mardi 8 février 2011

Yann Martel se montre fort audacieux

«Béatrice et Virgile» de Yann Martel a reçu un accueil mitigé dans les médias. Bien sûr, tous attendaient un roman qui évoquerait d’une manière ou d’une autre «L’Histoire de Pi». Vendre plus de sept millions d’exemplaires, des traductions en plusieurs langues, ne peut que créer des attentes chez les lecteurs.
Son nouveau roman déboussole un peu. Oui, certains éléments font penser à l’auteur. Henry, le narrateur, un romancier, a connu un succès international avec un livre où les animaux interviennent. Il entend publier à la fois une fiction et un essai cette fois en s’attardant à l’Holocauste. Son projet est refusé par ses éditeurs londoniens.
«Il faut qu’il y ait une cohérence plus rigoureuse à la fois dans le roman et dans l’essai. Ce livre que vous avez écrit est formidablement puissant, une réussite remarquable, nous sommes tous d’accord là-dessus, mais dans sa forme actuelle, le roman manque de dynamisme et l’essai manque d’unité.» (p.22)
L’écrivain reçoit des lettres de ses lecteurs et tente d’y répondre. Un autre Henry, taxidermiste de profession, a écrit une pièce de théâtre. Il le contacte et demande son aide en joignant un extrait à sa lettre de «Béatrice et Virgile». Assez pour fasciner le romancier qui accepte de rencontrer cet homme étrange qui sait tout de la taxidermie et se sent bien en présence de ces animaux qu’il protège de la disparition d’une certaine manière. Il livre sa pièce de théâtre par fragments tout en expliquant à son visiteur les secrets de son art. Le drame met en scène un âne et un singe hurleur qui tentent de trouver une direction à leur vie. Une histoire étrange qui pousse le lecteur vers l’horreur.

Sujet

La trame de la pièce se précise au cours des rencontres. «Béatrice et Virgile» raconte la disparition de certaines espèces animales tout en faisant allusion à l’Holocauste. L’auteur questionne la responsabilité, la culpabilité et la folie humaine. Est-il possible d’expliquer la violence et la haine?
«C’est en se rappelant cette adresse et ses capsules temporelles désespérées que Henry sut de manière certaine ce que faisait le taxidermiste. C’était là la preuve irréfutable qu’il utilisait l’Holocauste pour parler de l’extermination de la vie animale. Des créatures condamnées qui ne peuvent pas parler pour se défendre recevaient la voix d’un peuple qui s’exprime particulièrement bien, lequel avait été lui aussi condamné d’une manière similaire. Il voyait le sort tragique des animaux à travers le sort tragique des Juifs. L’Holocauste en tant qu’allégorie.» (p.179)
L’écrivain se retrouve devant une œuvre qui prend racine sur le texte qui a été rejeté par les éditeurs. Pas étonnant qu’il soit subjugué par cet homme bourru qui ne s’entend avec personne. La fin est effroyable. Comment peut-il en être autrement?

Regard

Yann Martel livre ici une histoire pleine de surprises. Il faut de l’audace pour déjouer les lecteurs et risquer de les perdre en chemin après avoir connu le succès que l’on connaît.
Cette quête bouleverse et on s’attache à Béatrice et Virgile qui racontent à leur manière un drame qui heurte la pensée et l’intelligence.
«Tout ce qui restait, maintenant, c’était leur histoire, cette histoire incomplète d’attente et de peur et d’espérance et de bavardage. Une histoire d’amour, conclut Henry. Racontée par un fou dont il n’avait jamais compris l’esprit, mais une histoire d’amour quand même.» (p.198)
Le lecteur réchappe de ce roman avec des questions qui ne peuvent engendrer de réponses claires. Le racisme et la haine laissent souvent sans voix. Comme si les mots étaient impuissants devant ces pulsions qui veulent rayer une ethnie ou une espèce animale de la création.
Yann Martel démontre encore une fois son immense talent et son don pour les oeuvres déconcertantes. «Nous sommes des bêtes d’histoires», écrit-il au début de son roman. Les pires comme les plus merveilleuses. «Béatrice et Virgile» étonne et fascine. Une œuvre forte qui habite le lecteur.

