vendredi 17 octobre 2014

Hervé Bouchard est un prestidigitateur

Hervé Bouchard lors de la lecture publique de Numéro six
En ouvrant Numéro six d’Hervé Bouchard, je n’ai pu que fermer les yeux, l’imaginer sur la scène et entendre sa voix. La lecture publique d’une version de ce texte, réalisée en 2013 par l’auteur, m’avait plongé dans un monde familier et pourtant tellement étrange. Un garçon franchit toutes les étapes au hockey, de l’apprentissage du patin jusqu’au jeu dans une équipe reconnue. Hervé Bouchard, en grand sorcier qu’il est, nous étourdissait pour mieux nous tenir en haleine. Cette lecture devenait une performance physique, autant pour l’auteur que le spectateur. L’impression d’être bombardé de mots pendant deux heures, d’être attaqué par des essaims de guêpes qui viennent de partout.

Comment lire ce texte sans entendre sa façon inimitable de dire ? Je le vois au milieu des bandes de papier qui le cernaient. Il récitait de mémoire parfois, mais revenait toujours à ce texte sans fin pour s’accrocher à une réalité fuyante. Lecteur et auteur au milieu d’une toile d’araignée qui emprisonne. Chez Bouchard, les mots vous retournent, vous ligotent et vous libèrent aussi. Il suffit de les dire, de les scander pour être hypnotisé.
L’écrivain emprunte souvent la structure d’une pièce de théâtre pour asseoir ses ouvrages. Tout repose sur un texte jubilatoire même quand il aborde des sujets tragiques, comme la mort du père dans Parents et amis sont invités à y assister. Une tragédie qui transforme la vie des enfants et les laisse devant une mère de plus en plus inaccessible. Tous avalés par un drame qui défait leur univers. Ils ne peuvent s’en sortir qu’avec des phrases qui les soulèvent, les emportent et finissent peut-être par devenir une armure.

Je faisais la danse du tournoiement en retard de l’euphorie de ne pas être là et je n’étais pas là et ce n’était pas drôle et j’étais là et on riait et je ne riais pas et j’étais là et c’était pareil que de n’être pas là. (p.38)

Dans Numéro six, le garçon grimpe les échelons de différentes catégories au hockey en vivant des « pratiques » qui le laissent presque en dehors de son corps. Un monde en soi, le clan qui importe dans toutes les œuvres d’Hervé Bouchard. Après il y a la rue, le quartier qui servent d’ancrage et deviennent presque des personnages.

On donnait alors aux défenseurs les numéros du bas, ça n’avait pas toujours été comme ça. J’ai pensé qu’on donnerait le numéro six en dernier à celui qui ne savait rien de ce qui allait arriver et, comme je ne savais rien de rien, j’ai pensé que c’était le numéro qu’on me ferait porter si jamais je patinais assez et si jamais je réussissais à ne pas brûler mon espoir en voulant trop. (p.41)

La lecture publique épuisait, comme si vous aviez couru le marathon. J’ai eu la folie dans une autre vie de m’adonner à ce sport qui vous fait vous heurter un mur avant de toucher la ligne d’arrivée. Pendant 42,2 kilomètres, vous connaissez la joie, l’euphorie, le sentiment d’être un surhomme et aussi l’épuisement. C’est vivre un peu tout cela que de s’aventurer dans les textes d’Hervé Bouchard.

Histoires

Il y a des rituels, des habitudes, la fierté et les humiliations qui arrivent inévitablement quand on veut être du groupe. Les histoires les plus folles ne cessent de circuler autour de certaines équipes sportives.

J’ai vu des midgets courir nus, ce n’était pas des nains, c’était des midgets punis qui couraient nus dans les corridors. Ils couraient nus dans les corridors et dans la joie. Leur punition avait consisté en une séance d’entraînement particulièrement sévère, il s’agissait de patiner stopper repartir stopper etc. entre les lignes peintes sur la glace sous la surveillance d’un âne qui ne faisait rien sinon rester là au milieu d’eux. (p.50)

Un territoire précis aussi et une géographie importante, significative même. Il est possible de le suivre à la trace pour quelqu’un qui connaît Arvida et les environs.

Jouons à dire les noms des endroits comme si nous étions dans le char à l’écart du monde, comme si nous n’étions pas et qu’il n’y avait que les endroits que nous traversons pour construire le monde. Jouons à leur donner à ces endroits des noms qui nous font exister. (p.45)
 
Comme s’il tournait autour d’un sujet à la manière d’un peintre cubiste. Hervé Bouchard virevolte autour d’une situation, la traverse de part en part, la retourne pour faire voir une autre dimension ou une autre réalité. Parce que ce que l’on voit n’est pas ce que l’on voit et ce que l’on dit n’est pas toujours ce qui s’entend. Les mots peuvent dire une chose et son contraire, créer un univers parallèle qui peut nous avaler ou nous rejeter.

