mercredi 14 mai 2014

Aurélien Boivin fait œuvre de mémoire

Aurélien Boivin récidive et présente le tome 2 de Contes, légendes et récits de l’île de Montréal. Le premier volet est paru en mars 2013. Une œuvre fascinante, imposante par son ampleur, l’imaginaire et le réel d’une ville qui donne le pas au Québec depuis fort longtemps.

Le premier jalon, une brigue tout aussi impressionnante de près de 900 pages, présentait les récits fondateurs, les mythes et les textes historiques qui touchaient directement le territoire de l’île de Montréal. Si certains constats pouvaient étonner à la lecture, comme l’impossibilité de trouver des légendes qui s’enracinaient dans le lieu même de Montréal, le second tome nous réserve autant de belles surprises et soulève aussi des questions.
La ville donc, la réelle, la physique, celle où des hommes et des femmes vivent, des enfants qui hantent les trottoirs et les ruelles, tentent de s’y épanouir et de s’approprier un univers particulier.

Ce deuxième tome est essentiellement consacré aux récits dits réalistes, c’est-à-dire qui, s’ils se déroulent comme les textes du premier tome dans la ville ou dans l’île de Montréal, ne laissent aucune emprise ni au surnaturel, ni au merveilleux, ni au fantastique, ni à la science-fiction ou à l’anticipation. Les récits réalistes se rapportent à un monde du quotidien dans lequel tout événement s’explique par les lois de la raison. (p.XVI)

J’ai eu la chance de lire des nouvelles policières, réalistes et des extraits de romans. Le tout se déploie dans un foisonnement de textes. Quatre-vingt-douze extraits par quatre-vingts écrivains différents. Il resterait même assez de matière pour constituer un troisième volet. C’est dire la richesse de ce corpus littéraire unique et singulier. Les deux publications cumulent plus de 1800 pages.

Centre

Montréal occupe une place essentielle dans la vie économique, sociale et politique du Québec en plus de regrouper la moitié de sa population si on englobe les villes environnantes. Voilà qui peut expliquer l’abondance des textes. La littérature suit toujours le politique et la démographie même si dans les romans et les récits, il n’y a pas si longtemps au Québec, les écrivains tournaient le dos à la ville, ce lieu où le diable avait ses aises. Montréal a su reprendre sa revanche envers et contre tous, particulièrement sur l’Église.
Aurélien Boivin a, encore une fois, su dégager des particularités.

Il est toutefois un constat certes étonnant, du moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un ou l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants. (p.XXXVI)

Pas de descriptions des rues, des maisons et peu de présence des communautés ethniques. C’est assez étonnant cette « absence ». Si on ne s’étonne guère de voir des groupes culturels occuper des lieux délimités, du peu de contacts véritables entre ces communautés, on peut se demander pourquoi les écrivains ne décrivent pas la ville, ses maisons, ses escaliers, ses parcs et ses belles artères ?

Exceptions

Yves Beauchemin et Gabrielle Roy échappent à ce constat heureusement. Les extraits de Bonheur d’occasion collent à la géographie de Montréal de façon organique, je dirais. La montagne, où vivent les riches et les possédants, fait contre poids à Saint-Henri où  les démunis et les travailleurs s’entassent. La mouvance de la ville avec ses classes sociales est particulièrement présente dans les extraits choisis par monsieur Boivin.
Yves Beauchemin démontre une belle conscience environnementale et architecturale dans son texte. Un point de vue unique dans ce florilège. Comme si les écrivains étaient plus préoccupés par leurs émotions ou leurs questionnements que par les lieux qu’ils habitent. Cela me laisse perplexe. Les gens de la ville sont-ils dépossédés de leur environnement au point de ne pas s’y attarder ?

