vendredi 13 février 2015

Est-il possible de fuir sa vie pour devenir un autre

  
Est-il possible de partir en abandonnant tout, de glisser dans une autre identité ? C’est peut-être cet espoir qui a poussé tant de personnes à venir en Amérique, ce désir de quitter ses misères, de découvrir un monde nouveau, de changer de corps presque. Fernand Bellehumeur a raconté dans Partir : Les lettres de Pit Bellehumeur, l’histoire troublante de son grand-père qui a abandonné sa famille un matin pour disparaître dans l’Ouest canadien. Le petit-fils réussit à le retracer et à connaître l’autre vie d’un grand-père mythique.

Il faut une souffrance ou un désir fou de tout chambarder pour tourner le dos à son passé. Clarisse s’est toujours sentie de trop dans sa famille adoptive. Elle a inlassablement cherché à s’éloigner. C’est ce qui explique son mariage hâtif avec le premier homme qui s’est intéressé à elle.
Peut-être juste la chance d’être enfin soi, d’avoir une attention qu’elle n’a jamais eue. Assez pour croire qu’elle peut penser au bonheur et avoir des enfants. Le rêve se casse rapidement. Clarisse a du mal à vivre la vie de couple. Elle s’évade par la peinture, dans des toiles extravagantes et peut penser à une vie d’artiste. Mais comment vivre avec un mal existentiel, la peur de soi et des autres ? Elle n’arrivera jamais à être une mère, à s’occuper de sa fille Camille, n’arrivera pas à entrer dans le moule. Les gestes du quotidien la ramènent à tout ce qu’elle a cherché à fuir. Elle voudrait s’occuper de cet enfant qui a besoin de ses regards, ses mots, ses tendresses, mais il y a la peur qui peut la pousser hors du monde au moment où elle ne s’y attend pas. Le temps n’arrangera rien.

FUITE

Clarisse fuit au bout du monde pour échapper à son être. Elle s’installe dans l’autre Amérique, un autre climat, une autre langue. Elle va peut-être échapper à son corps pour en habiter un autre. Pourtant, le passé se moque des distances.

Il lui arrive encore parfois de se retrouver tout à coup en plein mois de février, entre deux bordées de neige lourde, auprès de Camille, sept ans, endormie dans sa chambre. Le petit visage de sa fille, encore et encore, s’impose à Clarisse, dans une mécanique implacable. Il lui faut déployer de pénibles efforts pour chasser ces visions. Ne pas se laisser prendre par le corps ensommeillé, ni par l’odeur de la chambre, qui revient miraculeusement aux narines de Clarisse. (p.20)

Une vie toute simple au Costa Rica, ce pays à la nature envahissante, aux sautes d’humeur étonnantes. Un pays fragile avec ses volcans toujours menaçants, l’envers de celui qu’elle a fui.
Clarisse travaille dans un complexe hôtelier comme femme de chambre, l’emploi le plus humble. Elle est celle que l’on ne voit jamais, qui s’occupe des vacanciers qui viennent y perdre leur temps. Elle s’applique à s’effacer, à devenir invisible, à muter.

Ainsi, en ces journées qui se ressemblent, une certaine sérénité est possible. Et le passé se défait, tranquillement, il se décolle comme la croûte sur une plaie. Clarisse en est arrivée à croire qu’à force de plonger au creux des vagues de l’océan Pacifique, de se gorger de sel, d’eau, de soleil et de sable foncé, elle y laisserait son ancienne peau, comme certains insectes muent. Pour survivre. (p.23)

Elle s’intègre à la famille de l’hôtel El Paraiso, devient proche des enfants. Une vie calme, malgré tout ce qu’elle a voulu fuir et qui revient comme les vagues et les marées. Elle apprend le silence dans ce pays d’extravagances où la mer est imprévisible et dangereuse.

