dimanche 28 août 2011

Marina Lewycka: la gravité malgré l'humour


Tout en utilisant l’allégorie du couple et des familles, Marina Lewycka dans «Des adhésifs dans le monde moderne», plonge le lecteur dans une guerre qui se perpétue depuis un demi-siècle entre Israël et la Palestine. L’attaquant et l’attaqué, l’agresseur et la victime sont unis par des liens difficiles à expliquer et à comprendre. Ils sont comme soudés par une forme d’adhésif, semblable à celui qui permet à certains mollusques de s’accrocher aux rochers et de résister aux plus grandes tribulations de l’océan.
Georgie sous un coup de tête met son mari à la porte. Tout est terminé même si Rip, son mari, reste le grand amour de sa vie, son seul amour. Plus, elle jette tous les effets de son homme à la rue. Ses disques, ses vêtements. Tout.

Ce geste spontané lui permet de rencontrer Naomi Shapiro, une vieille juive qui fait les poubelles pour ramasser tout ce qui peut être recyclé.
«Un soir, vers onze heures, j’ai entendu un remue-ménage dans la rue, suivi d’un fracas de verre brisé. J’ai regardé par la fenêtre. Quelqu’un sortait des affaires de la benne déposée devant chez moi. J’ai d’abord cru que ce n’était qu’un adolescent, une petite silhouette aux allures de moineau, la casquette baissée sur le visage ; puis la silhouette s’est retournée dans la lumière et je me suis aperçue que c’était une vieille dame aussi efflanquée qu’un chat de gouttière qui tirait sur des rideaux en velours bordeaux pour atteindre le carton de vieux vinyles de mon mari à demi-enfoui sous le bric-à-brac.» (p.11)

Aventure

Une amitié vient de naître. Madame Shapiro, une femme mystérieuse, vit dans une immense maison délabrée avec une ribambelle de chats, de souvenirs, un amour pour un musicien qui a résisté à tous les soubresauts. Une vieille dame qui change d’âge selon les circonstances, s’arrange avec son passé un peu douteux. Et voilà qu’elle tombe dans la rue et se fracture un poignent. Commence alors une suite d’événements imprévisibles.
Les services sociaux s’en mêlent, des agents immobiliers convoitent la maison et flairent la bonne affaire. Tout se complique quand Georgie, pour satisfaire aux normes du gouvernement et de la municipalité, embauche un certain monsieur Ali. C’est sans compter ses neveux, deux Palestiniens qui, malgré leur bon vouloir, ne réussissent qu’à multiplier les gaffes. Ils s’installent dans la maison et la transforment peu à peu. Il le faut. Quelqu’un doit accueillir Madame Shapiro pour que les instances gouvernementales permettent qu’elle regagne son domicile.
Et voilà que Chaïm, le fils de la vraie Madame Shapiro, on apprend que Madame Shapiro n’est pas madame Shapiro, débarque avec sa haine des Arabes et des Palestiniens. La situation devient explosive.
Tout peut arriver dans la maison de Canaan. Le nom dit tout. Le conflit insoluble du Proche-Orient se transporte dans le foyer de Madame Shapiro qui finit par s’évader du centre d’accueil qui rappelle les camps de réfugiés. Postes de contrôle aux portes pour filtrer les déplacements comme si nous étions dans les territoires occupés.
Il n’y aura pas d’attentat malgré les manœuvres des agents immobiliers qui rôdent, prêts à encaisser les profits.
 
Bonne histoire

Le roman peut sembler compliqué quand j’en parle comme ça, mais il se lit le sourire aux lèvres. Vraiment passionnant. On se rend vite compte que les gens sont liés malgré les conflits, les haines et toutes les violences. Il suffit d’un petit quelque chose pour les rapprocher et peut-être parvenir à instaurer la paix. L’espoir survit.
Plein d’humour, de tendresse, de questionnements et de sous-entendus, ce roman vous emporte et vous fait comprendre mieux les turpitudes de l’âme humaine, les conflits qui reposent sur des haines que l’on a du mal à cerner. Une histoire pleine de rebondissements qui cache une autre histoire, celle des peuples qui s’affrontent et se déchirent.
Marina Lewycka possède un sens de l’humour unique en multipliant les intrigues et l’invraisemblable. Un délice  d’imagination, un exploit en quelque sorte qui aborde un terrible conflit tout en le ramenant aux frontières du territoire domestique.