C’est Montréal qui m’a fait découvrir que je suis Québécois, pour le meilleur et pour le pire. C’est ici que j’ai appris ma condition, devant les affiches unilingues anglaises, dans les manifestations et les assemblées politiques, ou tout simplement en écoutant les passants, mes voisins de métro, les serveuses, le dépanneur du coin, les chauffeurs de taxi de bonne humeur ou pas, les enfants avec leurs fusils de cow-boy, leurs bicycles, leurs cordes à danser, leurs mots salés, leurs sourires à couper le souffle. (pp.134-135)

Le lecteur voyage ainsi du début des années 1800 jusqu’à l’époque contemporaine. Ce qui permet de voir l’évolution des moyens de transport, certaines transformations de la ville qui rejoint peu à peu la modernité des grandes agglomérations d’Amérique. Un aspect qui demeure toujours en arrière plan.

Corpus

Il en ressort, peu importe les genres ou les auteurs, que les hommes et les femmes qui retiennent l’attention à Montréal ont souvent du mal à transcender leur quotidien. La présence des riches est évoquée sans qu’ils deviennent des personnages importants, sauf dans une nouvelle de Harry Bernard. Le professeur d’italien met en scène un faux aristocrate qui manipule une société bourgeoise qui aimerait se donner des lettres de noblesse et qui se laisse filouter en craignant d’avoir l’air de provinciaux.
Les guerres, la maladie, le travail répétitif et peu valorisant, les épreuves quotidiennes retiennent l’attention des écrivains. On louange rarement la réussite matérielle et les prosateurs ne s’aventurent jamais dans le monde des affaires ou de la politique. Certainement une conséquence de la pensée sociale et religieuse de l’Église si dominante avant les années 70. Les originaux payaient cher leurs incartades alors. Pensons à Rodolphe Girard.

Cette œuvre toutefois, malgré le talent qu’elle décelait, n’eut pas l’heur de plaire à l’archevêque Bruchési qui, non seulement la condamna et en interdit la lecture, mais fit perdre au jeune écrivain l’emploi de reporter qu’il occupait à La Presse. Tout désemparé, Rodolphe Girard, marié et père d’un enfant, alla frapper à la porte du Canada dont Godefroi Langlois était rédacteur en chef.  (p.235)

Aurélien Boivin a fait un travail colossal avec son équipe pour cerner ce lieu dans ses différentes époques. Des textes qui témoignent du glissement lent et certain de Montréal vers la ville colorée et multiethnique que nous connaissons et que nous aimons.
« Un ouvrage indispensable » que j’écrivais pour les premiers pas de cette aventure. C’est toujours le cas. Aurélien Boivin donne une mémoire aux Québécois. Il faut savoir lui dire merci.

Contes, légendes et récits de l’île de Montréal 2. Montréal : une ville imaginée, d’Aurélien Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 74,95 $.

Ce qu’ils ont écrit :

Lorsque nous arrivâmes dans le Grand Morial, il mouillait à boire de n’importe quelle façon, aussi bien assis que debout. Nous allions habiter dans une pauvre et laide maison froide qui avait été construite en plein champ glaiseux, à côté de Boscoville, un centre de réhabilitation pour la jeunesse délinquante, et qui faisait face à la Rivière-des-Prairies. (p.139)
— Victor-Lévy Beaulieu

Les hommes, pour moi, sont des vaniteux qui marchent trop droit. Je n’aime pas qu’ils bombent la poitrine en présence d’une compagne. Ceux-là sont bossus du devant. Je préfère pour époux celui qui s’est familiarisé avec l’humilité, celui qui marche courbé, tel que vous sans doute, sous le poids d’une grande affliction, un malheur de naissance. À ceux-là, la Providence réserve la récompense d’une âme habituée à la souffrance et d’un cœur qui se conserve pur. (p.558)
Jean-Aubert Loranger

Depuis une grande heure, Rose-Ana marchait en direction de la montagne. Elle avançait à pas lents et tenaces, le visage baigné de sueur, et enfin arrivée à l’avenue des Cèdres, elle n’osa de suite l’attaquer. Taillée à même le roc, la voie montait en pente rapide. Au-dessus brillait le soleil d’avril. Et, de-ci de-là, entre les fentes humides de la pierre, jaillissaient des touffes d’herbe déjà verdissantes. Rose-Anna, s’étant arrêtée pour souffler un peu, laissa filer son regard autour d’elle. (p.740)


