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jeudi 15 février 2007

Meunier bouscule hommes et femmes

Dans «Ce n’est pas une façon de se dire adieu», son troisième ouvrage, Stéfani Meunier entraîne le lecteur dans un triangle amoureux. Il faut un certain temps pour saisir la mécanique de ce récit. Les trois personnages prennent la parole tour à tour, présentent leur version des faits, fouillent leur passé avec un certain recul. Toute une époque défile aussi, celle des années soixante où l’on cherchait à suivre une liberté qui prenait toutes les directions, où l’on refusait le modèle traditionnel de la famille.
Ralf travaille dans un cimetière, possède un appartement à Brooklyn où toutes les rencontres et les complicités sont possibles. Sean, un musicien né à Montréal, rêve de chanter ses chansons, mais doit interpréter les succès de l’heure pour survivre. Héloïse souhaite devenir couturière et inventer ses collections. Elle surgit dans la vie de Ralf et l’amitié entre gars ne peut plus tourner autour des mêmes certitudes. Le bonheur s’installe, dans l’appartement de Brooklyn, entre Ralf et Héloïse jusqu’à ce que Sean rentre d’une tournée.
«Il a posé sa main sur ma taille Il a posé l’autre main dans mon cou. Ça a été comme une décharge électrique, ses doigts sur ma taille. Je sentais mes veines battre partout dans mon corps. Je savais qu’il n’aurait jamais dû me toucher, que je n’aurais jamais dû le laisser me toucher, que je ne pourrais pas reculer si je ne partais pas tout de suite. Il s’est penché vers moi et m’a embrassée. Sa bouche était chaude et sa langue douce comme je ne m’y attendais pas. Il n’y a jamais deux langues pareilles, la sienne était dans ma bouche et j’aurais voulu qu’elle y soit toujours, chaude et douce et à moi.» (p.165)
Tout s’accélère. Les amis sont emportés par un typhon amoureux. Personne ne veut blesser l’autre. C’est l’éclatement et la désintégration du triangle. Fuite dans l’alcool pour Héloïse, réclusion pour Sean dans une maison des Cantons de l’Est. Ralf s’accroche au quotidien, courbe l’échine et attend que la tourmente s’éloigne. Il faut du temps pour voir clair, pour reprendre pied et essayer de vivre sans trop souffrir. La passion est une bonbonne de kérosène qui souffle l’être quand elle s’enflamme.

Héritage

Chaque humain possède un héritage familial qui marque sa façon d’affronter la vie et de réagir. Des réflexes viennent de l’enfance et des parents. Pour beaucoup, la fuite reste la seule issue. S’éloigner d’une famille, d’habitudes, de manières de faire et de voir. Il faut pourtant, un jour ou l’autre, reprendre pied et revenir du côté des vivants.
Stéfani Meunier aime les situations limitrophes, les crêtes où tout peut glisser dans un sens comme dans l’autre. Héloïse et Sean sont des météorites qui s’attirent et se repoussent. Le pauvre Ralf ne fait guère le poids devant ces êtres incandescents qui ne demandent qu’à se consumer. Il se protège par la routine et les gestes répétés. Cette force d’inertie et de patience garde Héloïse dans son orbite et permet de limiter les dégâts.
«Je savais bien réagir au stress, au mouvement, mais j’avoue que j’étais complètement désemparée face au silence et à la solitude», explique Héloïse.
Ils parviendront à l’âge d’être adulte avec bien des blessures.
Un questionnement pertinent quand on sait que les amours se défont, entraînant une solitude de plus en plus difficile dans une société qui cherche des balises. Stéfani Meunier brosse, une fois de plus, un portrait humain attachant et tente d’emprunter de nouveaux sentiers. Avec son écriture vivante et belle d’énergie, marquée par un environnement sonore où les Beatles donnent la cadence, elle impose sa couleur et sollicite tous les sens. Une qualité rare.
Une écrivaine qui s’impose déjà, offre un regard particulier sur les femmes et les hommes, questionne, bouscule et tente de cerner des nouvelles valeurs. L’écrivain joue ainsi pleinement son rôle en bousculant la société.