Magie

Il faut parler d’un art qui invente un langage qui emporte tout comme un tsunami. Une voix originale, certes, une démarche qui ne cesse d’étonner et de surprendre.
— Je reste l’écrivain des écrivains, confiait-il au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Peut-être, mais est-ce que cela a de l’importance ? Les écrivains, les vrais, ceux qui se confrontent au langage, cherchent tous une manière, une couleur, une musique singulière.

Ma Clairon se couvre les lèvres d’un vernis à la fraise. Quand elle approche la cigarette de sa bouche, ses ongles aussi vernis en rouge lui font briller les yeux. Ses baisers ont le goût des baisers quand on pense aux baisers et qu’on a la bouche pleine de mots d’amour physique. Les mots d’amour physique, c’est ceux qu’on dit dans un bain de salive claire et chaude et fruitée. (p.108)

Il est de la race des Marie-Claire Blais qui depuis Soif ne cesse de nous faire perdre pied dans une fresque qui atteint la dimension de l’Amérique. Tout comme madame Blais, Hervé Bouchard me fait connaître des moments de pure joie. C’est encore le cas avec Numéro Six. C’est peut-être moins tragique. La mort n’est plus au cœur de l’aventure, mais le garçon apprend à aimer, à souffrir, à se faufiler dans l’âge adulte sans trop s’écorcher. C’est humain, peut-être un peu plus jubilatoire que les œuvres antérieures, mais c’est du Hervé Bouchard, un regard unique et singulier.

Numéro six d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier, 20,95 $.

mercredi 1 octobre 2014

Mélissa Verreault cherche un point d’équilibre

Notre époque est caractérisée par la frénésie, les voyages et les rencontres éphémères. Sommes-nous juste capables de tout gâcher avec notre précipitation, notre besoin insatiable de nouveautés et de sensations fortes ? Les jeux sexuels deviennent plus des assauts où les corps se heurtent entre deux poursuites. Emmanuelle est à bout de souffle depuis sa naissance. Ses rencontres avec les hommes sont éphémères, frustrantes et toujours à recommencer. En a-t-il toujours été ainsi ? Y a-t-il eu des époques où l’on prenait le temps de s’apprivoiser, de se désirer, de se choisir avant de s’engager pour une vie ? Cette question sous-tend l’ouvrage de Mélissa Verreault, L’angoisse du poisson rouge. Est-il encore possible de trouver un point d’équilibre dans cette bousculade qui nous ramène toujours vers soi ?

Le projet le plus ambitieux de cette écrivaine. Un texte qui va dans plusieurs directions et des boucles qui déroutent. Parce qu’il faut de la patience, une sorte d’entêtement pour traverser les aventures croisées de Manue et Fabio, Sergio et Louisa.
L’année 1946 d’abord. Sergio est au sanatorium. Il a attrapé une tuberculose pendant la campagne de Russie. Louisa attend celui qui a vécu la terrible guerre à l’âge où l’on rêve l’avenir. Des lettres pour se confier, raconter la dureté du quotidien, l’amour peut-être que l’on effleure. Juste ce qu’il faut, jamais de débordements.
Et voilà Nicole qui accouche dans un autocar. Mélissa Verreault nous a habitués aux situations souvent étranges. La jeune femme accouche de jumelles sans son Yvon, parti en voyage. Emmanuelle survivra et Gabrielle mourra quelques jours après, à l’hôpital. Nicole n’en parlera à personne. Il y a des zones d’ombre comme ça dans tous les individus, des bouts de passé qui peuvent expliquer certains comportements, des humeurs ou des angoisses.
Et nous voilà sur les trottoirs de Montréal. Emmanuelle est devenue une femme qui bouscule la vie. Graphiste, elle va d’aventure en aventure, n’en fait qu’à sa tête. Une rencontre avec un cycliste, une fellation et Hector, le poisson rouge, disparaît.

Ça n’avait beau être qu’un poisson rouge, Hector était le seul être vivant à qui elle faisait confiance. C’était grave, elle le savait. N’avoir pour seul ami sincère qu’un animal nageant en rond dans un bocal à longueur de journée, ce n’était probablement pas ce qu’on pouvait appeler une vie sociale saine. Qu’y pouvait-elle ? Ce n’était pas sa faute si elle avait été si souvent blessée par les autres, qu’elle avait préféré cesser d’entretenir tout type de relation interpersonnelle engageante avec qui que ce soit. (p.49)

Où est passé Hector ? Un poisson rouge peut-il faire une fugue, partir sans laisser de traces ? Manue s’affole, pose des affiches et croise Fabio, un bel Italien. Un voyage à Québec, une réconciliation peut-être avec sa mère. Fabio est sympathique, un peu perdu dans ce Montréal où il pensait refaire sa vie.