— Gabrielle Roy

lundi 28 avril 2014

Dany Tremblay témoigne de son combat

Le cancer frappe. Partout. Des amis, des connaissances luttent contre cette terrible maladie. Encore la semaine dernière, je suis allé aux funérailles de Sylvain, un ami, décédé des suites d’un cancer. Un terrible vivant pourtant, un courageux, un amoureux de la vie. Et comment ne pas songer à ma sœur qui, pendant des années, a fait face avant d’abdiquer. Trois de mes frères ont été emportés par cette malédiction. Tous peuvent raconter l’histoire de quelqu’un que l’on appréciait et que l’on aimait ou sa propre aventure. Dany Tremblay craignait cette calamité depuis toujours. C’est pourtant un verdict qui la heurte de front en 2011. Cancer. Dans Un sein en moins ! Et après… elle raconte sa descente aux enfers et sa résurrection.

La vie laisse peu de temps pour souffler. Surtout quand, comme Dany Tremblay, on mène plusieurs carrières de front. Enseignante, écrivaine et éditrice avec Le chat qui louche, une maison d’édition numérique qu’elle a lancée en même temps qu’elle apprenait la terrible nouvelle. Elle était atteinte du cancer du sein et la mastectomie était incontournable. Un sein en moins. L’amputation. De quoi laisser abasourdi, en état de choc.

Lorsqu’elle a cédé sa place au radiologue, j’ai dit à ce dernier que je voulais savoir avant de quitter les lieux. « Certaines personnes choisissent le contraire », m’a-t-il répondu. Pas moi. Pas question de me mettre la tête dans le sable. Pas cette fois. Lorsqu’il en a eu terminé, il m’a dit de m’asseoir. Je me suis redressée. J’étais étrangement calme tout à coup. Sans me regarder, tout de suite, comme ça, il a dit qu’aujourd’hui, l’espérance de vie était bonne. Ça m’a fait l’effet d’une douche glacée. L’espérance de vie ! L’espérance de vie ! (p.25)

Comme si la mort s’avançait un matin, celle que vous avez toujours refusé de voir ou d’approcher. Comme si tout ce à quoi vous vous accrochiez perdait son sens. Les projets, les écritures, les idées de publication ne sont possibles que quand le corps se sent éternel. Que reste-t-il quand tout menace de s’arrêter, quand le mot fin se dresse au bout de la galerie ? Un bout de phrase et la peur vous tord les tripes, vous foudroie, vous garde les yeux ouverts dans la nuit. Plus rien ne saurait être pareil.

Les jours qui ont suivi l’annonce ont été étranges. Je passais d’un état à un autre. J’étais incapable de me concentrer, animée par une fébrilité malsaine, une nervosité bizarre. Puis c’était tout le contraire. Je devais me forcer à m’habiller, à m’arranger un peu pour être présentable. Je passais de l’optimisme à l’angoisse dans un claquement de doigts. À certains moments, j’étais submergée par la panique. (p.32)

La panoplie des examens, les explorations pour cerner la maladie. Le personnel médical tente de rassurer, de calmer les affolements, les peurs, les terreurs. La plupart le font admirablement, d’autres sont débordés par les tâches, les patients qui se multiplient. Dany Tremblay rencontrera la plupart du temps des infirmières admirables, des médecins formidables qui prennent le temps d’expliquer et de calmer. Mais comment être rassuré quand une bête monstrueuse vous grignote et menace de vous bouffer ?