«Des adhésifs dans le monde moderne» de Marina Lewycka est paru aux Éditions Alto.

dimanche 21 août 2011

Voyage au bout de soi avec André Pronovost





Exclusif à Littérature du Québec
André Pronovost parcourait, il y a plusieurs années, le sentier des Appalaches. Une aventure qui lui a fait traverser treize états américains. Cinq mois de marche, mais peut-être aussi l’aventure d’une vie.
«À l’aube de 1978, mon vieux rêve de couvrir en entier les deux mille milles de l’Appalachian Trail était devenu envahissant. J’avais besoin de me retrouver, de passer à autre chose, et que le diable emporte le reste ! Je partirais en février. À la mi-février, et en cinglant du sud au nord, de la Géorgie au Maine. Avec le printemps, quoi.» (p.11-12)
Une véritable épreuve physique l’attend, des conditions souvent difficiles. Le marcheur doit combattre le froid, la neige et la grêle; le vent, la chaleur, la pluie et les moustiques. Tout ce que l’on peut imaginer quand on ose s’aventurer dans des régions isolées.
Tout cela pour oublier un amour impossible, une thèse sur la psychologie animale qui bat de l’aile.
Les longues marches, les montées, les descentes, les nuits glaciales dans des abris où les moufettes et les souris circulent ont de quoi faire hésiter les plus courageux. L’écrivain en se confrontant aux éléments, apprivoise la solitude, jongle avec des questions existentielles qui pèsent parfois plus que son sac à dos.
«Je caressais, malgré mes doutes, une ambition tout à fait nette : me griser comme jamais je ne l’avais fait jusque-là dans ma vie d’air pur et de liberté ; briser mes fers et échapper aux erreurs de mon époque ; filer, filer vers les étoiles dans la nuit américaine.» (p.24)
On ne peut s’empêcher de penser à Jack Kerouac, aux «Anges vagabonds» entre autres.

Rencontres

L’aventure devient rapidement une marche à travers le temps et l’histoire de l’Amérique. Il croise des gens habités par des croyances qui leur permettent de vivre en paix ou qui cherchent un sens à leur existence.
«Je suivis la piste d’un ours entre le col de Spanish Oak et le sommet chauve et baigné de lumière de Snowbird Moutain, et à midi, après douze milles de marche allègre, me voilà en présence d’un type pas très vieux, pas très grand, à la figure rude et hâlée comme du poisson séché, aux yeux insondables, aux cheveux de jais, aux dents aussi blanches que celles de son chien. S’agissait-il de Lee Eagle, l’Amérindien winnebago qui pousse son mythe d’un pôle à l’autre de cette longue piste des Appalaches?» (p.81-82)
Chacune des étapes permet de croiser des originaux, des parias, des illuminés qui veulent transformer leur vie. Ils partagent un repas, un abri et chacun repart en ayant comme but d’atteindre le prochain relais où la prochaine agglomération pour faire des provisions.
Dans ces villages et ces petites villes, le marcheur fait la connaissance de gens qui l’aident sans rien demander en retour. Se remettre en route devient alors plus exigeant. Comment distancer ses obsessions même s’il connaît de véritables moments d’euphorie et d’extase ?
André Pronovost aura vécu une expérience humaine incomparable, une sorte de voyage initiatique qui lui permet d’aller au fond des choses et de découvrir l’âme des États-Unis d’Amérique.
L’écrivain a eu raison de rééditer ce récit unique. Une descente au fond de soi, une plongée dans un pays qui a du mal à s’assumer même s’il fait la loi sur la planète, qui hésite entre un idéal de pureté et le matérialisme. Absolument fascinant.

«Appalaches» d’André Pronovost est paru aux Éditions XYZ.

Jennifer Tremblay surprend dans ce récit

«Le carrousel» de Jennifer Tremblay surprend d’abord par la forme, l’écriture minimale qui se maquille en poème. L’auteure qualifie cette façon de faire de récit théâtral. Les dialogues se croisent, s’amalgament et la parole devient une sorte d’écho à ses propres questions. 
«Marie.
  Où es-tu Marie.
  Marie je te parle.
  J’exige que tu me répondes.
  Oui ma petite fille.
  Je suis là.
  Ma petite-fille.» (p.11)
Voilà ! Une femme part rejoindre sa mère mourante. Elle monte dans son auto et son esprit fait des bonds, tourne sur lui-même comme dans un carrousel. C’est toujours ainsi quand on se retrouve face à soi-même, sur une route qui traverse tout un continent presque.
«Je saute dans la voiture.
  Direction nord-est.
  Je suis la route qui longe le fleuve.
  Les aurores boréales.
  Les étoiles filantes.
  Ma mère habite loin.
  Je suis les courbes.
  Le camion devant.
  Le camion derrière.
  Il va m’emboutir.
  M’emporter.
  D’où viennent ces camions.
  Pourquoi ne me laissent-ils pas passer.
  La lueur aveuglante des phares.
  Il n’y a rien de facile dans ce pays.
  Il faut s’arracher les yeux.
  S’arracher le cœur.
  Pour traverser ce pays il faut s’arracher le cœur.» (p. 19)
Pendant le long parcours, elle s’adresse à sa grand-mère décédée, retrouve des scènes de sa vie, des moments qui l’ont marquée. Peu à peu le passé remonte à la surface.