«Ce n’est pas une façon de se dire adieu» de Stéfani Meunier est publié aux Éditions du Boréal.

jeudi 8 février 2007

La mort reste un tabou dans la société

Le lecteur jongle avec bien des questions quand il referme «Objets de guérison» de Jacques Lazurre. Peut-être, qu’il ne peut que soulever des questions puisque les vivants restent des aveugles devant la mort.
Notre époque occulte ce rendez-vous gênant et a bien du mal avec ce moment inéluctable qui fait glisser un homme ou une femme vers la fin. «Il est parti», «elle nous a quittés», «il s’en est allé» dit-on, comme si la personne venait de prendre l’avion pour des vacances dans le Sud.
Les «soins palliatifs» et les maisons pour «personnes en phase terminale» camouflent cette réalité. Tellement que des citoyens s’opposent parfois à l’ouverture d’un tel lieu près de chez eux, préférant l’anonymat d’une chambre d’hôpital pour l’agonie d’un proche.
La multiplication des métaphores cache la maladie, la douleur et la peur qui accompagnent cette ultime rencontre. Et, avec l’incinération et autres cérémonies expéditives, le corps reste absent. Les rituels de passage perdent leur sens, les rites inventés au cours des siècles pour apprivoiser la mort et accompagner le défunt, se noient dans l’oubli.

Enquête

Jacques Lazure, dans de courts textes, flirte avec ces moments qui permettent à la mort de s’approprier le corps. Ces nouvelles, parfois dérangeantes, souvent émouvantes, entraînent le lecteur dans des univers étranges qui prennent souvent la forme d’une enquête policière. Les personnages cherchent des preuves et des façons de survivre à la mort ou d’en finir. Ils tentent d’apprivoiser, surtout, cette angoisse qui nous habite et que personne ne veut confronter. Ce moment attendu comme une délivrance ou que l’on va combattre avec acharnement, recourant à une véritable artillerie médicale.
Cette fin, elle peut surgir de façon brutale et violente. Un accident bête ou encore de la main d’un détraqué. Ce peut être un choix aussi. Le suicide, dit-on, devient de plus en plus fréquent chez les personnes âgées. Il est la principale cause de décès chez les hommes de moins de quarante ans au Québec. Est-ce la rançon de l’espérance de vie qui ne cesse d’augmenter? Et pourquoi ce tapage devant un centenaire, dans les médias… Comme si cette personne possédait le secret de l’immortalité qui fait rêver les humains depuis Ovide et Platon. Pourtant, tout le monde le sait, la vie est marquée par les ratés du corps, la maladie et les douleurs. Le pire surgit avec la maladie d’Alzheimer qui provoque une absence au réel. Le cancer aussi ne cesse de hanter notre société. Et que dire du SIDA qui menace des populations entières. 

Percutant

Lazure devient percutant quand il se colle aux derniers souffles du vivant et multiplie les points de vue.
«Un geste, celui de caresser, la seule approche possible, la seule approche permise. C’était la première fois qu’il prodiguait des soins aussi attentifs, qu’il écoutait l’autre aussi intensément. Comme si, voyant la mort passer, il osait, pour la première fois, lui demander de s’arrêter pour la scruter et comprendre. Comprendre vraiment? Il n’y avait rien à comprendre. Et quand le mourant soupira pour de bon, quand il relâcha tous ses muscles en ouvrant la bouche, quand il se tourna vers le mur, rien n’avait changé pour Pierre. C’était simplement un mort de plus, rongé par la maladie, dans un hôpital qui en verrait d’autres.» (p.45)

Des questions

Tout n’est pas d’un même tonus dans les vingt-quatre textes d’«Objets de guérison». Jacques Lazure est percutant quand il oublie ce recul «scientifique» ou cet effort d’objectivité et qu’il devient témoin. Il aurait fallu étirer le temps jusqu’à le figer presque dans une nouvelle comme «Mourir et naître», peut-être le texte le plus percutant de l’ensemble. La mort, celle que l’on peut surprendre dans un lit d’hôpital, se regarde dans le silence et le recueillement. Reste que le questionnement est nécessaire même s’il ne fait pas applaudir les foules. Un «Mort Story» n’aura jamais la cote à la télévision. Et pas une entreprise n’aura la témérité de filmer un agonisant dans un lit pour faire la promotion d’un médicament. Le spectateur, celui qui a tout vu et tout entendu, ne le tolérerait certainement pas.

