrépides. Personne ne réussira à ligoter ce songe, à se l’approprier. Pas plus Charles Teasdale que Pearl Guthrie ou le révérend Aaron.

Le Révérend sortit et les portes battantes claquèrent derrière lui. Il s’était toujours efforcé de respecter les types barbants. De tous les défauts, la banalité devait bien être le plus pardonnable. Mais ce soir-là, il avait abdiqué. Dorénavant, il mépriserait sans retenue. Comme une jeune putain désabusée qui s’était démenée pour éviter de tomber dans le métier. Ou comme un animal qui défèque n’importe où pour se venger d’avoir été dompté. (p.396)

Dominique Scali signe un très beau texte qui vous transporte dans un monde impossible et réel. C’est la nature même de l’utopie, du mythe de la conquête de l’Ouest qui a donné la Californie, le mieux peut-être de cette puissance militaire que sont les États-Unis. Une nation qui a rêvé de refaire le monde en misant sur l’individualité et la puissance de ses armes. Nous connaissons maintenant que ce rêve a engendré la misère et la richesse scandaleuse de certains. Une époque fascinante, un roman magique.


À la recherche de New Babylon de Dominique Scali est paru aux Éditions La Peuplade, 462 pages, 27,95 $.

jeudi 23 avril 2015

Katia Belkhodja risque de vous envoûter

DES LIVRES EXIGENT des efforts du lecteur. Comme si les mots et les phrases portaient une carapace qui vous repousse pour mieux vous tenir à distance. C’est un peu le cas de La marchande de sable, le second roman de Katia Belkhodja. J’ai beaucoup aimé La peau des doigts qui faisait connaître une écrivaine originale, un univers riche et singulier. C’est encore le cas même si ce texte déroute au premier contact. Tellement qu’après avoir terminé ma lecture (le roman fait à peine soixante-dix pages), je me suis senti désorienté. Une sensation inconfortable, je l’avoue. J’aime me glisser dans une histoire et y nager comme dans une eau tiède. J’ai donc recommencé ma lecture, lentement, m’attardant souvent à cette parole qui envoûte et vous repousse à la fois.

Katia Belkhodja nous offre une épopée, un conte ou une fantasmagorie particulière. Une histoire qui déborde dans plusieurs histoires. Les personnages se présentent comme les doubles les uns des autres. Marylin, la mère de Shéhérazade, a toujours chaud et la fille est un bloc de glace. Les personnages prennent leur cohérence dans ces oppositions.
Le père de cette fille est un facteur qui a surgi un matin et est reparti. Un homme aux vêtements bleus qui parlait arabe. Un nomade. L’enfant se souvient dans son corps et son âme.

Elle avait grandi silencieuse, cette petite. Longtemps, on avait cru qu’elle était muette. Insomniaque. Elle n’avait jamais réussi à s’endormir, tout de suite. Quand elle avait parlé la première fois, elle avait parlé en arabe. On lui avait demandé où elle avait appris ça. C’était une langue qui lui venait du vent, elle avait dit. Une langue qui venait du ventre. On s’était tu, le boucher l’avait appelée Shéhérazade ce jour-là. Pas Sherry, Shéhérazade, sans les h inspirés, expirés, sans. Le boucher, il ne savait pas comment. La mère, elle avait pris une aiguille, une petite, à repriser, et elle lui avait fait regarder à travers le trou, le chas de l’aiguille, là où les chameaux. Ça non plus, on n’a jamais compris. (p.12)

Shéhérazade incarne peut-être la froideur du désert pendant la nuit, celle des pays du nord où il n’y a que neige et glace. Il y a aussi cette ville qui n’arrête pas de bouger. Les citadins voudraient bien que ces voyages cessent et tous se lient pour lui construire des ancrages.
Le nomadisme se dresse devant le sédentarisme, des langues s’affrontent, s’étouffent et font disparaître la cité, ne laissant que le désert et le sable des origines.

HISTOIRE

Shéhérazade veut dire « née dans la ville ou fille de la ville ». On connaît l’histoire de cette princesse qui a enjôlé le sultan. Cet homme sanguinaire épousait une vierge le jour et la sacrifiait à l’aube. Elle repousse la folie sanguinaire avec un personnage qui raconte une histoire qui nous plonge dans une autre aventure et ainsi de suite. La mise en abyme totale, le labyrinthe peut-être. Il y a cet aspect dans La marchande de sable. Shéhérazade ou Sherry porte l’histoire, une langue qu’elle sent avec son corps, un regard qui paralyse comme le serpent qui vous hypnotise dit-on avant de frapper. Malheur à celui qui la regarde dans les yeux.

