jeudi 17 mai 2007

«Port-Alfred Plaza» laisse un peu perplexe

André Girard est un ami, comme un frère. Nous partageons des moments où il a été question de livres, des bibliothèques ou de sensibilisation des publics à la lecture. J’aime cet écrivain, ne ratant jamais une chance de louanger «Zone portuaire» ou «Deux semaines en septembre». Des portraits inoubliables de La Baie, cette ville du bord du fjord qui s’ouvre telle une fenêtre sur le monde. André Girard connaît le grand souffle des marées, l’appel du lointain, l’arrivée des étrangers, les déchirements des départs. Ses tableaux impressionnistes sont toujours d’une remarquable justesse.
«Port-Alfred Plaza» vient de paraître. Un ouvrage que j’aurais voulu aimer par-dessus tout mais qui me laisse perplexe. Comment dire à un ami que l’on hésite devant son dernier-né.

Un peu d’histoire

Un groupe de l’Université Laval vient à La Baie pour trouver une nouvelle vocation au Musée du Fjord. On doit questionner des intervenants du milieu. Barham, celui qui doit faire le travail, enregistre à leur insu quatre personnages qui hantent la taverne de l’hôtel Port-Alfred. Pourquoi ce choix? Pourquoi ce détournement d’enquête… Où est l’intérêt? Étienne, le narrateur, s’explique, mais reste un peu flou.
«L’intérêt de la chose, c’est que Barham s’était appliqué à toujours enregistrer les mêmes clients, c’est-à-dire quatre habitués qui se retrouvaient jour après jour à la même table, quatre personnages attachants qui racontaient d’une certaine façon l’histoire de leur ville et dont l’authenticité avait fini par m’émouvoir. » (p.17)
Ces témoignages deviennent la pierre angulaire du roman. Lili, Jean-Claude et Monsieur Fernand ont du bagout et de l’élan. Elle rêve à son Miguel du Portugal et Jean-Claude aime raconter ses conquêtes, décrire les femmes qu’il lorgnait par les miroirs de son taxi et de l’autobus. Chacun y va de ses anecdotes et de ses fantasmes. Les «macalous», ces étrangers qui débarquent des bateaux, sont au cœur de ces enregistrements. Tous ont eu des contacts avec eux. Le barbier, le chauffeur de taxi et le travailleur du port, la prostituée pour des raisons particulières.
Il y a aussi Johanna, une invraisemblable femme de chambre, étudiante à l’Université du Québec à Chicoutimi, sujet d’un site porno et gérante de cette entreprise. Elle gagne bien sa vie à ce jeu, mais travaille aussi comme femme de chambre dans cet hôtel de passes. Pourquoi? Peut-être qu’elle est là pour nourrir les fantasmes d’Étienne, tourner certaines scènes et ramasser ses serviettes sales pendant son séjour à l’hôtel Plaza.

Uniforme

«Port Alfred Plaza» est de l’ordre du fantasme. Une obsession des vêtements que l’on taillade et déchire. Le lecteur rôde à la limite de l’agression. Tous sont emportés par un désir de transgression et de détruire un uniforme qui représente l’ordre et un conformisme social.
«J’avoue que j’ai pris un plaisir pervers à bien te serrer les poignets alors qu’elle s’appliquait à insérer dans le cadre les manches bleues de ma propre chemise. Clin d’œil au drapeau tricolore, disait-elle. Une fois tes poignets attachés, dressé derrière toi, je me suis amusé à t’effilocher la manche droite à petits coups d’Exacto. Après coup, j’ai à peine hésité avant de relever tes cheveux pour t’empoigner le chemisier. Ici, nuque dégagée, pointe de l’Exacto à la racine des cheveux, la lame effleure ton col. Parfait, répétait Julie, c’est parfait. » (p.141)
Tout au long de la lecture, on se demande où André Girard nous mène dans cette aventure où il masque l’exploitation de la sexualité et la pornographie.