«Objets de guérison» de Jacques Lazure est publié chez VLB éditeur.

jeudi 18 janvier 2007

Une fresque pour raconter l’histoire régionale

Si je souffre d’insomnie, maintenant, c’est la faute d’Anne Tremblay. J’ai lu «La chapelle du Diable», un roman de plus de 400 pages, en deux nuits. Julianna, François-Xavier, Léonie, Ti-Georges, Marie-Ange et Paul-Émile ne m’ont laissé aucun moment de répit. Et retrouver les Rousseau et les Gagné, ces familles qui luttent farouchement pour garder leurs terres, était un véritable plaisir.
Anne Tremblay, originaire d’Alma, sillonne l’histoire de la région dans «Le château à Noé», une saga qui comprendra quatre volets. La trame romanesque traverse le siècle dernier, de 1900 à l’époque contemporaine. «La colère du lac», une première tranche parue en 2005, couvrait les années 1900 à 1925. «La chapelle du Diable», la suite, mène le lecteur jusqu’en 1943.
Le premier volet se terminait avec la mort d’Ernest, le père de François-Xavier. Le fils a du mal à oublier cette tragédie, mais la vie ne lui laisse guère le temps de s’apitoyer sur son sort. La construction des barrages défait ses rêves et le village du secteur de Pointe-Taillon doit être évacué. Les terres sont inondées.
La fin du régime Taschereau approche, la crise économique, la Deuxième Guerre mondiale, Duplessis est à la porte du pouvoir à Québec. La construction des barrages sur la Grande Décharge va bon train et la montée des eaux du lac Saint-Jean surprend tout le monde.
Fiction et histoire se mélangent. Des personnages réels, tel Onésime Tremblay, et des êtres plus vrais que vrais, tissent cette «histoire de famille» époustouflante.

La résistance

Les naissances, les maladies, les épreuves et les échecs ne cessent de hanter les Rousseau et les Gagné. Ils s’accrochent. La compagnie finira bien par les dédommager pour la perte de leurs terres. La justice triomphera un jour… Nous connaissons l’histoire. François-Xavier doit se résoudre à habiter Roberval avant de s’exiler à Montréal. Il ne s’habituera jamais à la ville, mais n’ose imaginer un retour au lac. Julianna, sa femme, se plaît dans la Métropole. Elle s’adonne au chant, joue du piano et brille lors des concerts.
Le quotidien d’une foule de personnages devient un véritable thriller. Les intrigues se multiplient. Julianna est attirée par Henry, son prétendant de Montréal, un ami de la famille. Il incarne la vie qu’elle a abandonnée en épousant François-Xavier. Marguerite, l’épouse de Ti-Georges, a été violée par son père. Albert Morin, l’homme de confiance de Léonie, est capable des pires vilenies. Surtout, il préfère les jeunes garçons aux femmes. Paul-Émile est amoureux fou de Rolande, la jeune épouse de son père.
Et quels personnages attachants! Surtout les femmes qui trouvent, la plupart du temps, des solutions aux problèmes qui semblent insurmontables. Julianna, Léonie, Marguerite et Marie-Ange sont des femmes modernes qui rêvent de s’affirmer et de ne plus être «rien qu’un ventre pour faire pousser les bébés, pis des seins pour les nourrir».

Problématiques

Sur une trame historique fertile en rebondissements, Anne Tremblay aborde des problématiques qui font les manchettes de l’actualité. Le rôle des femmes dans la société, la pédophilie, l’exploitation des enfants, le silence des victimes d’agressions, l’exil, la violence, les responsabilités des élus et le pouvoir de l’argent.
«À Montréal, elle pouvait être Julianna la cantatrice, elle existait. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, elle ne redeviendrait rien qu’une madame François-Xavier Rousseau. C’était comme pour Rolande, sa nouvelle belle-sœur. Elle était passée de madame Paul-Émile Belley à madame Georges Gagné. Voilà, comme ça, comme si Marguerite n’avait jamais vécu. Quand on était une femme mariée, on mourait et on pouvait se faire remplacer. Julianna se dit qu’elle aurait pu être une Catherine ou une Marie, quelle importance, on se souviendrait seulement qu’il y avait eu une madame François-Xavier Rousseau. Son mari avait été fromager, il serait fermier, elle, ne serait que madame François-Xavier Rousseau.» (p.227)
Anne Tremblay a remporté le prix des lecteurs au dernier Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean avec «La colère du lac». «La chapelle du Diable» ne décevra pas ses admirateurs. Cette écrivaine, qui vient du monde du théâtre, a trouvé une belle manière de ranimer l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la montrer sous un nouvel éclairage.
L’écriture directe, efficace, laisse toute la place à l’action et aux personnages. Ce n’est pas le lecteur qui va s’en plaindre.