Bascule

Et nous voici au cœur de la Deuxième Guerre mondiale, quelque part en Russie. Les Italiens se sont enfoncés très loin dans le pays des Soviets et la situation est catastrophique. Tous sont faits prisonniers et doivent marcher dans la neige et le froid, le ventre vide. Une situation atroce, inhumaine, épouvantable. Qu’est-ce que cette histoire vient faire ici ?
L’impression de me retrouver dans les romans de Curzio Malaparte qui racontent les horreurs de la guerre avec une précision qui fait frémir. Une scène reste dans ma mémoire même si ça fait quarante ans que j’ai lu Kaputt. Des soldats traversent un lac avec des chevaux, tard dans la saison. Le froid tombe brusquement et la glace emprisonne les bêtes.

Le lac était comme une immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet. Seules, elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés, on voyait encore briller la terreur comme une flamme blanche. [1]

Sergio vit un véritable calvaire. Voilà le lien ! C’est le Sergio de l’échange épistolaire. Il va survivre, il y a de l’espoir.
Ils marchent, se battent comme des bêtes pour un morceau de pain, en arrivent à dévorer leurs camarades. L’arrivée au camp de travail n’améliorera guère les conditions de ces humains traités comme des animaux.

Liens

Sergio vient de mourir à 93 ans. Fabio est son petit-fils et doit retourner en Italie, retrouver sa grand-mère Louisa, le monde qu’il a quitté. Il aimait ce grand-père silencieux, cet homme attentif aux autres qui se passionnait pour les pigeons.
 
Avant qu’il ne trépasse, ma mère reprochait à Sergio d’être plus aimable envers les étrangers qu’envers les membres de sa propre famille. Il lui semblait qu’il passait davantage de temps à aider des inconnus ou de simples partenaires de bridge qu’à s’occuper de sa femme et de ses enfants. Elle le traitait d’indifférent. Je crois plutôt qu’il était plus facile pour lui de donner à des gens auprès de qui il n’était pas impliqué émotionnellement. (p.358)

Retour sur l’enfance de ce migrant, ses espoirs et ses déceptions. Il rentre au Québec avec une boîte de lettres, un long récit de son grand-père. Fabio retrouve Manue et des jours meilleurs se préparent, un film peut-être pour raconter l’histoire de Sergio, une belle histoire d’amour vécue dans la discrétion et le respect.
Bien des lecteurs auront décroché avant de se rendre jusqu’au bout de cette saga. C’est sympathique pourtant, même si on se perd souvent dans les détails. L’écriture de Mélissa Verreault va d’un récit hachuré, frénétique à une histoire lente et répétitive. Le roman devient celui de Fabio. Que de fausses pistes !
Ce qui importe, peut-être, c’est d’échapper à la frénésie, de pratiquer l’art de l’attente pour en arriver à l’amour, le véritable, celui qui dure une vie. C’est ce qu’ont vécu Louisa et Sergio, c’est ce qu’apprendront Manue et Fabio. L’amour naît rarement dans l’agitation et la bousculade. Il faut du temps, de l’espace, des silences et de longs apprivoisements.

L’angoisse du poisson rouge de Mélissa Verreault est paru aux Éditions de La Peuplade.


[1] Malaparte Curzio, Kaputt, Livre de poche, p.64.

jeudi 18 septembre 2014

Nicole Houde poursuit sa patiente exploration


En 1984, j’ai sursauté en voyant dans les dépêches de la Presse canadienne que Nicole Houde remportait le Prix littéraire des jeunes écrivains du Journal de Montréal. Comment deviner qu’elle deviendrait une figure importante de notre littérature ? Je travaillais alors comme adjoint au chef de pupitre au journal Le Quotidien. Nous en avions fait une manchette à la Une. L’auteure, originaire de Saint-Fulgence, faisait une entrée remarquée dans le monde littéraire. Ce fut le début pour elle d’une aventure d’écriture et pour moi, un bonheur de lecture. Les choses ont bien changé depuis : Le Journal de Montréal ne s’intéresse plus aux jeunes écrivains et Nicole Houde a produit une œuvre originale et fascinante.