L’ENFANT

Il y a Dante, l’enfant qui voit tout. Un nom symbolique peut-être, celui de l’auteur de La Divine comédie où le poète visite l’enfer, le purgatoire et enfin le paradis. Dante voit tout, se faufile partout, perce tous les secrets, ce que tous cherchent à dissimuler. Elle est attirée par ce garçon qui vit en marge de ses frères et sœurs et qu’elle protège d’une certaine façon. Elle se reconnaît dans ce solitaire.

Un jour, une jeune femme arrive à l’hôtel. Éloïse est Québécoise et Clarisse s’affole. Est-ce son passé qui revient la bousculer ? La jeune femme tombe malade et délire pendant des jours dans une chambre où la lumière du jour peine à se faufiler. Clarisse ne peut s’éloigner, revoyant peut-être sa fille Camille. Est-ce elle qui est venue lui demander de faire face, de la regarder dans les yeux ?

Pourtant, jamais son enfance ne manque à Clarisse. Mais elle se souvient, clairement, des visions qu’elle avait eues : les montagnes à ses pieds, tout entières enflammées, élaborant une espèce de domaine de terre et de feu, celui de Satan, peut-être. Cette morbide imagination appelait peut-être cette terre de feu où elle se trouve aujourd’hui. Elle aime y croire. (p.99)

Éloïse finit par guérir et se montre capricieuse, séductrice, possessive et manipulatrice. Elle poussera Clarisse dans ses derniers retranchements. La nomade devra partir, tirer un trait entre elle et ce passé qui la suit comme son ombre.

QUESTION DE VIE

Encore une fois, les personnages de Mylène Durand ont la fragilité des sœurs de L’immense abandon des plages, son premier roman. Il suffit d’un souffle pour que tout bascule.
Un monde où les passions et les secrets refont toujours surface. La vie est toujours à refaire. Et comment s’arracher à son identité ? Nous sommes tous prisonniers d’un corps, d’un passé et d’une histoire.
Un roman de feu et de souffre, ancré dans un décor fascinant où les personnages peuvent devenir ces fauves qui se dissimulent dans la jungle luxuriante. Les pulsions, les désirs rôdent et risquent de tout faire basculer. Un roman étrange où le décor et les protagonistes ne font qu’un. De grandes secousses telluriques suivent les héros de cette écrivaine et les failles ne sont jamais loin, tout comme la bouche des volcans.

La chaleur avant midi de Mylène Durand est paru aux Éditions La Pleine Lune, 236 pages, 22,95 $.

mardi 3 février 2015

Robert Lalonde est un révélateur d’être

J’AVANÇAIS DANS Les luminaires, le gros roman d’Eleanore Catton, un peu indécis devant ce continent littéraire qui demande toute votre énergie. Je flânais aussi du côté de l’essai de Catherine Voyer-Léger sur le métier de critique. Ce n’est pas dans mes habitudes. Je lis un livre à la fois et rien ne peut m’empêcher de me rendre à la dernière phrase. À l’état sauvage de Robert Lalonde est arrivé. J’ai tout abandonné. Comment faire autrement ? Je retrouvais l’ami qui débarque à l’improviste. Vous savez ce genre de copain qui ne donne jamais signe de vie et qui arrive sans s’annoncer. Il suffit de quelques minutes et vous avez l’impression d’avoir discuté pendant des heures. Robert Lalonde est comme ça.

J’attends certains écrivains avec impatience. Aussitôt un livre lu, que j’en voudrais un autre. Je suis toujours en manque d’un nouveau Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu, Hervé Bouchard, Nicole Houde, Nancy Huston ou Larry Tremblay. Robert Lalonde est l’un de ceux-là. J’ai soupesé le livre, regardé la page frontispice, lu quelques lignes pour tâter le terrain. J’avais déjà tout le roman.