«Béatrice et Virgile» de Yann Martel est publié chez XYZ Éditeur. 
http://www.editionsxyz.com/auteur/16.html

dimanche 30 janvier 2011

Marité Villeneuve sculpte sa vie

L’art, on le sait, prend souvent la forme d’une quête. On n’effleure pas les mots, le pinceau ou encore l’argile, sans bousculer l’autre qui se cache en soi. Autrement dit, des désirs et des blessures, que nous dissimulons dans nos contacts quotidiens, surgissent dans nos créations.

Certains thérapeutes passent par les dessins ou l’écriture pour faire découvrir à leurs patients un certain refoulé.
Marité Villeneuve, psychologue de formation et écrivaine, connaît la force des mots et de l’expression artistique. Dans «Des pas sur la page, l’écriture comme chemin», elle s’attardait au rôle de l’écrit dans une démarche de réflexion sur soi.
Dans «Sculpter sa vie», le titre est fort révélateur, Madame Villeneuve entreprend une réflexion à partir de petites sculptures qu’elle a réalisées au cours des années.
«Le jour où je me suis assise devant l’argile, une multitude de femmes ont surgi sous mes doigts. Ces personnages, je les ai appelés les Pleurantes. Non pas « pleureuses » mais « pleurantes », un mot qui pleure et qui chante, un mot qui contient à la fois la détresse et le chant.» (p.13)
Des femmes repliées sur soi, bouche ouverte sur une douleur qui vient du plus profond de l’être.
«J’avais repoussé jusqu’au dernier moment l’angoisse de mon confronter à l’argile. Mais il arriva ce premier matin de la création, ce premier tête-à-tête avec la motte, sans autre consigne que de faire ce que je voulais. Vite, je me raccrochai à cette pensée, ce désir : me créer, d’abord, me créer, ensuite je verrai.» (p.20)
Au cours des ans, il est né une petite famille de cette activité. Et voilà qu’après une décennie, elles s’imposent et demandent la parole d’une certaine manière.

Témoignage

En sculptant, écrivant ou peignant, des mondes surgissent avec force. Peut-être parce qu’ils sont bâillonnés depuis toujours. L’inconscient prend sa revanche alors et donne des œuvres qui étonnent.
«Ainsi sont les Pleurantes. Nées de gestes rassembleurs : sentir, caresser, pétrir, écraser, malaxer, pétrir encore. Issues d’une mouvance intérieure, dans des alternances de silence et de bercement, de violence et de tendresse. Jusqu’à surgissement d’une forme, tirée du néant, du chaos. Nées de là, de ce chaos.» (p.39)
Denise Desautels a emprunté une démarche similaire en écrivant «autour» des installations de Michel Goulet.
«S’il est un mot que le travail dans l’argile m’a appris, c’est celui de consentir. En modelant la terre, on apprend à s’abandonner à ce qui émerge, à accepter l’imprévisible. Non pas se soumettre ni obéir aveuglément, mais sentir avec. En accord avec la terre. Sentir que cette forme, même en dehors de ma volonté propre, m’indique peut-être un chemin. Sentir : savoir de l’intérieur, connaître par les fibres sensibles, reconnaître en soi. Consentir, c’est aussi déposer son fardeau.» (p.113)
Une belle manière de cerner ces pulsions qui poussent vers le geste créateur et libérateur. Une façon de réfléchir à sa vie, à ce qui se cache en soi et qui ne demande qu’à s’exprimer. Parce que toute création est un appel, un cri qui tente de rejoindre l’autre.

Démarche

Un livre d’émotions qui emprunte la démarche de l’aveugle qui cherche sa route. Parce que créer, c’est peut-être apprivoiser ces obstacles (en nous comme hors de nous) qui empêchent de trouver la paix et de bondir dans la plus grande des libertés.
Marité Villeneuve continue ici une réflexion qui cherche à mieux se connaître et à apprivoiser l’humain qui se livre dans la création. Un essai qui nous confronte. Il est difficile de ne pas revenir aux photos des figurines et de réfléchir à ce qu’elles nous disent. Madame Villeneuve devient un guide, une confidente dans cette démarche essentielle qui exige beaucoup de franchise. Parce que les pleurantes bousculent et interpellent. Une lecture qui se retourne vers soi tel un miroir.  