Trente ans de publications, des ouvrages percutants où l’écrivaine s’approprie un univers singulier. Le Saguenay surgit souvent sous sa plume, particulièrement Saint-Fulgence, L’Anse-Saint-Jean et Rivière-Éternité, où des femmes, marquées par une fatalité héréditaire, luttent pour survivre. Dans La Maison du remous, Laetitia est marquée au corps et à l’esprit par une génétique impossible à déjouer. Ces victimes écrasées par la maternité vivent un véritable enfer. Un livre que j’ai lu à plusieurs reprises. J’ai trouvé dans ce roman un écho à mes Oiseaux de glace où Thérèse est attirée par les promesses d’Ovide, son mari. Isolée, battue, perdue au fond des bois, elle survit grâce à son imaginaire et sa colère. Que dire de Je pense à toi où elle aborde la figure du père, un sujet longtemps attendu, un récit particulièrement dense et bouleversant.
Il faudra une douzaine d’ouvrages avant de retrouver le sourire, de s’abandonner à son humour singulier. Portraits d’anciennes jeunes filles est un ouvrage remarquable, une embellie dans l’univers de cette écrivaine qui confronte souvent un destin qui ne fait jamais de concessions.
 Dans La vie pour vrai, sa quatorzième publication, la romancière plonge dans un monde qu’elle a visité dans La chanson de Violetta. On se souvient de ce personnage de jeune déficiente qui entendait bousculer le monde.

Je me regarde dans le miroir. Je brûle d’envie d’aller de l’autre côté, de saisir les mains de ma vie et de lui murmurer : « Jeune fille du carbonifère, il y a très longtemps que nous patientons. Ce matin, je suis décidée, je te promets que tout va changer, tu n’as plus rien à craindre. La déficience légère, la solitude et la mort sont des mots que les dinosaures n’ont jamais entendus ; pourtant, ils régnèrent sur l’univers pendant cent trente-cinq millions d’années, se gavant de feuillages et de racines d’arbres jusqu’à complet épuisement.[1]

Céleste ne rêve peut-être pas de transformer le monde même si elle a deux ou trois choses qu’elle aimerait changer. Elle réside dans un foyer où des pensionnaires plus âgées semblent étirer le temps. Denise, sa seconde mère, l’aime bien. Il y a aussi le centre où elle retrouve des amis. Un monde où Grise la chatte devient sa confidente, où un gâteau au chocolat est un festin.  

Il y a des mots que je n’aime pas. L’autorité dit que je suis déficiente. Il y a une échelle : léger, moyen, profond. [2]

Des spécialistes ont tranché. Céleste est comme un objet sur une tablette. Une manière de se faire dire que l’on est à part et que l’on ne peut rien décider par soi. Comme si elle était un ustensile dans une cuisine.

Henriette, la déficiente la plus légère d’entre nous, a expliqué son opinion : « Léger, moyen, profond, c’est comme les barreaux d’une échelle. » J’ai 38 ans, Henriette et Rita aussi. Normand en a 45. Voilà, nous avons des problèmes avec une échelle.[3]


Elle vit surtout une peine qui ne la lâche pas. Sa mère est morte et elle se sent terriblement abandonnée. Elle aime croire qu’elle est là, qu’elle vient lui jouer dans les cheveux parfois, l’encourager dans les moments où il ne reste plus que les larmes. Il suffit d’avoir une formule, de savoir la chanter et le fantôme approche, lui fait un clin d’œil dans un tableau. 
Le dessin occupe une place importante dans son quotidien tout comme dans La chanson de Violetta. Il en est souvent ainsi dans les romans de Nicole Houde. Céleste, qui voudrait bien changer son nom pour Céline Dion, est habile avec ses crayons et les couleurs. Elle dessine les gens autour d’elle, des chats, des dinosaures et des cartes de Noël. Elle remporte aussi des prix. Tout passe dans ces petites scènes où l’artiste naïve se demande si son existence a une direction et si son rêve d’un grand lit et d’une maison pour abriter le grand amour est possible. Elle a beau être coincée entre les barreaux d’une échelle, elle vit ce que les hommes et les femmes ressentent.