Le vrai roman

Le plus beau du roman d’André Girard, le plus senti, nous ramène dans la zone portuaire qu’il sait si bien décrire et rendre vivante. C’est ce qui m’a retenu dans cette lecture.
«Non seulement ça fait réfléchir sur l’art, mais surtout sur soi-même, sur le mensonge, sa propre vie, sur plein de petites choses qu’on n’ose jamais dire. Peut-être que moi, dans la vingtaine, j’écrivais pour dissimuler, pour me cacher, peut-être que je n’avais rien à révéler. Peut-être aussi que je n’avais pas envie de les révéler, mes penchants.» (p.168)
Une «révélation» qui donne souvent l’impression de regarder par le trou de la serrure. En plus, André Girard promet d’autres histoires de chambres à Moscou et au Japon. J’usqu’où le pousseront «ces penchants» et cette fascination pour la pornographie et le voyeurisme…

«Port-Alfred Plaza» d’André Girard est paru chez Québec-Amérique.

jeudi 10 mai 2007

Que faire du temps qui nous reste…

Manque de temps, perte de temps, pas le temps. Tous nous courrons derrière une ombre qui s’éloigne de plus en plus. Tous happés par un métier ou une profession qui occupent les semaines et les mois. La carrière, les promotions et, parfois, un malaise dans le surmenage. Mais il faut continuer, faire comme si... La vie pourtant ne lésine pas sur les leçons. Il y a eu le décès d’un père, d’une mère ou d’une soeur. Un collègue de travail souvent. Ce fut le temps d’un arrêt, un pas hors du quotidien. Ensuite, il fallait retrouver la cadence folle des semaines. Jusqu’à ce que l’inévitable se produise. Le cœur ou pire encore, le cancer qui retourne le corps. Le temps se recroqueville, la respiration devient haletante, les minutes résonnent comme des coups de marteau.
Le terrible rendez-vous se profile, celui que nous avons tout fait pour oublier. Les gestes deviennent hésitants et demandent de plus en plus d’efforts. Il faut les calculer. Ce sont peut-être les derniers. Comme si nous étions expulsés des agitations des contemporains et qu’il n’était plus possible de faire confiance aux forces qui nous soulevaient.

Un sens à la vie

Esther Croft, dans «Le reste du temps», entraîne le lecteur dans ces espaces qui rétrécissent quand la maladie marque le rythme des jours. Tout ce que nous pensions futile devient l’essentiel. Ce que nous avons ignoré dans les rires et les excès s’impose avec une force difficile à imaginer. Ne reste que l’ici et le maintenant. Le soleil sur le dos des mains, la pluie qui tombe au bout de la galerie, la tasse de café qui réchauffe, le sourire de la personne aimée qui vous accompagne.
Tous les personnages du «Temps qui reste» se butent à cette heure fatidique. Ce peut être un moment d’une douceur remarquable quand une femme encore jeune, fascinée par Virginia Woolf, trouve le goût de l’existence quand sa fin devient palpable.
«Oui, elle a soudain envie de se retenir à deux mains pour s’empêcher de disparaître au bout de sa dérive. Comme elle l’a fait pour ses enfants. Avant de revenir sur ses pas, Manon jette au loin les derniers cailloux qu’elle avait encore au fond de sa poche.» (p.78)
Les personnages d’Esther Croft trouvent toujours le mieux face à l’inévitable. Ce peut aussi être une libération ou un moment de grâce. Ce «temps qui reste» permet de trouver le vrai et ce qui constitue l’essence de la vie. Chaque souffle devient un moment qui peut racheter une existence.
«Elle apparaîtra dans tous ses âges, à la fois semblable et différente, mais toujours forte et fière. Elle lui tendra la main comme elle l’a souvent fait, et lui apprendra comment on peut faire d’un seul instant de vie un pur moment d’éternité. Elle l’entraînera malgré lui hors de ses doutes et de ses inquiétudes et saura dissiper la tristesse qui l’a si souvent empêché d’exister. Pour lui, elle ne cessera de grandir à sa pleine mesure jusqu’à devenir à ses côtés la femme qu’il n’aurait pas osé espérer.» (p.101)

Recueillement

Les dix nouvelles d’Esther Croft sont une quête qui veut contrer l’absurde de la mort. L’agitation, l’insignifiance et les affolements s’éloignent. Ce peu de vie qui résiste permet de remettre l’être sur ses rails et de continuer avec une certaine sérénité. Curieusement, la mort semble vouloir calmer les vivants qui font tout pour s’en éloigner. Cet affrontement oblige les humains à se dépasser pour atteindre le meilleur d’eux. Bien sûr, il reste la douleur ou le bonheur qui mène vers le dernier soupir. Certains choisiront d’y faire face et d’autres préfèreront en finir rapidement.
Chacun des textes devient une méditation, une occasion de se retrouver et de connaître une forme de résilience.
Le lecteur touche à la dernière phrase avec l’envie de se tourner vers ses proches, de goûter à l’existence qui va de soi au temps des insouciances et des extravagances. Une réflexion qui fait du bien malgré la gravité du sujet. Avec Esther Croft, il n’est jamais trop tard pour s'ancrer dans la vie.