«Sculpter sa vie» de Marité Villeneuve est publié aux Éditions Fides.

dimanche 23 janvier 2011

Guy Lalancette aborde un sujet très difficile

Si j’ai bien compris, le récit de Guy Lalancette a été «exhumé des oubliettes où… il espérait» depuis un certain temps. La directrice littéraire de VLB Éditeur, Marie-Pierre Barathon, serait à l’origine de cette résurrection.
«Le bruit que fait la mort en tombant», quel titre magnifique, s’attarde à un accident de la route qui a emporté la sœur de l’écrivain. C’était l’hiver, la nuit peut-être, un vendredi, après le repas qui met fin à une semaine étourdissante. Il y a eu une sonnerie du téléphone, un appel du bout du monde. Une nouvelle du genre fige et laisse sans paroles. Possiblement alors que la Terre hésite une petite éternité avant de reprendre sa rotation. Les mots ne savent plus être les mots.
«C’est à distance que le  bruit est arrivé jusqu’à moi. Le bruit obsédant du téléphone, ce vendredi soir de janvier, à l’heure de la vaisselle.» (p.18)
La sœur, la complice des jeux d’enfance, celle qui a partagé ses secrets, ses lubies et ses mondes imaginaires vient de périr dans un accident imprévisible et inexplicable.
«Ta mort ne se raccommode pas. Je ne sais pas comment rapiécer ce manque que j’ai, cette absence bruyante qui tombe dans mes nuits surtout et réveille ton souvenir.» (p. 28)
Les souvenirs, les rires, les jours heureux, les peurs et les craintes reviennent dans un tourbillon. Tout le vécu se bouscule dans le présent.
«La mort, ça fait du bruit en tombant. C’est toujours un accident. Quand la mort tombe sur un plancher de bois, il y a tout l’écho que ça fait. Le bruit s’étend aux alentours, se heurte au lit des planches, s’incruste, marque et fend. L’éclat d’une cassure.» (p.17)

Cauchemar

Les frères et les sœurs se retrouvent autour du cercueil pour se rassurer, pour être certain de ne pas vivre une hallucination qui broie la mémoire.
«Elle est là, dans un grand cercueil rouge, verni, lustré, lumineux, habillé de coussins et de parements qui lui font un grand nuage ouvert sur une mort vive. On l’a couchée presque vivante dans sa blouse jaune à fleurs blanches, sa préférée, ses mains jointes sur le ventre d’un bonheur tranquille comme si l’on voulait la faire sourire encore un peu.» (p.16)
L’écrivain, le frère abandonné, prend conscience de ces drames qui font les manchettes des journaux et de la télévision. La banale tragédie ou le grand spectacle que sont devenus les guerres maintenant.
Une itinérante retrouvée gelée dans une ruelle de Montréal par un froid sibérien; une jeune fille qui s’est pendue dans le garage familial après une rupture; un homme qui tue sa femme et ses enfants avant de rater son suicide. Toutes ces morts traumatisent les proches et les témoins. Comme un écho à sa propre fin qui approchera un jour ou l’autre, sur la pointe des pieds ou dans une bourrasque.
«J’entends déjà le bourdonnement que fait ma propre mort comme un ventre habité. Une grossesse dévorante qui se nourrit aux murmures de chaque heure, de chaque journée, prenant aux battements du cœur tous les instants échappés.» (p.65)
La tragédie familiale s’amalgame à ces décès qui marquent les jours, témoignent des folies, de l’indifférence, de la haine qui aveugle partout, de l’absurdité de la vie d’une certaine manière.

Bouleversement

Un sujet difficile, une écriture rugueuse pour témoigner de ce grand bouleversement qui retourne l’être.
Le lecteur s’arrache à cette lecture en guettant ses gestes et ses mouvements. Sa propre respiration devient obsédante et douloureuse même. Il faut souvent cet arrachement pour vivre pleinement face au temps qui saccage tout.
Un pari audacieux que relève Guy Lalancette parce que nous n’aimons guère s’attarder à la mort dans nos sociétés, la refusant et la niant même. Le romancier ramène cette réalité que nous avons tous connue avec la perte d’un père, d’une mère, d’un frère ou d’une sœur. Un court récit senti et poignant.