Questions

Qu’est la vie ? A-t-elle un sens ? Qu’arrive-t-il quand la mort vous saisit ? Et il y a sa soeur, les chats, l’amour que vivent ses amies. Son cœur ne fait qu’un tour devant Victor aux yeux bleus, un homme bâti comme une armoire à glace. Elle étonne aussi les intervenants par sa capacité de lecture. Sa plongée dans L’histoire de Pi a été une aventure et elle pourrait en dire des choses étonnantes. Comment faire autrement quand on a eu une mère écrivaine ? Sa vie va donc entre ses chagrins, ses douleurs, ses espoirs, sa sœur, Alexis et Ondine avec qui elle s’entend plutôt bien. Ils ont peut-être le même âge. Cela ne l’empêche pas d’avoir des entretiens sérieux avec sa sœur Anna qui l’aide à comprendre les sensations qu’elle éprouve quand Victor l’embrasse.
Elle adore ses escales au Jardin botanique de Montréal pour le repos, la beauté, les arbres, les magnolias surtout qui apportent le bonheur et la paix. Le Jardin botanique occupe une place importante dans les romans de cette romancière. Il est un territoire magique où il est possible de croire à la beauté du monde, au pouvoir des arbres et des fleurs, à une présence qui efface tout ce qui est pénible.

Écriture

Bien sûr, cette entreprise tient par l’écriture, une façon unique de dire la pensée de Céleste, Son héroïne ne possède pas une logique cartésienne ou linéaire. Sa pensée circulaire semble aller dans toutes les directions. Mais jamais elle ne s’éloigne de l’essentiel, du vécu, de l’émotion.

Ma sœur est née dans un roman de Tolstoï avant d’être dans le ventre de maman ; là-bas, elle a appris les mots des consolations de Tolstoï. Il y a toujours une bouteille de vodka chez Anna qui ne renie pas ses origines, c’est elle-même qui m’a fait cette déclaration. [4]

La compréhension du monde passe par un imaginaire foisonnant qui ne se préoccupe jamais des balises. Céleste invente une carte de Noël où le diable s’approche ou encore drape Marie et Joseph des habits qu’elle a vus  lors d’un gala à la télévision. La frontière entre le concret, le raisonnable et le rêvé est abolie et lui permet de se consoler avec le fantôme de sa mère, de vivre une formidable histoire d’amour avec Victor, de se buter à la mort comme tous les vivants finissent par le faire. Les petites trahisons, les histoires d’amours impossibles, la mort subite de sa meilleure amie bousculent tout. Céleste fait face avec courage même si elle maîtrise mal ses émotions.
Voilà une âme pure, spontanée qui s’invente des histoires folles où un chat adore une souris. Un monde à l’abri du temps et où tous cherchent la paix, l’harmonie et le bonheur. N’est-ce pas ce que tout humain bien né tente d’approcher ? Ses petits romans sont des délices que j’ai retrouvés avec plaisir tout au long de cette narration. Je les attendais comme un délice au chocolat.
Encore une fois, le lecteur se retrouve dans un milieu peu connu, un univers singulier, mais qui est là avec ses drames, ses intrigues, ses histoires et ses désespoirs. Toujours juste, touchant, beau d’imagination et d’images. On se surprend à aimer cette Céleste de 38 ans qui a su protéger son enfance.
Une œuvre d’une force remarquable, sans faux pas en trente ans. Toujours juste, étonnante, démontrant une empathie pour ceux et celles pour qui le quotidien est un combat de libération. Heureusement, il y a de grandes âmes qui apportent un peu de douceur dans un univers qui serait autrement terriblement cruel. La romancière, encore une fois, se montre attentive à ceux qui n’ont pas de voix dans notre société, ceux que l’on aimerait éviter sur un trottoir quand ils viennent vers vous. Simplement parce qu’ils sont différents, qu’ils vivent autrement, qu’ils disent les choses avec d’autres mots.

La vie pour vrai de Nicole Houde est paru aux Éditions de la Pleine lune.


[1] Houde Nicole ; La chanson de Violetta, roman, 1998, Éditions de La Pleine lune, p.13.
[2] Houde Nicole ; La vie pour vrai, roman, 2014, Éditions de La Pleine lune, p.11.
[3] Houde Nicole ; La vie pour vrai, roman, 2014, Éditions de La Pleine lune, p.42.
[4] Houde Nicole ; La vie pour vrai, roman, 2014, Éditions de La Pleine lune, p.74.
http://www.pleinelune.qc.ca/cgi/pl.cgi?titre=La%20vie%20pour%20vrai

mercredi 10 septembre 2014

Une formidable façon d’entrer en littérature

Le frère Marie-Victorin affirmait : « On ne possède pas un territoire qu’on n’a pas nommé. On ne connaît pas un territoire dont on ne connaît pas le nom ». Le Québec demeure un espace à dire par le roman, la poésie, l’essai ou le carnet. La Tuque est l’un de ces territoires où la littérature se fait discrète. Bien sûr, Félix Leclerc nous a présenté son pays et Louis Caron a sillonné le secteur de la Mauricie dans plusieurs romans. Quel auteur vit dans cette ville ? J’ai cherché. Francine Brunet, dans Le nain, nous entraîne dans cette agglomération située au cœur de la forêt, l’un des plus beaux lieux du Québec.