Mon cœur cognait. Je ne voyageais pas, ne me rendais pas à l’île en visite, je fuyais. Hélène et Jacques m’attendaient sans s’en douter. Ils ne le sauraient pas, je ne parlerais pas. Le mal passerait si je ne l’ébruitais pas. (p.9)

Une phrase, c’est assez pour se perdre ou se trouver, pour partir à l’aventure et vivre toutes les extravagances.
Je retrouvais un monde familier et nouveau, l’envie de courir partout comme un chien fou, les grandes questions existentielles qui collent aux personnages et viennent vous hanter. Les départs et les fuites permettent de se rejoindre, de se retrouver et de respirer peut-être. Cette fois, un écrivain tend la main. J’avoue que c’est tentant de mettre le visage de l’auteur du Monde sur le flanc de la truite sur ce personnage, ce grand rebelle au blouson de cuir usé qui a vécu une rupture et fuit l’univers qui était le sien. Il faut bouger, marcher, revenir sur ses pas pour se refaire une âme et se forger peut-être une nouvelle façon de voir. Être est ce qui importe après tout.

J’ai laissé échapper un petit rire plus incertain que la brise, comme la dernière fois, et j’ai pris place sur la banquette, entre la chatte et le chien, comme la dernière fois. Tout était pareil, hormis le mal que j’avais à m’imiter moi-même. (p.12)

Et encore, les espaces, les paysages qui étourdissent comme les voussures des cathédrales, font oublier un peu la douleur, le manque d’être, l’arrachement qui brûle l’âme. Il faut partir sans jamais arriver à s’oublier, aller vers l’autre quand c’est l’autre qui met ses mains sur vos épaules. L’écrivain retrouve des amis, un jeune garçon qui dérange par sa sagesse et son savoir, des hommes et des femmes qui ont décroché et dissimulent plutôt mal leur blessure. Des enfants se retrouvent dans la plus terrible des solitudes, des hommes et des femmes ont choisi les voies de contournement et n’ont pu en revenir. L’écrivain ne peut qu’écouter leur histoire pour mieux la raconter. Une tournée pour discuter avec des lecteurs en Gaspésie où il se retrouve devant un ancien collègue qui se prend pour un de ses personnages. Ça arrive. J’ai discuté avec une Anna-Belle et un Ulysse à quelques reprises. C’est toujours étrange d’écouter quelqu’un qui jure s’être retrouvé dans une de vos fictions.

Texte

À l’état sauvage pourrait être des nouvelles où le narrateur va d’un univers à l’autre, croise des êtres qui brûlent comme ces papillons quand les flammes montent la nuit. Un écrivain, c’est peut-être une lueur dans l’obscurité qui attire les âmes errantes et les porteurs de secrets. Ces marginaux devinent quand quelqu’un a du temps et sait écouter. Les grandes peines permettent peut-être aussi de s’approcher des autres, de ceux qui savent et qui en ont payé le prix. Des êtres exceptionnels que la société rejette comme du bois de grève. Julot qui désespère ses grands-parents ou Mathias, un hyperactif, qui sent les choses autrement. Tous recherchent un ancrage avec l’écrivain qui trouve dans les histoires et les phrases une certitude qui l’empêche de basculer.

J’aurais voulu dire quelque chose, avouer que j’étais un vaincu qui fuyait, qui avait écrit et écrirait des histoires, mais qui ne savait pas nommer sa peur de la défaite, son effroi de l’heure depuis toujours annoncée, que nous étions, lui et moi, deux aventuriers battus, mais qu’il y avait encore des minutes palpitantes, que ce soir, grâce à lui qui veillait, je sauvais la face, je gardais le feu, qu’il avait arrêté le temps, les heures trop pressées. (p.22)

Écrire, c’est tenter de mettre un peu d’ordre dans le chaos en y introduisant sa confusion. L’écrivain ne peut qu’écouter ces égarés qui rôdent à la lisière, ne demandent qu’à dire ce qui a fait basculer leur vie. Un amour, une violence, une manière d’être que les hommes et les femmes acceptent difficilement. Elle porte toujours tellement les mêmes habits notre société.