Une vie

Le lecteur voit surgir des personnages importants, marquants pour la jeune femme et l’enfant qu’elle a été. La grand-mère bien sûr et la mère qui a passé son enfance au couvent avec les religieuses. Les femmes de la famille s’imposent, l’étourdissent, reprennent sans cesse une scène pour la préciser. La saga familiale se précise non sans douleur et sans peine. Un père absent qui fascine.
«Suis moi ma fille.
  Je gambade derrière lui.
  Il pousse la porte vitrée de l’hôtel.
  Une femme fanée en jupette noire nettoie les tables.
  L’odeur âcre de la fumée dissipée et de la bière évaporée.
  Une odeur de fête terminée.
  Une odeur de fête qui va commencer.
  Les miroirs sur les quatre murs.
  On dirait que nous sommes cent.
  Le pianiste pianote.
  C’est mon oncle.
  Le chanteur chantonne.
  C’est mon oncle aussi.
  Charles s’assoit à la batterie.
  Ils sont heureux tous les trois.
  Ils vont me faire un spectacle.
  Ma chanson préférée.
  Une chanson de Joe Dassin.» (p.46)
Femmes dominées et trompées, hommes peu fiables et inquiétants avec les jeunes filles. Tout y est.

Exploit

Jennifer Tremblay réussit à esquisser l’histoire d’une famille en quelques lignes.
«Combien de fois ai-je traversé ce pays.
   Franchi ce fleuve.
   Combien de fois.
   La splendeur d’une baleine apparaissant au soleil couchant.
   La joie d’apercevoir un béluga.
   Un renard.
   Un oiseau de proie.
   Je suis née ici.
   Au pays des cadavres d’orignaux sur les toits des voitures.
   Au pays de la neige.
   Sale.
   D’octobre jusqu’à mai.
   Marie.
   Je suis tombée.
   Cela m’a tuée.» (p.63)
On reconnaît le pays du Saguenay à la hauteur de Tadoussac. Troublant et surtout difficile de ne pas s’étourdir sur ces dialogues pour mieux comprendre. Jennifer Tremblay prouve qu’il faut peu de mots pour évoquer un univers, des personnages qui demeurent longtemps dans votre esprit. Un récit qui échappe au temps pour dire l’essentiel, ce qui marque un enfant. Ce que l’adulte plus tard tente d’ignorer. Et faites l’expérience de lire ces textes à haute voix. C’est fascinant.

« Le carrousel » de Jennifer Tremblay est paru aux Éditions de La Bagnole.
http://www.leseditionsdelabagnole.com/0_1_artistes/jtremblay.php

lundi 15 août 2011

Guy Lalancette vit la mort de sa soeur


Un accident de la route a emporté la sœur de l’écrivain Guy Lalancette. C’était l’hiver, la nuit peut-être, un vendredi qui mettait fin à une semaine folle de gestes et de préoccupations. Et, il y a eu la sonnerie du téléphone, une voix. 
«C’est à distance que le  bruit est arrivé jusqu’à moi. Le bruit obsédant du téléphone, ce vendredi soir de janvier, à l’heure de la vaisselle.»  (p.18)
La sœur, la complice qui avait partagé ses secrets, ses lubies et ses mondes imaginaires venait de succomber. Il n’y avait plus de mots, il n’y avait plus de phrases.
«Ta mort ne se raccommode pas. Je ne sais pas comment rapiécer ce manque que j’ai, cette absence bruyante qui tombe dans mes nuits surtout et réveille ton souvenir.»  (p.28)
Les rires, les jours heureux, les peurs et les craintes reviennent dans une vague. Tout ce vécu qui se bouscule.
«La mort, ça fait du bruit en tombant. C’est toujours un accident. Quand la mort tombe sur un plancher de bois, il y a tout l’écho que ça fait. Le bruit s’étend aux alentours, se heurte au lit des planches, s’incruste, marque et fend. L’éclat d’une cassure.» (p.17)