Combat

Toute une traversée que Dany Tremblay entreprend après l’intervention chirurgicale. Comment accepter de se retrouver avec un sein en moins ? Il faut du temps. Elle repoussera le moment, ce regard sur la cicatrice qui marque sa poitrine. Elle doit affronter ses peurs, ses hésitations, sa fragilité aussi, les effets des traitements qui bousculent le quotidien.
Des périodes euphoriques où elle a l’impression de pouvoir transporter des montagnes succèdent à une fatigue extrême. À peine si elle peut mettre un pied devant l’autre. C’est le lot des traitements, les effets collatéraux.

Lorsque je m’assois devant le casse-tête, je constate que cette fatigue qui s’est abattue sur moi sournoisement telle une averse soudaine est doublement plus forte que celle vécue précédemment. Elle est subite et intense. Je me sens misérable. Pourtant, c’était prévisible. J’ai ressenti une fatigue similaire, quoique moins écrasante, à la suite du premier traitement. (p.176)

La lutte contre un cancer peut isoler. La perte des cheveux, cette malédiction colle à vous quand vous quittez la maison. Ce crâne dénudé fait de vous une coupable, comme ces femmes que l’on accusait d’avoir collaboré avec les Allemands après la Deuxième Guerre mondiale et que l’on rasait. Il faut du courage pour se montrer, rencontrer des gens. Il y a surtout Martial qui est toujours là, présent, confiant, toujours capable de voir le bon côté des choses.
Dany Tremblay raconte ses peurs, ses angoisses, ses craintes, ses espoirs et aussi les moments difficiles qui coupent ses élans. Ce cancer a donné un autre regard à celle qui vivait à cent à l’heure. Elle a dû faire le tri et surtout trouver l’essentiel en écrivant et en lisant. Elle est maintenant plus proche des gens qu’elle aime, de ses amis, de son Martial qui a été là comme un phare inébranlable.
Le témoignage de Dany Tremblay est important pour ceux qui affrontent cette terrible maladie et pour les proches, les témoins. Ces combattantes doivent préserver chaque seconde pour être encore une vivante qui peut penser à des projets, vivre des amours, des amitiés, de la complicité.
Dany Tremblay ne cache rien, n’hésite pas à revenir sur sa vie, des lectures qui l’ont soutenue tout au long des traitements, à faire le ménage dans sa façon de vivre. Parce qu’après tout, combattre un cancer, c’est se redonner vie chaque seconde du jour et de la nuit, c’est se donner une autre chance. On la souhaite longue et belle et chaleureuse cette nouvelle vie à Dany Tremblay. Tout au long de ma lecture, je n’ai cessé de me répéter combien j’étais chanceux, combien c’était bon d’être vivant. Le témoignage de Dany Tremblay donne le goût de vivre et d’être là pour ceux qui partagent notre quotidien.


Un sein en moins ! Et après… de Dany Tremblay est paru aux Éditions JCL, 19,95 $.
http://www.jcl.qc.ca/detail_auteur/191/

lundi 21 avril 2014

Maude Veilleux tisse une toile d’araignée

Maude Veilleux, dans Le Vertige des insectes, une histoire en apparence banale, ancrée dans le quotidien, ne semble aller nulle part. Pourtant, un détail, un geste, l’impression qu’un drame couve, que tout va basculer d’un moment à l’autre, vous retient. Un terrible malaise. Les jours emportent Mathilde et nous voilà pris au piège. Les indices, disséminés un peu partout, prennent toute leur importance quand le geste de la jeune femme, à la toute fin, vous éclabousse. Une lente dérive des continents, un piège qui se referme peu à peu et laisse abasourdi.

Certains moments de l’enfance sont impossibles à effacer. Ils sont là, toujours prêts à refaire surface à la moindre occasion. Il suffit souvent d’un regard, d’une rencontre et tout revient, comme si le temps se repliait pour vous ramener à un événement qui a tout bouleversé.
Mathilde vit dans la grande ville avec son amoureuse, poursuit des études et tout semble bien aller dans le meilleur des mondes. Elle partage son appartement avec Jeanne et Thomas, un ami discret, un garçon qui vit des escapades amoureuses à gauche et à droite, dont une avec une voisine.
La grand-mère de Mathilde meurt. Il faut y arriver un jour. Une grand-mère aimée et aimante, toujours présente, capable de l’écouter et de la conseiller. Un choc, une grande peine qui font ressurgir une foule de souvenirs.

