dimanche 14 avril 2013

Jean-Pierre Vidal secoue nombre de clichés



JEAN-PIERRE VIDAL passe de la réflexion au rire dans «Le chat qui avait mordu Sigmund Freud», d’un monde tragique à un univers en apparence plus léger. Juste, difficile, grinçant souvent, l’écrivain secoue nombre de clichés dans ses nouvelles, avec un à propos à nul autre pareil. Une démarche nécessaire dans un monde où la pensée est perçue souvent comme une tare. Vidal bouscule cette modernité si floue et si envahissante surtout.

Vingt-huit nouvelles, vingt-huit manières de scruter la société, ses travers, ses folies et ses obsessions, des agissements qui montrent le meilleur, mais surtout dévoilent le pire. Dans «Le chat qui avait mordu Sigmund Freud», un titre fascinant, Jean-Pierre Vidal jongle avec des questions qui n’auront peut-être jamais de réponses, mais qu’il ne faut pas négliger pour autant.
Des textes consistants emportent le lecteur sur plusieurs pages ou encore l’auteur choisit le texte très court qui vous laisse en déséquilibre. L’auteur sait jouer de plusieurs instruments de l’orchestre pour notre plus grand plaisir. Il préfère parfois le flou qui m’a fait revenir sur les phrases pour tenter de retrouver ce qui avait pu m’échapper. Vous avez alors rapidement le sentiment de ne plus savoir où aller. Ou encore, un texte laisse croire que la mise en page a connu des hoquets. Vous réalisez après qu’il faut sauter un paragraphe pour retrouver le fil et revenir en arrière. Heureusement, ces «jeux dans l’espace» se font plutôt rares.
Il y a aussi ces incursions dans la pensée des tueurs en série qui semble si bien caractériser la société américaine. Des meurtres gratuits, la démence d’un tireur fou ou d’un solitaire qui travaille avec doigté, intelligence et raffinement.
«Vois-tu, le meurtre en série est dans la fibre de ce continent, il flotte dans l’air de cette civilisation, comme un pollen. Liquider le plus de gens possible, le plus rapidement possible et le plus spectaculairement possible, c’est la hantise secrète de tous ces énervés qui se prennent pour des individus. Pour eux, c’est comme un orgasme. Et après, ils se réveillent, complètement abrutis, vidés, mais contents. Même quand leur état les envoie rejoindre leurs victimes.» (p.171)
L’écrivain Bertrand Gervais a bellement exploré cet aspect dans «Les failles de l’Amérique», un grand roman passé inaperçu peut-être parce qu’il révèle un aspect de l’humain que nous refusons de voir même s’il prend toujours le pas dans les bulletins d’informations.

Communications

Il y a aussi la quincaillerie numérique qui obsède un peu Vidal et qui a donné de nombreuses chroniques dans «Le chat qui louche». Les contemporains sont branchés, bombardés de musique, de messages instantanés, souvent futiles où privé et public se bousculent.
«Partout dans l’autobus, les voix cellulaires imposent leur chorale: — Salut. C’est qu’tu fais? Ah bon! J’arrive là.» «Allo, Papa? Je serai là dans dix minutes, on est au centre d’achat, là. À tantôt!» (p.92)
J’ai aimé le regard sur les passagers d’un autobus, les manœuvres pour s’approprier le siège voisin, l’arrivée du retardataire qui bousille toute la stratégie et vient empiéter sur votre espace. Toutes les manœuvres aussi pour s’isoler des autres passagers. Le narrateur possède l’outillage parfait pour contrer toutes les approches. Cela ne l’empêche pas de reluquer discrètement une jeune femme fort jolie.
Il y a aussi les hasards qui emportent les personnages de Vidal. Des mondes étranges s’ouvrent et vous poussent dans une autre dimension.
À lire la réflexion du pape Pie XIV pendant un match de soccer. Il y a là tout l’avenir de l’humanité, ses obsessions et ses lubies. Le tout avec une bonne dose d’humour.
«Mais réunir l’humanité sous un seul dieu, c’était vouloir, en fin de compte, tout abolir dans l’indécision, l’indistinction qui ferait du même coup de la bête humaine un dieu. Et c’était, en même temps, revenir à la matière d’avant l’explosion initiale et engloutir Dieu, l’homme lui-même dans une totalité qui n’était que néant.» (p.204)
Et que j’aime quand une phrase coupe votre élan de lecteur comme un uppercut.
«Encore heureux que Gianfranco entretienne avec lui une relation dialoguée qui, au moins, lui permettait de formuler des demandes, sans avoir besoin de passer par cette forme d’hébétude archaïque et autiste qu’on appelait autrefois la prière.» (p.186)
Jean-Pierre Vidal demeure un allumeur de réverbères dans ce monde de pulsions et de consommation. Il demeure un humaniste qui cherche un sens à la vie et des certitudes de plus en plus fuyantes. Peut-être que l’écriture est la dernière manière de résister au naufrage.