J’ai voulu protester, mais il m’a posé sa grande main sur ma bouche. D’un coup la furie m’a lâché et nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, tels deux orphelins entrés étourdiment dans la nuit d’un grand mystère. Sa bouche dans mes cheveux. (p.111)

Une attirance physique et métaphysique entre un homme et un homme, une femme, un enfant permet de tenir la tête hors de la tourmente. Des êtres fascinants, inquiétants comme Jim Norris qui sait mieux parler aux chevaux qu’aux humains, un homme qui a perdu son âme soeur dans un affaissement d’une mine ou un autre qui ne peut s’empêcher de faire des projets pour dompter le présent.

Nature

Lalonde, c’est surtout la nature, le monde sauvage dans sa plénitude et sa dureté. C’est comme si vous glissiez dans un grand corps végétal qui moule, apaise, bouscule et fait oublier les feux qui ravagent l’âme. L’errance du chercheur de chimères, du coureur d’histoires le fait aller en Gaspésie, en Abitibi, au bord du fleuve à Trois-Pistoles ou ailleurs pour trouver un être qui se glisse dans son intériorité.

La Matapédia bouillonnait sous une volée de flocons. Le soleil, par-ci par-là, déchirait la nuée du bleu-noir de l’encre coulant dans l’eau, allumait les bouleaux, faisait des ricochets dans les anses encore dentelées de glace. Soudain, le grésil, mais ça s’arrêtait tout de suite, et sur le pare-brise des diamants étincelaient. Un coup de vent et les épinettes valsaient. (p.62)

C’est toujours comme ça avec Robert Lalonde. Un souffle brasse les arbres et provoque des tremblements d’être, des rencontres lumineuses qui vous mettent dans tous vos états. Et cette écriture qui étourdit par sa justesse et sa beauté. Des phrases comme une caresse qui apaise et étonne, vous redonnent le monde peut-être.
Peu importe, ça bouscule toujours, ça m’arrête quand une image luit comme une pierre sur la plage ou une fleur dans un parterre de mousse. Cet écrivain réussit toujours à aborder les grandes passions qui consument et poussent vers tous les excès. Robert Lalonde est un révélateur d’être.

À L’ÉTAT SAUVAGE  de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 168 pages, 19,95 $.      

vendredi 30 janvier 2015

Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace


La mère prend de plus en plus de place dans notre littérature. Je pense à Francine Noël qui a raconté la vie de sa mère dans La femme de ma vie. Robert Lalonde dresse un portrait saisissant d’une femme qui l’a marqué dans C’est le cœur qui meurt en dernier. Et que dire de Louise Dupré et de L’album multicolore ? Un témoignage saisissant. Au tour d’Hélène Dorion de s’approcher du lit où sa mère est en train de rendre l’âme. La mort a beau être douce, prévisible, elle reste saisissante et un point d’interrogation. Peut-on s’habituer à elle ? Y a-t-il une réponse que l’on peut murmurer à l’oreille d’un proche qui voit l’univers se réduire à un lit d’hôpital, à une fenêtre où se profile un espace qu’il ne pourra plus jamais parcourir ?

Comment meurt-on ? demande la mère d’Hélène Dorion. L’écrivaine tente des réponses, mais elle n’est sûre de rien. Que dire ? Aucun manuel n’explique comment réussir sa mort et vivre celles des autres.
La poétesse ressent un immense chagrin, sent que sa vie glisse. Le départ d’une femme qui nous accompagne depuis notre premier souffle laisse un vide vertigineux. L’écrivaine ne s’attarde pas à son immense peine pourtant. Elle se tourne vers la nouvelle liberté que sa mère lui donne. Comme si une amarre se rompait et qu’elle devenait soi, une femme autonome qui ne peut compter que sur elle.