Cauchemar

Les frères et les sœurs s’amènent de partout et figent autour du cercueil pour se rassurer, pour être certain de ne pas vivre une hallucination.
«Elle est là, dans un grand cercueil rouge, verni, lustré, lumineux, habillé de coussins et de parements qui lui font un grand nuage ouvert sur une mort vive. On l’a couchée presque vivante dans sa blouse jaune à fleurs blanches, sa préférée, ses mains jointes sur le ventre d’un bonheur tranquille comme si l’on voulait la faire sourire encore un peu.» (p.1
L’écrivain, le frère dévasté, tente de se guérir par les mots. La mort fait les manchettes des journaux et de la télévision. Une itinérante est retrouvée gelée dans une ruelle de Montréal, une jeune fille se pend dans le garage familial après une rupture amoureuse, un homme tue sa femme et ses enfants avant de rater son suicide. Toutes ces morts en écho à sa propre fin qui viendra bien un jour, sur la pointe des pieds ou dans un grand fracas.
«J’entends déjà le bourdonnement que fait ma propre mort comme un ventre habité. Une grossesse dévorante qui se nourrit aux murmures de chaque heure, de chaque journée, prenant aux battements du cœur tous les instants échappés.» (p.65)
La tragédie familiale s’amalgame à ces décès qui marquent les jours, témoignent des folies, de l’indifférence et de la haine qui aveugle partout.
Un sujet difficile, une écriture un peu rugueuse pour témoigner de ce grand bouleversement qui brûle l’être. Un court récit senti et particulièrement émouvant.

«Le bruit que fait la mort en tombant» de Guy Lalancette est paru chez, VLB Éditeur.

William S. Messier explore le quotidien


Que voilà des récits étonnants et séduisants! William S. Messier, dans «Townships, récits d'origine» nous entraîne dans les Cantons-de-l’Est pour y faire des découvertes étonnantes.
Le narrateur s’égare dans un puzzle inextricable de chemins et de routes. Une manière de surprendre des villages discrets, des hommes et des femmes qui vivent en marge du monde.
 «Sainte-Cécile-de-Milton doit être la ville la moins bien définie des Cantons-de-l’Est. Le genre de village qu’on traverse d’une limite à l’autre avant d’avoir fini de prononcer le nom au complet. Comme Saint-Cyrille-de-Wendover ou n’importe quel autre Saint-Quelque-chose-de-Quelque-chose-d’autre ; des noms de villages qui ne deviendront jamais des noms de grandes métropoles.» (p.12)
Il suffit pourtant de s’arrêter à un relais et l’étrangeté s’approche le sourire aux lèvres. Dans «Cantine 12, Sainte-Cécile-de-Milton», le narrateur fige devant des serveuses siamoises.
«Puis, je les ai vues passer de l’autre côté du comptoir, toujours collées. Les deux sont allées à la cafetière. Une a ramassé une tasse sur l’étagère, l’autre y a versé du café. Et les deux avaient la main dans la même poche du tablier de celle qui versait le café – je ne sais plus si c’était Lina ou Diane. Une des deux a remarqué  que je les fixais.» (p.14)
Elles sont soudées par le petit doigt et semblent s’accommoder parfaitement de leur situation.

Art

Le merveilleux accompagne souvent les gens qui vivent simplement et qui n’apparaissent jamais aux nouvelles télévisées. Le fabuleux se niche là où on ne l’attend jamais.
«Il avait une bosse en dessous du bras qu’il cachait avec une espèce de linceul. C’était le fœtus semi-vivant de son frère jumeau François-Claude Bouchard. Il lui mettait toujours un linceul ou une nappe ou un foulard ou une napkin ou un drap ou quelque chose, parce que sa peau était très sensible au soleil. Il le nourrissait avec du beurre de pinottes qu’il ramassait autour de son pouce. Quand tu voyais Charles-Arthur Bouchard se promener avec une main en dessous du linceul, dans l’aisselle, accotée sur la bosse, tu pouvais être certain qu’il y avait au bout de cette main-là une bouche de fœtus semi-vivant qui se tétait un snack.» (p.70)
Des souvenirs d’enfance, des découvertes, des initiations à l’amour, des pertes aussi quand il se souvient du jour où il a appris la mort de Gerry Boulet. Une belle flânerie qui permet d’écouter une émission de radio en parcourant un rang d’un bout à l’autre ou encore un match de hockey qui ressemble à un combat extrême.
Des surprises qui se cachent dans la vie de tous les jours et surtout une écriture qui frappe à grands coups de marteau. Un écrivain attentif aux gens, sensible à la géographie qui forge peut-être les individus. Un humour incomparable. 

«Townships, récits d’origine» de William S. Messier est paru aux Éditions Marchand de feuilles.

http://www.marchanddefeuilles.com/marchanddefeuilles_038.htm