Elle se sentait seule, mais surtout étrangère à cet endroit ; des années la séparaient de ses douze ans. Elle aurait voulu porter une casquette encore une fois, remplir son sac de biscuits secs pour se rendre au village, dépenser ses économies en bonbons, jouer avec son frère dans la forêt. Oui, surtout jouer avec Christophe, n’importe où. (p.16)

 La mort de son jeune frère alors qu’elle n’était qu’une fillette la hante même si elle a tout fait pour oublier. Elle se sent responsable de cette tragédie. Le remords la ronge et vient la surprendre, ébranler toutes ses certitudes.

Une assiette apparut devant elle. Elle la repoussa ; une angoisse nauséeuse la tenait. Une gorgée d’eau pour caler le dégueulis des souvenirs. Elle voyait les mêmes visages, treize ans plus tôt. Assis au même endroit, parlant des mêmes choses du monde. La grand-tante venue malgré les neuf heures de voiture qui la séparait du cercueil de Christophe. Mathilde, trop jeune pour comprendre les conversations d’adultes, devant cette presque même salade de macaronis, savait que son enfance était affaire du passé. (p.18)

Le départ de sa copine pour le Yukon la plonge dans une lente dérive où elle n’arrive plus à s’accrocher. En fait, c’est plus compliqué que ça. Mathilde est hantée par le désir d’avoir un enfant, pour réparer peut-être la mort du frère, pour continuer la grand-mère dans sa descendance, maintenir les liens, tendre un fil entre les générations.

Souvenirs

Mathilde aide sa famille à vider la maison de sa grand-mère, fait des boîtes, trouve des objets qui font remonter des souvenirs, découvre aussi des aspects inconnus de cette femme qu’elle aimait tant. Cette grande maison que l’on va mettre en vente, c’est son enfance, sa vie que l’on va brader. Comme si elle faisait l’inventaire de son passé, n’osait se tourner vers l’avenir.

Mathilde aurait aimé tout conserver, acheter la demeure et y vivre comme sa grand-mère l’a fait. Des enfants dans les tiroirs, un chien couché sous la table, un camion stationné dans l’entrée. Elle se lèverait tôt pour préparer les crêpes aux bleuets, guetterait l’autobus scolaire le visage collé à la fenêtre. Elle n’aurait jamais peur la nuit. Elle sortit un pyjama de bébé, caressa le tissu souple au motif de pois. Elle le mit de côté pour l’apporter chez elle. (p.115)

Elle invente les occasions pour séduire Thomas et devenir mère. Malgré plusieurs tentatives où elle pense avoir tout prévu, elle n’y arrive pas. Comme si son corps refusait la maternité.
Tout s’effrite et Mathilde s’enfonce de plus en plus dans le silence, dans cette obsession qui la tourmente du matin au soir. Elle ne s’intéresse plus aux études qu’elle devait poursuivre à l’automne, se perd quand elle veut lire ou s’intéresser aux gens de son entourage. Tout meurt autour d’elle. Son chat et les insectes qu’elle ramasse un peu partout. Même les communications avec Jeanne sont de plus en plus laconiques et insignifiantes. L’univers se replie pour la broyer. Elle perd pied et il y a des images d’une exposition qui ne cessent de s’imposer.