Ainsi ma mère m’invitait-elle, par sa mort, à remonter vers ma propre source, au-delà même de notre lien physique qui se rompait - jamais plus son visage au creux de ma main, jamais plus son visage. Elle ouvrait la fenêtre de l’automne qui allait souffler sur le passé, égoutter une à une les feuilles jaunies pour que l’hiver, et pour que le printemps adviennent. (p.15)

Un autre soi doit s’affirmer et personne n’est là pour la guider, l’aider à vivre ses expériences. Libre, mais incroyablement isolée. Le corps rejeté ou lancé dans une autre dimension, seul maître de ses désirs, ses peines et ses joies.

Héritage

Le décès d’un proche est un temps pour faire le point, regarder ce qui a été et peut-être ce qui reste à parcourir. L’enfance et l’adolescence reviennent à la surface, des affrontements et des querelles. Il faut tenir tête à ses parents pour devenir adulte, semble-t-il. La jeune Hélène a tenté de réconcilier un couple qui se heurtait souvent, de protéger la paix qu’elle souhaitait. Cette quête sera l’entreprise de sa vie.
L’écriture deviendra une manière de faire la paix autour et en elle. Elle se penchera sur des études de philosophie et des textes sacrés. Et il y aura la poésie et la littérature. L’histoire de l’humanité est une chronique de questions et de tentatives de réponses. Où vis-je, où vais-je, qui suis-je ? Que dire à quelqu’un qui vous regarde dans les yeux et dit que sa vie dépend de votre réponse ?

La philosophie m’a peu à peu ouvert un chemin vers la littérature. Par le biais de penseurs qui, de diverses façons, cherchaient à englober les multiples aspects de l’existence humaine et ouvraient en même temps à la dimension charnelle de l’être, aux sensations et aux émotions au cœur desquelles se jouent nos existences, la littérature est entrée dans ma vie. Soudain, le langage disait autre chose de lui-même, je le voyais mettre en mouvement des formes qui généraient du sens. (p.29)


L’écrivaine jongle, tente des réponses, souvent maladroites. Hélène Dorion pense effleurer quelques certitudes quand tout lui échappe. Et il faut recommencer, vivre l’aventure d’un nouveau livre, la vie, des événements qui la pousseront encore une fois dans une direction imprévue.

Rompre

La mort de la mère est un vent qui nous pousse vers le large. Hélène Dorion vit aussi la fin d’un amour, d’une paix qu’elle croyait acquise. Elle se réfugie dans une île, loin, pour trier le vrai du faux peut-être. Nous ne faisons que cela, toujours, du matin au soir.
Un refuge ravagé par une tornade. Quand elle y retourne, quelques années plus tard, elle constate qu’une catastrophe permet la régénérescence. Il faut la cassure pour que la vie s’impose. Et toutes ces petites morts poussent vers une autre liberté et une meilleure façon d’être.

On ne peut rien retenir, on le sait, mais cette expérience est souvent si douloureuse qu’on la refuse, et l’on reste face à ce qui s’est défait devant soi, impuissant, stupéfait par ce qui s’est transformé à notre insu, est passé du printemps à l’hiver et nous laisse maintenant au milieu de cette dévastation. Et si l’on demeure attaché à ce paysage de ruines, on empêche alors le feu de renaître. (p.56)

Hélène Dorion écrit, lit surtout. L’un ne va pas sans l’autre. Il faut la paix, le calme, s’éloigner des agitations pour se donner une manière de respirer, de vivre sa liberté sans se nier. Il faut une longue course pour y arriver, avant la chambre où on va se demander comment il est possible de mourir. La réussite d’une vie exige toute une vie.

Recommencements

La poétesse sait que les recommencements font s’épanouir l’être, même si cela arrive souvent dans la douleur. Que de patience il faut pour se secouer et devenir l’âme que nous devons être. Parce que nous serons dépourvus un matin, un soir ou au milieu de la nuit, quand les questions referont surface. Toutes les distractions et les affolements ne compteront plus. Il n’y aura que l’être, la façon de voir et de respirer qui fera goûter peut-être ce dernier moment, affirmer que nous avons eu une vie. Tout le reste, on le sait, est futilité.