Il ne faut pas s’attendre à une description détaillée de la ville. Le secteur est évoqué, le moulin qui veille sur la ville de 15 000 habitants, recouvre tout de sa fumée et de son odeur. C’est une papetière après tout. Un espace, des personnages qui fascinent. Francine Brunet m’a accroché par son monde et son écriture. Il a suffi de quelques phrases et je savais que j’irais jusqu’au bout.

Edmond n’avait pas atterri dans le bon corps. En plus, on avait oublié de l’envoyer à l’école. Une chance qu’il avait conçu tout seul un code qu’il inscrivait dans un cahier à trois trous avec une couverture jaune. Ses notations étaient numérotées de 1 à 9, les seuls chiffres qu’il avait jugé nécessaire de connaître. (p.9)

Un ton, une galerie de personnages gravite autour d’Edmond que tous nomment le nain. Tante Nini se traîne par terre, ses jambes ne la portent plus à cause de la polio. Ti-Bi son cousin, un déficient léger est passionné par la musique, tante Marion se perd dans la fumée de ses cigarettes. Elle fume, fait des lavages et repasse des vêtements toute la journée. Que dire de Towing et Trois Gallons, la belle policière qui fait tourner les têtes et de Fernande Pouliot, cette infirmière qui sait tout… Il y a aussi Éva la mère d’Edmond avec son œil malade. Une sorte de pirate.
La Tuque, je disais, un pays de forêt, de montagnes. La rivière Saint-Maurice, l’une des plus belles du Québec.

L’air était froid maintenant. L’automne régnait et les couleurs des feuillus explosaient entre les conifères. Une saison parallèle s’édifiait à même cette nature : la chasse à l’orignal. Alice avait aperçu ses premiers panaches couronner le toit ou le capot des véhicules. Elle avait assisté à différentes parades de véhicules tout-terrain, ce qu’on appelait des VTT, et avait vu s’ériger la tente du Festival du Bûcheron. Les magasins de la rue Commerciale avaient déguisé leur devanture en forêt de contreplaqués. L’ambiance était festive, joyeuse. (p.62)

Et nous voilà dans une histoire étrange. Edmond collectionne tout ce qu’il trouve, surtout des clous. Il pratique le troc. Autrement dit, il échange des objets pour d’autres. Sa passion pour les trains miniatures l’obsède et il ne cesse de se procurer de nouveaux wagons pour allonger son réseau ferroviaire qui va finir par envahir toute la maison. Une façon de partir, de s’évader du quotidien peut-être.
Il faut autre chose pourtant pour faire un roman. Je n’avais pas prévu ça. J’étais en plein roman policier. Trop tard pour reculer, j’étais accroché. Je ne fréquente pas tellement le genre voyez vous, mais je ne pouvais plus abandonner le nain que Trois Gallons surveillait en imaginant les pires sévices. Les fausses pistes se multiplient. J’étais devenu un chien fou qui va partout en tentant de savoir ce qui était vraiment arrivé. J’en ai un peu honte maintenant.

Monde ordinaire

La population de La Tuque vaque à ses occupations. Les policiers patrouillent, la belle Alice, la jeune médecin légiste, arrivée pour un stage, cause un certain remous sur son passage. Même Edmond n’est pas indifférent. Pas de quoi impressionner Fernande Pouliot, l’infirmière qui pourrait en remontrer aux plus grands spécialistes.
Un accident de la route, un véritable carnage, la découverte d’une certaine quantité de drogues dans l’auto de Gérard Doucet, un citoyen au-dessus de tout soupçon. La Sûreté du Québec mène une opération partout en province pour démanteler un réseau de trafiquants. Nous avons l’habitude depuis quelques années. Trois Gallons, le frère du policier Harold Michaud est la victime toute désignée. Il rêvait de porter la veste de cuir des motards et a découvert très tôt qu’il aimait faire souffrir les gens. L’enquête traîne, le verglas fige tout le pays et peut-être aussi les cerveaux. On s’en souvient. Une étrange anémie frappe plusieurs jeunes. Qu’est-ce qui se passe ?
Des moments très beaux, tendres même, une poésie toute simple m’a retenu. On dirait ces relais le long de la route où nous pouvons nous arrêter pour respirer, regarder, être bien dans tout son corps.