«Le reste du temps», d’Esther Croft est paru chez XYZ Éditeur.

jeudi 3 mai 2007

Robert Lalonde est un cueilleur d’étoiles

J’ai découvert Robert Lalonde avec «Une belle journée d’avance», en 1986. Je ne m’en suis jamais remis. Depuis, je suis un accroc qui attend avec impatience chacune de ses publications. À chaque fois, c’est la fête et une rencontre.
J’aime folâtrer, de temps en temps, dans certains de ses ouvrages pour glaner une phrase ou un paragraphe. «Une belle journée d’avance» bien sûr, «Le Diable en personne», «Le Fou du père», «Le Petit Aigle à tête blanche», «Le Monde sur le flanc de la truite» et «Iotékha» me permettent de renouveler le plaisir.
J’aime assez ce comédien devenu «souffleur de mots» pour relire l’ensemble de son œuvre en une seule et longue chevauchée. Chaque livre devient une aventure physique et existentielle, une expérience où tous les sens sont happés. Peu importe si l’équipée nous pousse du côté du roman, du récit ou du carnet, l’écriture de Lalonde nous fait explorer des sentiers négligés, se moque des balises, tend des collets à l’amour et à la mort.

Dix-neuvième livre

Avec «Espèces en voie de disparition», il revient à la nouvelle. Onze moments où l’on retrouve un monde familier et toujours renouvelé. L’adolescence qu’il a explorée dans «Que vais-je devenir jusqu’à ce que je ne meure», un ami qu’il accompagne vers la mort, une disparition inexpliquée du père. Peu importe les lieux, l’homme se laisse happer par les déchirures qui blessent l’âme et le font grandir. Partout, tout le temps, le lecteur vit des moments de vérité.
Et quelle occupation singulière de l’espace! Parce que l’auteur de «Où vont les sizerins flammés en été» est l’un des rares écrivains du Québec, avec Louis Hamelin, à arpenter le territoire américain, à intégrer la nature dans ses «histoires».
«Appuyé des deux mains à la rampe de la véranda, il était, si possible, plus mince encore que la veille. Derrière lui, j’apercevais les épinettes, la route de sable et le ciel chargé de neige. Il était nu comme un arbre mais ne tremblait pas, ne grelottait pas. La lumière s’allongeait sur l’herbe, du doré chaud de la croûte de pain. Plus loin, dans le pâturage, on apercevait des stries vertes d’été, d’autres roux sombre d’automne et, plus loin encore, au pied des arbres, des nébuleuses de givre. Le ciel était violet, l’horizon chargé de neige.» (p.31)

Métissage

Robert Lalonde porte en lui une culture à la fois américaine, amérindienne et européenne. Ce métissage en fait un être à l’écoute des forces que l’homme moderne menace par ses agitations et ses lubies guerrières.
J’aime mettre mes pas dans les siens, suivre ses longues enjambées, me glisser avec lui dans des marées d’odeurs, me grafigner aux fardoches et courir comme un halluciné à travers les pins qu’il sait si bien décrire. Son écriture tamise les neiges en janvier, colle aux orages et aux mains chaudes du jour, nous arrête devant le chant d’un oiseau ou l’envol d’une outarde qui «froisse l’air».
«Il a plu toute la journée. Je me penche sur l’eau et tends la main pour saisir un diamant de la Grande Ourse, une pâle émeraude de Mars. Mon cœur bat. J’ai de nouveau vingt ans et le droit, le devoir de faire ma vie. Une flaque de pluie, et voilà que se remet en marche au fond de moi la veille machine du rêve. Pinçant un scintillement entre mes doigts, je pense : « Quelle étrange place nous tenons dans l’univers, où nous sommes à la fois indispensables et de trop…»» (p. 91)

Un frère

À chaque lecture, je retrouve le frère qui me parle à l’oreille, me pousse dans des recoins et me fait aimer ce pays. Il me force à me brancher à l’univers, à déployer des antennes qui permettent de ressentir les frémissements de l’humanité.
Robert Lalonde est l’un des grands écrivains contemporains qui sait être juste, attendrissant et toujours questionnant. Ce terrible lecteur du monde invente la fête à chaque fois qu’il offre l’une de ses œuvres. Un capteur solaire, un cueilleur d’étoiles toujours à l’écoute, capable des plus belles escapades.