Les images vues au musée ne la quittaient plus. Elle avait abandonné son chandail, parcourait son abdomen, questionnait les masses sous la paroi de chair. Où percer ? Où ouvrir une brèche ? (p.122)

Une forme d’accouchement où l’on s’ouvre le ventre pour en laisser sortir les organes vitaux. Une fascination morbide.
Un roman dense, réussi. Un monde vous aspire et vous broie. Maude Veilleux place les éléments du piège et le lecteur est cerné peu à peu. La fin ébranle, surprend, vous fige. Tout vous poussait vers ce geste et pourtant vous n’avez rien vu. Vous voilà en train de douter de vos capacités à voir les autres, les drames qu’ils peuvent vivre.
Des atmosphères, des déplacements tectoniques qui remuent les profondeurs et broient l’être. Un véritable jeu d’échecs où tous les éléments poussent vers l’inéluctable. Un drame qui donne des frissons dans le dos, écrit avec délicatesse.


Le Vertige des insectes, de Maude Veilleux est paru aux Éditions Hamac, 18,95 $.
http://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/vertige-des-insectes-695.html

dimanche 13 avril 2014

Geneviève Pettersen frappe un grand coup

Un premier pas en littérature est toujours révélateur d’un univers qui hante l’écrivain. Je pense à La belle bête de Marie-Claire Blais qui attire encore nombre de lecteurs cinquante ans après sa parution. Que dire de Mémoire d’outre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu qui reprenait le mythe de Diogène pour tenter de trouver un homme en ce pays incertain du Québec. De véritables manifestes qui indiquent aux lecteurs où ces nouveaux écrivains se situent et les chemins, peut-être, qu’ils entendent sillonner. La parution de La déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen ne peut laisser personne indifférent.

Des adolescents, ceux que nous ne voulons pas voir, ceux qui ne semblent avoir nulle place dans notre société. Combien de fois j’ai pu lire dans le journal que les policiers surveillaient les jeunes près du terminus d’autobus de la rue Racine à Chicoutimi ou qu’ils les avaient dispersés pour qu’ils n’embêtent pas les consommateurs dans les grandes surfaces commerciales. Les adolescents sont souvent condamnés à une forme d’errance avec leurs vêtements particuliers et leurs manières grégaires.
Le temps des gangs, des amitiés, des fêtes qui débordent des nuits, des premières amours, d’une foule d’expériences pour trouver ses limites ; le temps de tous les dangers et de tous les commencements ;  l’affirmation devant des parents qui voudraient avoir tout réglé à leur naissance. La littérature québécoise a beaucoup fréquenté ces jeunes révoltés qui refusent le monde des adultes, coupent les ponts et ne veulent surtout pas devenir semblables à leurs géniteurs. La plus célèbre est certainement Bérénice Steinberg de Réjean Ducharme dans L’avalée des avalés qui refuse viscéralement de devenir une adulte. Vieillir serait mourir par en dedans, pourrir.
Catherine vient d’avoir quatorze ans, réussit très bien à l’école, subit les tempêtes, les affrontements qui déchirent ses parents.

Quand il a fini par maîtriser ma mère, mon père avait la chemise déchirée, un œil au beurre noir pis l’avant-bras qui saignait, comme s’il s’était battu avec un carcajou. Mon père était habitué aux crises à ma mère. Il disait que c’était parce qu’elle avait du sang kawish qu’elle tombait dans les bleus à ce point-là. C’était toujours pareil : ma mère sautait sur mon père, il la laissait s’énerver pis fesser un peu, pis il l’accotait dans un mur pour l’arrêter. (p.13)

Son père s’est imposé dans son métier d’avocat, la mère, un ancien mannequin, vit par l’image. Grande maison, luxe, voiture rutilante pour impressionner les voisins, voyage dans le Sud en hiver et des vêtements signés pour faire tourner les têtes. La « petite bourgeoisie de Chicoutimi et ses petites filles stuck-up » que Guy-Philippe Wells chante.
On comprend Catherine de ne pas vouloir ressembler à ses parents imprévisibles, caractériels qui finissent par se séparer.
Il y a ses amis, sa gang, ceux et celles qui se retrouvent à Place du Royaume. Elle tourne autour des garçons, ne demande qu’à vivre toutes les expériences et être le centre d’attraction.