«Le bruit que fait la mort en tombant» de Guy Lalancette est publié chez VLB Éditeur. 
http://www.edvlb.com/guy-lalancette/auteur/lala1001

Robert Lalonde fait de sa vie une aventure

Robert Lalonde revient à la manière de «Iotékha», au «Monde sur le flanc de la truite» et «Où vont mourir les sizerins flammés en été» dans «Le seul instant». Des lectures, des réflexions et des découvertes qui s’enchevêtrent d’une façon unique.
Le récit présente aussi des pastels et des aquarelles de l’auteur. Une autre manière d’explorer l’univers qui l’entoure et le fascine. Une belle surprise aussi ! J’ignorais que Lalonde usait de la couleur.
Du 15 mai au 15 septembre 2009, l’écrivain s’installe à Sainte-Cécile-de-Milton. Il pleut quasi à tous les jours. Un été de nuages et d’ondées avec un soleil peureux. Il se rabat sur certaines lectures, l’écriture et quelques travaux. Et il y a ce ciel barbouillé qu’il tente de peindre.
«J’essaie encore, cette fois à la gouache. Il me faut parvenir à confisquer ce continuel ciel de pluie qui commence à me taper sur les nerfs. Bien sûr, c’est plus facile – à tout le moins pour partir. Je mélange les bleus, les gris, un soupçon de noir avec le blanc opalin et badigeonne ou plutôt, tamponne à l’éponge la feuille de ma mixture charbonneuse, labile, grossièrement orageuse.» (p.41)
Il n’en fera qu’un gâchis, mais ce n’est pas ce qui importe !

Lecteur

Robert Lalonde passe de Teilhard de Chardin à Oscar Wilde, d’Enrique Vila-Matas à Wittgenstein. Les livres traînent partout et il y puise au hasard de ses occupations ou de ses préoccupations. Ils sont nombreux les compagnons qui le houspillent et le figent entre deux gestes.
«Je ferme les yeux et me récite à voix basse ces mots de Jacques Rivière, qui a lui aussi dix-sept ans et qui écrit à son ami Alain-Fournier  - je les ai lus hier et les ai appris par cœur, comme autrefois mes prières : «Le bonheur n’est que cette palpitation précaire de la main tendue vers son bien. Ce n’est que cela. Et rien ne permet d’appeler autre chose le bonheur, puisque nous ne connaissons que cela.» (p.15)
Des jours où il oscille entre les tentatives d’écriture, les tableaux, des randonnées, des instants magiques où il surprend des chevreuils dans un boisé ou une paruline qui fait un éclat de lumière dans la grisaille du jour. L’étang l’attire, la lisière du bois, le ciel qui distille les nuages. Il va avec le chien, son compagnon de promenades, le chat qui disparaît et revient. Il explore la forêt environnante parce que «lire, c’est traduire», bousculer le monde familier et souvent étonnant.
L’écriture tente de cerner tout cela et de comprendre peut-être.
«Ça se passera un jour de pluie, et il y aura des chats impatients, des mouches agaçantes, une vilaine brumasse accrochée aux arbres. Il y aura du désespoir, de la désolation, un soleil absent depuis trop longtemps. Et il y aura un personnage – moi et pas moi- à qui je donnerai des yeux doux et un cœur triste, un cœur faible, mais fidèle.» (p.79)
Des occupations qui poussent vers l’essentiel, les questions qui ne trouvent que rarement de réponses.
«Qui suis-je, au fond ? Un guetteur, un pisteur, un espion et un mouchard : un écrivain. Pour le reste, je suis comme chacun, celui qui se met en file, obéit et espère ressortir vivant (et toujours capable de voir) des échauffourées quotidiennes.» (p.68)
L’écrivain, par le biais de ses récits, nous entraîne dans l’hésitation, la rupture du temps où la vie prend son sens et trouve sa plénitude. Le grand tourmenté ne s’arrête jamais de battre la campagne et de secouer l’univers des mots. Il faut prendre le risque de suivre Robert Lalonde. Plonger dans l’un de ses carnets, c’est tout délaisser quand un ami se présente, se confie et se livre sans aucune retenue. Une expérience existentielle à chaque fois.