«Espèces en voie de disparition» de Robert Lalonde est publié aux Éditions du Boréal.

mercredi 25 avril 2007

Claude Jasmin sait aussi être émouvant

Claude Jasmin signe un cinquante-septième livre avec «Chinoiseries». Une forme d’exploit pour ce touche-à-tout qui a tâté de la télévision et été de toutes les aventures où la controverse et la provocation sont la norme. Il a aussi animé une émission littéraire au tout début de la télévision Quatre-Saisons. Cette station, tout comme la télévision en général, a largué les écrivains depuis pour céder la place aux amuseurs publics, aux justiciers et aux démagogues.
Récits, romans, journaux, correspondances, essais et téléroman marquent la carrière de cet écrivain. «La petite patrie» rassemblait bon nombre de fidèles lors de sa diffusion entre 1974 et 1976. Le pamphlétaire aime aussi envoyer des lettres aux journaux qui ne passent jamais inaperçues et a même voulu être député à une certaine époque.
Il était à «Tout le monde en parle» récemment, visiblement heureux comme un lézard au soleil devant les caméras. Jasmin n’a jamais refusé une occasion de se présenter dans un studio de télévision. Il aime la lumière des projecteurs, s’y sent dans un cocon et peut s’enflammer, s’indigner, pourfendre et plonger dans une controverse pour le plaisir de soulever des vagues. Pensons à ses dires sur les régions et la campagne lors de sa dernière apparition à la grand-messe du dimanche soir de Guy A. Lepage.
Dans un essai publié aux Éditions Trois-Pistoles, il affirme écrire «pour la gloire et l’argent». Espérons que ce ne sont plus ces illusions qui le poussent à signer ce roman. Si Jasmin est un personnage connu, il faut l’attribuer à «ses passages» à la télévision et à ses coups de gueule.

Le poids du temps

Ce roman, ce pourrait aussi être un récit, suit un homme de 77 ans qui voit l’avenir se recroqueviller. Beaucoup d’éléments sont puisés dans la vie de l’auteur. Le personnage vit dans les Laurentides, écrit dans un journal local où il ne donne pas dans la dentelle et a signé aussi plusieurs livres où il se permet des écarts avec la ponctuation et les majuscules.
«le vieil homme se souvient de tant de rencontres-séminaires ici-même, de journalistes ou d’écrivains, ces réunions étaient appréciées par de farouches solitaires, ce que sont souvent écrivailleurs et écrivaillons
réunions de «week-ends subventionnés», pas toujours pédantes, parfois avec des conférenciers savants, de vrais «illustres», parfois avec de «célèbres» inconnus, des happy few, des méconnus avec, bien entendu, du talent extrafort, des docteurs au sein de coteries de «bien branchés», mais aussi séminaires appréciés, animés par de vraies «vedettes» en belles-lettres, venues de Paris, Rome, New York» (p.97)
Le vieil homme nage à la piscine, regarde le monde s’agiter, voit son enfance revenir en grosses vagues. Il a été heureux près de sa grand-mère «fragile du cœur» et de ses sœurs, avec son père qui l’amenait sur les quais du port de Montréal pour s’adonner à la pêche à la ligne. Il y avait aussi les excursions dans le quartier chinois et les lettres attendues de cet oncle missionnaire à Szépingkai, en Chine.
Le roman oscille entre le présent du narrateur qui reprend goût à la vie grâce à Rolande et les lettres de l’oncle Ernest qui étaient une ouverture sur le rêve et l’aventure pour le petit garçon.
Nous retrouvons des personnages de «La Petite patrie», le restaurant de son père où les jeunes du quartier dilapidaient les heures et redessinaient le monde, un enfant qui découvre la prostitution, la violence, l’alcool et les tares du monde adulte. Un univers et une époque où Jasmin aime s’attarder.

Réinventer la vie

Jasmin devient émouvant quand il oublie les facéties et l’esbroufe, quand il montre le visage du vieillissement sans complaisance et sans apitoiement, la fragilité d’un homme qui se croyait immortel.
L’écrivain attentif et amoureux que nous retrouvons dans «Chinoiseries» est celui que je préfère. J’aime l’homme qui ne triche pas avec les mots. À souhaiter qu’il continue dans cette veine. Claude Jasmin sait être juste et percutant quand il cherche un sens à cette vie qu’il faut sans cesse réinventer.