Dans cette chambre où la vie venait de se fondre dans la mort, je ne tenais qu’à quelques visages aimés, à la splendeur lumineuse que déployait l’horizon, alors même que se refermait celui de ma mère, je ne tenais qu’à si peu, entre ces murs blancs où soufflait le divin et où, comme jamais auparavant, je me savais unie à l’univers, et sentais déjà la vie qui en moi entamait un autre cycle. (p.130)

Recommencements, le titre le dit, est peut-être l’essence de la vie. Il faut toujours reprendre, revenir sur ses pas pour avancer. Ce questionnement commence avant sa naissance et subsiste d’une génération à l’autre. Nous sommes un héritage de faiblesses, de qualités et de bonnes intentions. Les nombreux livres de cette écrivaine sont des pistes qui mènent à ces questionnements qui ne demandent pas de réponses.
Madame Dorion est d’une honnêteté de tous les instants dans son exploration. Une quête que l’écriture permet de cerner. Plus qu’un livre, mais une recherche qui donne du sens à la drôle d’aventure qui s’étire entre le cri de la naissance et le soupir qui ouvre la porte de la mort. Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace.

Recommencements d’Hélène Dorion est paru chez Druide Éditeur, 264 pages, 23,95 $.

mercredi 21 janvier 2015

Sommes-nous en train de sombrer dans la barbarie


Les massacres, les prises d’otages, les exécutions font partie de notre réalité avec les frappes aériennes, les bombardements et les opérations des commandos terroristes. L’attentat contre l’équipe de Charlie-Hebdo a laissé le monde dans la stupeur. Pendant ce temps, on a presque ignoré le massacre perpétré par le groupe islamiste Boko Haram au Nigéria. On parle de 2000 victimes. Au Proche-Orient, la guerre fait partie du quotidien depuis des générations. Les enfants n’ont connu que les affrontements et des bombardements du matin au soir, les bombes qui illuminent le ciel comme pour le plus beau des spectacles.

Ghayas Hachem est né à Beyrouth et vit à Montréal depuis des années. Il a vécu la guerre dans son enfance, les bombardements et Play Boys, son premier roman, témoigne de cette réalité de façon troublante. Un monde qui m’a rappelé L’orangeraie de Larry Tremblay, un roman qui rafle des prix depuis sa parution et qui pousse notre réflexion vers ces enfants que l’on mobilise pour commettre des actes terroristes.
Ref’at vit avec son frère Ramzi et sa mère à Beyrouth, une ville devenue un véritable champ de bataille. Le père a disparu et on ne sait s’il est vivant ou mort.

J’ai toujours senti et su que mon père était quelque part, mais il ne fallait pas que je donne l’impression de vouloir en savoir plus. Les larmes coulaient aussitôt sur les joues de ma mère. Son visage se fermait. Il n’était pas mort pour autant. Le noir que maman portait depuis moins d’un an était pour sa mère. (p.34)

Les hommes vont et viennent dans ces pays avec la mort qui colle à leurs talons. La guerre est là, lointaine, à côté dans l’immeuble. Elle devient un spectacle pour les enfants.

C’est là que mon cousin et moi observions ensemble les batailles nocturnes sur la montagne. Les missiles s’y abattaient, violets, bleus, jaunes, orange. Et, comme des oiseaux migrateurs soudain pris de panique, les éventails de balles saupoudraient les villages lointains. Les sons étaient trop faibles. Ils avaient le sérieux de pétards d’enfants. (p.35)

Cow-boy règne au rez-de-chaussée. Ce combattant mène une étrange guerre, interroge des prisonniers, les torture, les élimine avant de recommencer. Et il y a ces autos rutilantes que l’on prend à l’ennemi et que l’on astique pour montrer sa force et sa virilité.
Les cousins s’inventent des aventures avec les voisines et des amours. Ils en sont à cet âge. La mère de Wissame pleure le soir et se plaignant de son mari qui la bat et la viole. Tout bascule quand Ramzi invente un nouvel état qui va régner sur tous les autres. Les jeux prennent l’étrange contour de la réalité où des groupes armés cherchent à éliminer l’autre. Ramzi se nomme chef suprême et s’impose par la force.