«Le seul instant» de Robert Lalonde est publié chez Boréal Éditeur.

dimanche 16 janvier 2011

Bertrand Gervais et les affres de la cinquantaine

Rémy Potvin déprime. Son dernier roman a été boudé par la critique. Un ouvrage volumineux qui demande des efforts à la lecture. Difficile de ne pas faire le lien avec «Les failles de l’Amérique» de Bertrand Gervais, un roman magistral passé dans une belle indifférence en 2005.
«Comme dans un film des frères Cohen», la dernière parution de Gervais, s’attarde à cet écrivain dans la cinquantaine qui sent le temps filer.
L’histoire s’amorce en Australie. Carole et Rémy visitent le pays des kangourous, un cadeau de leur fils peintre qui connaît le succès. Son premier vernissage l’a rendu célèbre ou presque. Ils circulent en auto et le GPS, par une voix de femme, guide le moindre de leurs gestes. La voix obsède Rémy et exaspère Carole. Gwyneth, c’est le nom de la guide, multiplie les indications et s’infiltre peu à peu dans leur vie.
«Vous êtes peut-être dans la même voiture, mais vous n’allez pas dans la même direction. L’Australie n’est pas un médicament. » Carole réagit violemment. Elle allume la radio à plein volume. Elle ne veut rien entendre des lapalissades que nous sert Gwyneth entre deux indications.» (p.22)
Cette «présence étrange» sent les tensions dans le couple. Peut-être une allusion à cette technologie qui aspire l’âme des individus qui se branchent sur toute une panoplie de gadgets.

Retour

Les choses ne s’arrangent pas en rentrant à Montréal. Rémy n’arrive plus à écrire et tourne comme un poisson dans un bocal. Il envie les succès de son fils, fantasme sur sa petite amie, tente de se justifier, mais n’arrive pas à retrouver son équilibre. Son dernier échec pèse lourd et ses contacts avec son éditeur ne le rassurent guère.
«C’est mon âme que je mets dans mes écrits. C’est ma vie qui est chaque fois en jeu. Pas celle de quelqu’un d’autre. Et quand un de mes romans fait un flop, je ne peux pas me cacher derrière des vices cachés ou un ralentissement économique, je ne peux blâmer le vendeur ou le client, il n’y a que moi. C’est uniquement ma faute. Et je suis le seul à en payer le prix.» (p.86)
Carole fait ses valises et Alexandre, le fils, prend ses distances. Et pour tourner le fer dans la plaie, un collègue remporte le prix du Gouverneur général du Canada. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Rien de pire que les succès des autres quand les mots deviennent des ennemis.
Rémy a beau subir des examens à l’hôpital, il n’arrive pas à cerner ses peurs et ses angoisses. Il n’est plus qu’un objet devant le regard des spécialistes. La dépersonnalisation totale, la perte de son identité. Est-ce le sort de l’écrivain qui devient une chose sous l’oeil du lecteur ?
«Il n’y a pas à dire, la salle d’attente d’un hôpital bouleverse la beauté de la femme. Elle la cache comme le ferait un masque mortuaire. Quand elles pénètrent dans un hôpital, les femmes ne sont plus des femmes, mais des corps. Un ensemble d’organes soumis à des regards scrutateurs. Le corps dépersonnalisé a perdu tout érotisme.» (p.168)
Gervais ne trompe personne. C’est lui que Rémy projette dans ces femmes.

Travail

L’humour de Bertrand Gervais devient grinçant dans cet ouvrage où le cinéma multiplie les décors et les ambiances. L’écrivain est happé par la fiction qui triomphe de la réalité. Sa volonté de vivre est étouffée par une pulsion de mort et de destruction, les deux piliers de la création, dit-on souvent.
Bien sûr, un choc ramènera Rémy à une forme de conscience après avoir touché le fond. Il faut toujours le pire pour dessiller les yeux. Que s’est-il passé ? Peut-il revenir vers les siens ?
«J’ai cinquante ans. Je suis seul. Abandonné. En sursis. Carole est chez Manon ; Alexandre, chez Victor. Et Élisabeth Poignard passe des tests psychiatriques. On veut aussi m’en faire subir. Mes propos ont paru tout aussi incohérents que les siens. Je n’aurais jamais dû mentionner Gyyneth. Le rêve est pourtant rompu. Décapité.» (p.205)
L’écriture se situe au coeur de l’œuvre de Bertrand Gervais. Elle en est le moteur pour ainsi dire. Mais les muses, parfois, peuvent devenir des sirènes qui aspirent l’écrivain vers les ténèbres.
Le lecteur en sort de ce roman avec soulagement presque. Parce que la descente aux enfers de Rémy est déboussolante. Rien à voir avec la fable de «L’île des pas perdus» et les deux romans qui ont donné une suite pleine de fantaisie et de surprises.

«Comme dans un film des frères Cohen» de Bertrand Gervais est paru chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/auteur/55.html