«Le chat qui avait mordu Sigmund Freud» de Jean-Pierre Vidal est paru aux Éditions de La Grenouillère.

dimanche 7 avril 2013

Madeleine Gagnon se penche sur sa vie


«Depuis toujours» de Madeleine Gagnon témoigne du parcours fascinant d’une femme qui a toujours cherché la liberté, l’égalité et la justice. Le tout sans masquer des déceptions, autant professionnelles que familiales. Madame Gagnon a connu la mesquinerie même si elle reste discrète. Jamais elle n’en profite pour régler ses comptes. Un plaidoyer pour l’affirmation de soi et du Québec, de la littérature qui dit une nation dans ce qu’elle a de plus vrai et de plus senti.

Le récit s’appuie sur sa vie, ses idées, ses écrits et ses amitiés avec des écrivaines remarquables. Bien plus qu’un récit autobiographique, l’écrivaine peint une époque charnière du Québec.
Dans «Depuis toujours» comble jusqu’à un certain point mon ignorance de l’œuvre de cette écrivaine. Elle raconte son enfance à Amqui, brosse un portrait fascinant de ses parents et grands-parents qui sortaient de l’ordinaire. Qui dans les années 40 envoyait ses enfants à l’école? Ce n’était pas dans les mœurs de ma famille. La scolarisation se terminait à la sortie de l’école de rang.
L’art de l’autobiographie ne va pas de soi. Plusieurs s’y aventurent sans pour autant échapper aux balises. La plus belle réussite du genre est certainement «La détresse et l’enchantement» de Gabrielle Roy au Québec. Une écriture venue tardivement qui a laissé le lecteur à la veille de la parution de «Bonheur d’occasion». Comment l’écrivaine a vécu ce succès, nous ne le saurons jamais? Heureusement, madame Gagnon n’a pas tardé à se pencher sur sa vie et son parcours.

Études

La jeune Madeleine aime étudier et le père, un homme d’exception, avec la mère Jeanne, une femme attachante et curieuse, ne feront rien pour contrer les ambitions de leur fille.
«… Je l’ai déjà écrit ailleurs mais j’aime à le répéter: «Et si je n’ai pas assez d’argent pour faire instruire tous mes dix enfants, je ferai d’abord instruire les filles!» Pourquoi? avions-nous osé demander. Sa réponse fut simple: «Parce que les femmes sont meilleures, plus intelligentes et ont plus de morale. Et parce qu’elles transmettent les valeurs d’une génération à l’autre. Les garçons, eux, peuvent toujours gagner leur vie avec la force de leurs muscles.» (p.123)
Étudier à l’époque voulait aussi dire exil. Madeleine séjournera au séminaire des Ursulines de Québec avec ses règlements implacables et ses injustices.
«Ce jour-là, elle me dit sans autre préambule que si je voulais revenir au collège l’année suivante, je devais renoncer à mes premiers prix – j’en avais quelques-uns, et dans quelques matières. Elle me donnait vingt-quatre heures pour réfléchir et lui faire connaître ma réponse. Sans trop comprendre de quoi il retournait, et flairant l’abus de pouvoir, je ne mis pas vingt-quatre heures, mais vingt-quatre secondes, et la fixant droit dans les yeux, ce qui nous était interdit, humilité oblige, je dis: «Ma décision est prise, mère, je garde mes prix!» Ne pouvait contenir sa rage, elle hurla: «La porte, mademoiselle. La porte de mon bureau et celle du collège, l’an prochain. Vous êtes congédiée! Pour cause officielle d’insubordination!» (p.45)
Après bien des pérégrinations, la jeune femme continuera à Moncton où elle découvre les joies de la connaissance. Il y aura beaucoup de migrations avant l’installation à Montréal et des études en philosophie.
«L’un des professeurs nous avertit dès le premier cours qu’il ne donnerait jamais plus de 70% au travail d’une fille, quelle qu’en soit sa valeur. Bon. Il y eut un silence. Puis, quelqu’un a osé, d’une voix timide, demander pourquoi. Le professeur sembla surpris, mit un peu de temps à répondre et dit: «Parce que tout le monde sait que les filles ne viennent pas en philosophie à l’université pour étudier, mais pour trouver un mari!» (p.67)
De quoi devenir révolutionnaire. Madeleine Gagnon poussera jusqu’au doctorat en France.

Écriture

Une fois ces connaissances acquises, madame Gagnon se tourne vers l’écriture. La poésie, les textes militants, la découverte de la littérature québécoise, la conversion à l’idée de la souveraineté, l’amour, le mariage, la maternité, la dure condition des femmes.
Une histoire de franches amitiés aussi, une volonté de rendre la société plus juste pour les femmes surtout. Le militantisme syndical, l’enseignement de la création littéraire et la défense de la littérature du Québec dans ses cours et lors de conférences à l’étranger. Madeleine Gagnon deviendra une sorte d’ambassadrice littéraire comme Miron le fut en poésie.
Un témoignage touchant, juste, sans complaisance qui nous entraîne dans ces années où le visage du Québec a changé.