Sherry, Shéhérazade avait dû s’asseoir sur lui, fauteuil de chair. Se laisser bercer par les hanches. Par la lenteur de ses propres mouvements, la langueur paresseuse de son immobilité à lui, ses jambes osseuses et pâles sous ses hanches qui tournaient, qui bougeaient circulaires. Elle avait eu chaud, un moment. Et il l’avait sentie brûlante pour la première fois dans sa vie où il sentait qui que ce soit brûlant, quoi que ce soit d’autre qu’un petit pain ou des brioches. Mais ce n’était plus de la pâte malgré le beige. Elle lui aurait découpé les paupières. Elle s’enfonçait doucement, l’enfonçait, et c’était presque à s’endormir, mais ils ne s’endormaient pas. (p.33)

Le fils du boulanger reste paralysé après avoir surpris son regard. Son cœur bat, mais il se dresse devant la porte du commerce comme un gisant.

ANCRAGE

Fascinant cette volonté de s’ancrer dans un lieu, d’arrêter la dérive dans le temps et l’espace. Tout prend figure de symbole. Les gestes du boulanger qui tranche le pain et se blesse, le forgeron qui contribue au réchauffement de la planète et n’arrive plus à éteindre le feu de sa forge. La langue qui glisse dans une autre, fait oublier l’envahisseur pour retourner à celle des nomades qui hantaient le désert d’avant. Les leçons des pleureuses aussi qui finissent aveugles parce qu’elles ont vu trop de morts et vécu tous les chagrins.
Je m’accroche à pleins de petits éléments pour ne pas sombrer, pour échapper au glissement qui nous fait aller du nomadisme au sédentarisme avant de retrouver l’errance. Cette fable nous pousse dans l’histoire contemporaine où des populations vont d’un pays à l’autre, se débattent avec plusieurs langues pour communiquer. Peut-être que la ville maintenant n’est qu’une utopie où toutes les langues se mélangent, s’interpellent et se bousculent. L’histoire aussi de conquêtes et de libérations, de déclins d’empires et de résurgence d’identités en dormance.

ÉCRITURE

J’aime cette forme d’oralité qui permet les répétitions et les bifurcations, cette forme de prière qui hante. Le réel glisse dans l’imaginaire ou le fantastique et le contraire aussi. Que dire de cette scène surréaliste où l’on décide d’exécuter le frère inexistant de Shéhérazade. Un simulacre de pendaison dans la grande ville. Dans le désert, un nomade, sous la tente, meurt. C’est lui que l’on tue. La ville assassine le nomade.

Alors, on avait pendu le grand frère. Dans une rue, on avait improvisé une potence. On était parti chercher les poutres de la vieille église, et puis le charpentier avait cloué tout ça. C’était grand, et peut-être même beau, presque, dans l’étrange douceur du vieux bois. Devant la potence, Jean le père mordait ses lèvres jusqu’au sang, et regardait la cicatrice, sur son doigt, qui datait de 15h20, un an plus tôt. Dans une rue, on ne savait pas quelle porte était celle de la ville, et puis, ils ne voulaient pas les mettre là, les pendus imaginaires. Même si aucun visiteur, jamais, ne traversait. Aucun depuis le facteur, nomade. (p.49)

J’aime ces univers où les choses vibrent, où les villes sont rebelles et toujours en mouvance, où le froid du Nord affronte le feu du Sud.
Un récit dense qui bouscule, fascine, hypnotise et enchante. Tout cela grâce à cette écriture qui ne cesse de vous bousculer et de vous surprendre. Katia Belkhodja est une enjôleuse à la manière des conteuses qui vous plongent dans un monde de rêves et de fantasmes tout en s’appuyant sur l’histoire des pays du Maghreb qui ont connu le nomadisme, l’occupation de l’Occident avant de retrouver leurs racines pour le meilleur et le pire.
La vie, l’amour, la mort, les rencontres qui changent le devenir des peuples et le présent. J’avoue qu’il me faudrait peut-être une troisième lecture pour savourer ce petit bijou juteux comme une grenade, doux et amer comme une orange. C’est vrai que Sherry ou Shéhérazade vous hypnotise, ou mieux encore, impose les mots qui vous définissent et font ce que vous pensez être. Et peut-être, qu’importe les actions et les gestes des humains, c’est toujours la terre, le lieu physique qui s’impose et façonne les vivants.


La marchande de sable de Katia Belkhodja est paru chez XYZ Éditeur, 78 pages, 18,95 $.