Edmond éteignit la télé et se rendit à la fenêtre. La neige avait cessé d’imiter les lignes d’un cahier. Elle tombait debout en chancelant. Il supposa que la vie comme la neige ne passait pas en ligne droite. Elle ne venait pas de l’arrière et n’allait pas de l’avant. La vie descendait, même en tournant en rond, et disparaissait. Il se décolla de la vitre, fit sa ronde de pompier et se coucha. (p.93)

Tante Nini en a assez de vivre sur le plancher. On peut parler de suicide assisté. Ti-Bi déménage et délaisse son cousin. Il n’en a plus que pour son nouveau piano. Edmond est retrouvé mort dans le bain, vêtu d’un gros manteau de fourrure. Qui a tué le nain ? Trois Gallons ? Il est le coupable désigné. Et que racontent ces fameux cahiers à trois trous que l’on a trouvés chez le nain ? Des messages codés, une liste de transactions douteuses. Nous voilà à chercher partout, dans des histoires d’amour, des vengeances, des dépendances, des obsessions qui sont le lot de tout le monde.

Souffle

J’ai lu ce roman d’un souffle, me perdant volontiers dans les méandres d’une histoire qui semble tourner en rond et que l’écrivaine prend plaisir à pousser dans toutes les directions. Je suis redevenu un adolescent qui découvre des personnages et s’enfarge dans une intrigue qui ne cesse de s’embrouiller. C’est un art que de raconter une histoire, de faire vivre des marginaux qui restent crédibles. Francine Brunet réussit de manière étonnante. Une fin qui vous surprend et que l’on aurait pu deviner. Les indices sont là, dissimulés un peu partout comme les traces d’un orignal dans la forêt. J’aurais fait un bien mauvais enquêteur. Le coupable n’est pas le coupable. Un peut tout le monde est peut-être responsable de cette mort étrange. Une belle manière de parler de La Tuque et de la faire entrer en littérature. Que demander de plus ? Une histoire solide, des personnages fascinants, une écriture tout près de l’oralité, particulièrement efficace et qui trouve des accents poétiques qui sont de véritables petits bonheurs.

Le nain de Francine Brunet est paru aux Éditions Stanké. 
http://www.editions-stanke.com/francine-brunet/auteur/brun1101

vendredi 5 septembre 2014

La poésie peut-elle encore sauver le monde ?

La Terre a des nausées, souillée par l’inconscience et la cupidité des humains. Désertification, fonte des glaciers, hausse prévisible des eaux, tornades de plus en plus fréquentes et violentes. La mort annoncée de la planète est palpable comme les premiers symptômes d’un cancer du poumon. Les puissants sourient devant les cris et les protestations des affamés. Les massacres se multiplient ? La bande de Gaza et l’Ukraine sont à feu et à sang et le virus Ebola frappe comme la peste au Moyen-âge. Ne reste-t-il qu’à chanter sa désespérance devant un monde qui semble avoir de moins en moins d’avenir. Jean Charlebois, dans Au même moment, se fait particulièrement percutant.

Jean Charlebois écrit de la poésie pour son bonheur et sa désespérance, travaille aussi comme rédacteur pour différentes entreprises. Il faut bien assurer sa survie. Il en est ainsi pour ceux et celles qui fréquentent les mots et font des livres que de moins en moins de lecteurs fréquentent. À se demander si un jour nous ne replongerons pas dans une grande noirceur où les œuvres littéraires ne seront connues que par quelques ermites ou esthètes.
Les escapades du poète comme rédacteur lui ont donné une conscience particulière de l’état de la planète et des mutations qui risquent de bousculer la vie dans les années à venir. La Terre a toujours été vivante, changeante, mais les activités humaines depuis un siècle accélèrent tout. Suffisamment pour que tout bascule ?

Le présent n’en a plus pour très longtemps, car, déjà, il pèse sur nous de toutes ses urgences et nous presse de nous aimer plus, avant la fin du monde. Rien de moins. Le présent, rien qu’à le voir, n’est plus éternel. Il suffit d’ouvrir les yeux ! Le modèle a fait son temps. Certains diront même qu’il a déjà tout donné. (p.13)

Que faire devant un tel désastre ? Que dire devant un avenir qui ratatine ? Nous avons toujours imaginé une existence sans heurts, sans bousculades et des civilisations qui traversent toutes les époques. Nous avons toujours voulu que le temps fige dans une forme d’éternité. L’histoire nous apprend pourtant que tout est éphémère. Les grandes civilisations ont connu leur apogée et un déclin avant de disparaître. Tous les indices montrent que l’Occident cherche son souffle et n’arrive plus à redonner un élan. Le matérialisme à tout prix a atteint ses limites. Particulièrement aux États-Unis d’Amérique. Ce pays est en faillite et il continue de dicter une conduite au monde. Il faut lire la fresque de Marie-Claire Blais, celle qui débute avec Soifs, pour prendre conscience de cette décadence.