«Depuis toujours» de Madeleine Gagnon est paru chez Boréal Éditeur.

lundi 1 avril 2013

Lori Saint-Martin s’approche des portes closes


À quoi la vie de couple tient-elle? Pourquoi ce voyage à deux, malgré les grandes et petites trahisons, se prolonge? Dans cette aventure, les partenaires doivent-ils protéger des coins d’ombres et certains silences? L’écriture, la création est-elle là pour révéler ces absences, ouvrir certaines fenêtres? Nous touchons là le cœur du roman de Lori Saint-Martin, «Les portes closes».

Catherine et Philippe, deux peintres, vivent ensemble depuis toujours. Lui ne pense qu’à son art et elle, comme bien des femmes, a dû composer avec la famille et les enfants. Tous les deux ont connu une enfance difficile. Violente dans le cas de Philippe avec un père alcoolique et d’une cruauté terrifiante. Catherine est devenue orpheline de père très jeune. Sa mère ne fréquentait guère la parole et tenait les effusions loin d’elle. Une femme sèche, froide à donner des frissons dans le dos.
«Avant l’argent, avant la gloire, nous nous sommes choisis. Je fuyais mon enfance grise, je me construisais. Philippe avait son talent immense et, sur lui, l’ombre plus immense encore de son père. Il avait rompu tous les ponts, comme moi, et vivait aussi pauvrement. C’est plus tard qu’il a été, que nous avons été riches, à notre grande honte. Et nous avons peint, lui toujours, moi par périodes même si chaque jour sans couleurs m’a paru un jour gaspillé, et il y a eu, pour nous deux – mais surtout pour lui- les expositions, les musées, les livres sur nous, les documentaires, tout ce dont nous rêvions.» (p.17)
Un amour fou avec ses secrets, ses pans d’ombres, des mensonges qui permettent peut-être d’«épargner» l’autre. Il ne saurait y avoir de vie commune sans ces silences, ces omissions qui protègent et gardent toujours vivante la fascination de l’un envers l’autre. J’ai pensé à Frida Khalo et Diego Rivera parfois, sans le côté extrême de ces deux artistes.

Éloignements

Philippe peint d’après des modèles, des jeunes femmes très belles. Le tableau se termine par une relation sexuelle. Ces moments sont particulièrement troublants et dérangeants.
«Je voudrais mordre sa bouche toute rose, la gifler et faire affluer le sang sous la peau ivoire aux fines taches de rousseur. Tirer sur la masse de cheveux flamme, l’obliger à courber la nuque, la faire gémir. La baiser tout de suite, sans attendre d’avoir fini.» (p.73)
Le peintre est habité par une violence que l’art arrive à canaliser. Une rage qui vient de l’enfance, de tout ce que son père lui a fait subir.
Catherine a aussi ses écarts, ses manquements, ses petites trahisons et ses folies.
«J’ai toujours été sage et douce et fiable, et là je rêve de folie et de furie. Je voudrais qu’une femme se transforme en cerf-volant, qu’un sabre se forge à même une casserole en fonte et tombe dans ma main brandie. Je vois une piste de décollage, une autoroute, je rumine une vérité qui n’est pas bonne à dire mais qui me brûle les lèvres. Arrêtons de mentir, arrêtons de jouer.» (p.58)
Et si tout changeait, si tout basculait. Si cette vie de couple n’était qu’un leurre. Philippe sent que sa compagne remet en question leur amour et leur entente. Le futur est peut-être une porte qui va tout emporter si quelqu’un ose tourner la poignée.


Réflexions

Peu à peu, allant de l’un à l’autre, nous apprenons les secrets de Catherine et Philippe. Tout ce qui fait qu’ils peuvent continuer malgré les peurs, les craintes et les hésitations. Faut-il tricher pour continuer à marcher dans une même direction?
«Le monde s’effondre autour de nous, rien ne dure. Seuls, Philippe et moi sommes encore debout, creux à l’intérieur mais fidèles, ou infidèles, au poste, pins jumeaux frappés par le même éclair, foudroyés mais encore et toujours debout.» (p.106)
Une réflexion importante sur l’amour, le couple, la passion, l’art et la création qui canalisent des pulsions qui surgissent de l’enfance. Il semble que nous ne pouvons y échapper. L’adulte se forge à partir des blessures qui ont marqué les premières années de sa vie.
Est-ce souhaitable de tout changer? La modernité n’enseigne guère la patience. Catherine a beau avoir des envies de bousculer sa vie, elle n’en fera rien. Un couple dure, s’épanouit peut-être dans sa fragilité et ses doutes.
Un roman fascinant, une danse qui nous fait passer et revenir devant «ces portes closes» sans que jamais les personnages ne se risquent à y insérer une clef. La vie est ainsi faite. Peur, lâcheté? Peut-être plutôt ce que je nommerais, après bien des hésitations, la sagesse.

«Les portes closes» de Lori Saint-Martin est paru chez Boréal Éditeur.