«Chinoiseries» de Claude Jasmin est paru chez VLB Éditeur.
http://www.edvlb.com/claude-jasmin/auteur/jasm1000

jeudi 19 avril 2007

April explore le côté sordide des humains

En m’aventurant dans «Les Ensauvagés »de Jean-Pierre April, j’ai eu du mal à ne pas voir se profiler l’ombre de Moïse, cet hurluberlu, ce prophète autoproclamé qui s’est installé dans une commune, au cœur de la forêt gaspésienne, pour imposer ses volontés à son harem. Gabrielle Lavallée, dans «L’alliance de la Brebis», a raconté cette histoire particulièrement sordide.
Où se situe la frontière entre le civilisé et le barbare? Qu’est-ce qui nous empêche de sombrer dans l’horreur? L’histoire se répète. On l’a vu en Bosnie, au Rwanda, en Irak et au Darfour. Une nouvelle page sanglante s’écrit à chaque soir à la télévision. Le vandale frappe partout. Dans les villes modernes, la brute se manifeste dans des bandes de jeunes qui se livrent des guerres de trottoirs. Elle peut emprunter aussi les chemins de la politique et larguer des bombes sur les pays qui refusent une certaine façon de voir.

Utopie et barbarie

Dans le roman de Jean-Pierre April, Abraham dit Raham, le fils bâtard d’un Capucin et d’une servante, se proclame prophète de l’Ancien Testament. Il prétend régénérer la société en se réfugiant dans la forêt. Nous sommes au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il pousse la folie jusqu’à inventer un jargon pour les enfants qu’il a eus avec sa sœur.
«… Abraham croit qu’Éva est la seule femme qui convient à son plan supérieur. S’il le faut, il l’emmènera de force bien au-delà de tous les lots renversés du monde pour fonder sa propre communauté, purement de son sang. La voix de Yahvé le lui a prédit. La voie de Yahvé s’exprime par lui. Yahvé est sa folie. Amen.» (p.251)
Bras d’un Dieu vengeur, il effectue des tournées, emprunte différentes identités, deviendra moine prédicateur au village de Longmal, dans l’arrière-pays. Là, il réussit à faire se repentir le clan des Pelletier, des hommes et des femmes plus ou moins incestueux. Comment ne pas penser à ces figures inquiétantes qui ont marqué leur époque, à Raspoutine qui a subjugué la famille du Tsar, en Russie.
Alexandre Paradis, jeune médecin, trouve «deux enfants sauvages» et les interroge. Avec sa nièce Vanessa, il découvre l’existence d’une société primitive, un secret de village dont personne ne veut parler. Sensualité, inceste, violence, mysticisme, pulsions animales s’affrontent et se confrontent. Nous culbutons dans des furies qui aspirent les humains quand ils rejettent les balises sociales, transgressent tous les tabous. Le docteur Paradis y découvrira sa propre histoire familiale et, peut-être, des aspects de sa personnalité qu’il ne souhaiterait pas secouer.

L’envers du monde

Jean-Pierre April perce des frontières, explore des obsessions qui font glisser dans des espaces que nous n’aimons guère fréquenter. Il suffit qu’une trappe s’ouvre pour se perdre dans l’enfer du monde. Raham donne une version du christianisme dans des prêches qui font sursauter.
«Parce qu’ils pensent connaître la Vérité. Mais les papes ont trompé tous leurs fidèles. Le Christ a failli à sa tâche, il a lâché, pis il est parti avant la fin. Il a pas pu laver tous les péchés du monde. Le monde est trop sale. Il est pas lavable. Faudrait un autre déluge pour nettoyer tout ça! Le seul vrai et unique Dieu, c’est celui du seul vrai et unique Testament. Le Nouveau Testament, c’est juste des menteries. Le pseudo-dieu des papes est venu faire trempette sur terre pis il est reparti avec le péché au cul. Moé, le péché, je l’abats! À grands coups de hache dans mon royaume des bois. Au nom de mon seul Seigneur et Maître, le Dieu d’Abraham, de Jacob et de Nabuconodor ! Chus pas rien qu’un missionnaire, chus prophète en mon pays!» (p.222)
April crée des personnages qui hantent et subjuguent. Il ne peut en être autrement quand on flirte avec la démence. L’horreur sommeille. Il suffit d’une occasion, d’une étincelle pour que le barbare en nous se redresse au milieu des quartiers résidentiels en semant les cris et la fureur. Et quand la passion se réveille, plus aucune littérature ne tient le coup. La sensuelle Vanessa et Alexandre finiront par le découvrir.

«Les Ensauvagés» de Jean-Pierre April a été publié chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/426.html