Ressource

Que faire quand les mots deviennent notre seule ressource ? Jean Charlebois se préoccupe des changements climatiques et ne peut demeurer insensible devant les égarements de notre civilisation. Il transmet sa peur et sa désespérance dans des échappées poétiques où il tente de retenir l’attention de la femme qui le magnétise et l’interpelle. L’amoureuse à qui il s’accroche comme à un continent qui ne cesse de se dérober. Une complainte hallucinante où la vie s’impose dans une sorte de frénésie. L’amour, après tout, est ce qui permet la vie. L’amour permet la transmission de l’héritage et assure l’avenir. Aimer pour que tout recommence et peut-être changer le passé en s’inventant un futur.
 
Puis tout à coup beaucoup plus loin en arrivant vite    toi tes hanches neige    tes yeux de renarde argentée    ta vaste vivacité qui m’ouvre grandes les pupilles    ton clafoutis    tes crèmes pour le corps    tes mots repères    tes orteils de diable    ton riche écho et    comme une intervention sans anesthésie    tes mains dans ma tête pour reconstruire mes yeux    sur la terre comme au ciel (p.100)

Une prière pour cultiver l’espoir, garder une petite flamme qui permet de voir autour de soi et en soi. Espérance, mais aussi conscience des bêtises et des obsessions humaines ; conscience de l’aveuglement de ses semblables qui ne peuvent renoncer à leur égoïsme pour penser autrement, envisager le maintenant de tous les humains et leur avenir. Voilà que je pense à Stephen Harper en écrivant ces phrases…

Mes semblables ont besoin d’eau, de nourriture, de médicaments, de vêtements pour vivre. Pour vivre sans avoir l’air morts. La Terre est un site touristique prisé des riches. Les non-riches sont des bactéries en forme de bâtonnets, parasites des riches, qui leur servent à ouvrir des portes, à verser des scotchs ou à frotter de rutilantes voitures noires. (p.37)

Ne sommes-nous qu’une conscience à la dérive ? Des aveugles dans la nuit qui s’inventent des fables pour calmer leur peur et leur angoisse ? Ne sommes-nous capables que de mensonges dans cette grande course à la destruction ? Et s’il y avait autre chose, si ce que nous voyons n’était pas ce qui existe. Le poète attise l’espoir, calme sa peur, veut croire en la réalité du jour.

— Se pourrait-il qu’il y ait une espèce de vie parallèle à la vie qui nous pend au bout du nez ? Parallèle à la vie que nous avons connue. Et est-ce que cette vie-là s’amuse à brouiller nos pensées de toutes sortes de folies pour simplement observer, voir, expérimenter ? (p.39)

Comment être certain que nous ne sommes pas qu'un mirage, une lueur dans un ciel sans lune ?

L’amour

La vie ne peut s’ancrer que dans un présent tronqué où il faut aimer, trouver une certaine présence dans les yeux de la femme, celle qui porte la vie, celle qui nous renvoie notre désir et notre amour.
La poésie de Charlebois est particulièrement inquiétante et délirante. Elle bouscule, ébranle et parvient à attirer l’attention de l’amoureuse. Il s’abandonne à des mains aimantes qui peuvent le réinventer. Un chant désespéré, mais combien vivifiant ! Jean Charlebois nous propulse dans la fragilité des mots et du langage, un espace où il est possible de respirer dans les yeux des autres[1]. L’avenir ne peut se cacher que dans les soupirs de l’amoureuse, l’élan qui pousse hors de soi et ramène à soi. Ce poète connaît le sens premier de la poésie qui est d’interroger le réel, la vie, de sonner l’alarme. Moi qui ne fréquente guère les poètes de maintenant, parce qu’ils s’amusent à construire des maisons inhabitables au milieu des déserts, je me suis surpris à lire ces poèmes à haute voix, à vouloir être là plus que jamais pour toute la beauté qui nous entoure et que nous ne savons que souiller. Comment s’arracher à cette tornade qui ne s’arrêtera que dans la terrible collision du présent et de l’avenir ? Les poèmes de Jean Charlebois sont des bouées au milieu du grand fleuve Saint-Laurent qui nous préviennent que le récif est là, devant, et que nous risquons de nous échouer si nous ne donnons pas un coup de barre. Une poésie comme il ne s’en fait plus.

Au même moment de Jean Charlebois est paru chez Les heures bleues. 21,95 $.


[1] Allusion au recueil de poésie de Carol Lebel intitulé : Difficile de respirer dans les yeux des autres.