Monde

Catherine nous pousse dans un monde invisible. Les gangs qui délimitent certains espaces des centres commerciaux, les conflits entre les jeunes des quartiers de la ville et ceux provenant des agglomérations environnantes. Un monde tribal, barbare, instinctif et violent, un milieu que les bonnes âmes refusent de voir, que personne ne peut tolérer.

Ça a commencé à cause qu’un des skateux avait volé la blonde d’un gars de Shipshaw. Les pouilleux étaient montés en ville avec des battes de baseball pis des crowbars. Les skateux savaient qu’ils s’en venaient, parce que le chef des pouilleux, qui s’appelait Jessie ou un autre nom de Canton-Tremblay de même, avait dit à l’amie de la fille qu’il tuerait le gars. (p.29)

 Ils sont surveillés, chassés comme des bêtes indésirables. Les gars se narguent et ne résistent pas au plaisir de se taper dessus.
Catherine découvre la drogue, séduit des garçons et vit sa vie parallèle. Elle s’éloigne de plus en plus de ses parents qui tentent de se refaire une vie de couple.
Les jeunes se réfugient dans les coulées où personne n’ose venir les déranger. Il y a toujours les policiers pour les surprendre et effectuer de véritables raids. Le campe est la solution et les parents comprennent ce besoin. Eux-mêmes s’exilent sur les monts Valin quand c’est possible, et ce douze mois par années avec les motoneiges.

La police voulait pas que les jeunes construisent des campes dans le bois, mais tout le monde s’en sacrait. Impossible de marcher plus qu’une heure dans le bois sans tomber sur un campe. Tous les flots de Chicoutimi pis de Chicoutimi-Nord s’en bâtissaient un pour passer leurs fins de semaine dedans. C’était comme les chalets de nos parents sur les monts Valin mais en plus le fun pis en moins beau. (p.67)

Un monde dur, sauvage, sans pardon, impulsif où on agit en prédateurs. Des expériences suicidaires. Tous semblent chercher la limite où l’univers peut se retourner et les heurter de plein fouet, carburent à la musique qui soulève, emporte, bat comme un cœur incontrôlable. Catherine restera sur la touche quand son ami Keven se suicide. La mort, l’ultime rendez-vous, la dernière confrontation que l’on ne veut surtout pas rencontrer à cet âge. Il faudra une fin du monde, un déluge comme le châtiment infligé par un Dieu vengeur et sans pitié de l’Ancien Testament pour que la jeune fille décide peut-être de se prendre en mains.

C’est là qu’on a su qu’en ville, c’était l’apocalypse. L’animateur disait que la rivière Ha! Ha! pis la rivière à Mars avaient débordé à cause des pluies diluviennes des derniers jours. Ce matin-là, les deux rivières avaient retrouvé leur tracé d’origine pis ça avait créé un torrent de bouette qui avait emporté sur son passage toutes les maisons, les ponts pis les routes. La vielle de La Baie était à moitié détruite. (p.201)

Un roman écrit dans une langue à vous faire dresser les poils sur les bras. Geneviève Pettersen nous pousse dans l’envers du monde, celui que nous refusons, étourdis par nos illusions, nos aveuglements et nos obsessions. Tous fous, hantés, aspirés par cette rage de consommation, pensant tout régler par l’argent. Catherine cherche une réalité plus vraie, plus sentie, plus humaine peut-être mais elle ne peut que basculer dans l’excès. Elle n’a connu que cela depuis sa naissance.
Une société tordue qui s’agite, consomme pour courir derrière un semblant de bonheur, fuir dans la forêt pour se donner l’illusion de renouer avec l’essence de la vie.
Geneviève Pettersen étourdit dans ce premier ouvrage. Absolument dérangeant et percutant. Un coup de poing qui vous laisse sur le tapis.


La déesse des mouches à feu, de Geneviève Pettersen est paru aux Éditions Le Quartanier, 23,95 $.
http://www.lequartanier.com/catalogue/deesse.htm