Quand Ramzi nous remarqua enfin, il se leva instinctivement et monta sur la chaise. Il demeura immobile un instant. Puis il se mit à lire d’une voix disgracieuse et ferme, en regardant au loin, par-dessus nos têtes, avec un air sombre, et comme si son regard ne se heurtait à aucun mur. « Mesdames et messieurs, gouverneurs de la terre et leurs estimables ministres, je m’adresse à vous en présence de vos états-majors pour vous faire part d’une déclaration historique qui changera le visage de ce monde pour toujours. Après la déclaration que vous entendrez dans quelques instants, il faudra corriger tous les atlas. Aujourd’hui, la carte du monde change à nouveau. Tout comme elle changea après les cataclysmes majeurs qui nous firent passer d’une ère à une autre. Aujourd’hui, je proclame la fondation d’un nouveau pays : l’État des Patriarches. » (p.76-77)

Wissame ne se laisse pas faire, surtout avec un père qui exerce terrorise son foyer et traite sa femme comme une esclave. 

Jeux tragiques

Les jeux se transforment en confrontations d’une cruauté dérangeante. Ref’at se range du côté de son frère et le cousin est battu cruellement. Les enfants reproduisent cette guerre qui déchire la ville, transforme les hommes en fauves qui n’hésitent pas à faire des adolescentes des esclaves sexuelles.
Ref’at rend visite de plus en plus souvent au Cow-boy, est initié à la sexualité et à la violence, manipulé et poussé vers des actes terribles.

« Je veux juste que tu remarques l’origine des balles. Elles sont américaines. Ce ne sont pas les nôtres. Nous tirons normalement des soviétiques. Ça te montre que non seulement on a enconné leurs mères, à ces Américains (c’est ainsi que le Cow-boy désignait les forces du camp adverse), mais on les a enconnées avec leurs propres zobs. On leur a coupé ensuite les zobs pour les leur faire manger, pour leur fermer la gueule, à ces salauds. Dans nos réfrigérateurs, juste là-haut, dit-il en pointant le doigt vers l’immeuble, on a apporté leurs cadavres et ils ont fini par les dégueuler, leurs zobs. » (p.90-91)

Ghayas Hachem décrit l’horreur qui pousse des êtres aux pires exactions. Des individus décident de la vie et de la mort des autres, éliminent un vieil homme qui tient un petit commerce avec sa femme. Le couple a juste le malheur d’exister. Les enfants grandissent dans cette violence et les affrontements.
Un texte bouleversant, souvent terrible, particulièrement inquiétant et actuel quand on sait qu’un commando pakistanais est entré dans une école pour tuer 140 enfants. Que dire de cette fillette lestée de bombes que l’on a fait exploser dans un marché…
Nous vivons en barbarie.
Ce roman décrit une réalité inacceptable, montre comment on forme des tueurs qui se font exploser dans une foule en espérant faire le plus de victimes. Cette folie menace l’avenir de l’être humain. Sommes-nous en train de basculer dans la démence ? La guerre se justifie maintenant par le plaisir de massacrer le plus d’innocents.
Play Boys est une grenade qui risque d’exploser entre vos mains. Nous savons, nous connaissons, mais nous n’aimons pas nous attarder, sauf quand la mort frappe dans un pays comme la France. Un texte qui m’a tordu l’esprit et l’âme. Notre époque n’est-elle capable que d’aller de plus en plus loin dans l’horreur ?

Play Boys de Ghayas Hachem est paru aux Éditions du Boréal, 224 pages, 26,95 $.