«La chapelle du Diable» d’Anne Tremblay est publié chez Guy Saint-Jean Éditeur.

jeudi 4 janvier 2007

L'enfance fascine Madeleine Ouellette-Michalska

Madeleine Ouellette-Michalska, avec Marie-Claire Blais, m’a fait voir la littérature du Québec d’un autre œil. «La maison Tresler ou le 8e jour d’Amérique», paru en 1984, et «L’été de l’île de Grâce» évoquent de beaux moments de lecture. Il y a eu après «L’échappée des discours de l’œil» et «L’amour de la carte postale», en 1987. Il est rare qu’un écrivain s’aventure avec autant de bonheur que Madeleine Ouellette-Michalska dans la poésie, le roman et l’essai.
«L’apprentissage», son dernier roman, renoue avec une écriture qui berce comme une sonate de Debussy. L’écrivaine travaille à la manière d’un verrier qui prend la peine de scruter chaque morceau pour en étudier les reflets et les transparences.
«Une fillette fixe la route où les touristes commencent à défiler. De grosses voitures tirent des roulottes dont la puissance d’attraction distille l’attrait de la richesse et de la liberté. Dans son regard, les véhicules étrangers tracent la voie d’un monde différent. Un monde en mouvement dont la fascination la plonge dans une sorte d’exaltation fiévreuse qui ressemble à du bonheur.» (p.13)
Ce personnage neutre devient le regard de toutes les femmes d’une certaine époque. Le lecteur n’a qu’à se laisser prendre par la main.

La vie est ailleurs

C’est l’été, des parents débarquent des États-Unis. Ils exhibent de beaux habits, des robes fleuries et élégantes. C’est la fête pour l’enfant qui prend conscience que l’ici peut être ailleurs. Le quotidien un peu terne s’efface. Peut-il y avoir de l’espoir et une vie différente? Elle écoute, n’ose formuler ses rêves avec les interdits de son milieu, les enfermements de l’hiver qui font oublier les espérances de juillet.
La jeune fille voit le temps filer. Les cousins ne sont plus les mêmes et certains effleurements ne savent mentir. Le monde s’ouvre avec ses rires, ses pièges, ses peurs et ses hésitations. L’avenir semble aller droit comme une clôture qui divise un champ qui mène au fleuve.
«L’adolescente rabat le papier de soie sur la robe de baptême à peine jaunie qui retourne dans la boîte moirée. Elle retape ensuite rapidement la layette de coton ouaté avant de replacer les brassières, les chaussons et les barboteuses d’où s’échappe un parfum âcre. Puis elle ferme d’un coup de genou le tiroir coincé par l’humidité. Elle veut l’amour, mais pas d’enfants, du moins pas tout de suite. Les femmes enceintes et joufflues, gorgées de semence, de nourriture, ne lui font pas envie. Elle leur préfère les jeunes filles libres et audacieuses des magazines de mode, celles-là ne s’engouffreront pas trop vite dans la tranquille béatitude du mariage. Et puis, rien ne presse. Devenir mère sans avoir été femme lui paraît une abomination.» (p.45)
L’amour viendra, les enfants et un premier livre longtemps souhaité. Et un autre pour visiter la mémoire et l’enfance, nourrir un univers qu’il faut toujours réinventer.

Photographies

Madeleine Ouellette-Michaslka visite sa famille du Bas-du-Fleuve, la migration de la campagne vers la ville, l’amour et tous les enfermements qu’il faut encore et encore briser pour faire de la place au «je». Tout un pan de l’histoire des femmes du Québec se profile dans cet apprentissage de la liberté et de l’affirmation.
«Un collègue lui dira un jour que son œuvre a parfois l’apparence d’une mise à table, réelle dans certains cas, où tente de se dire la parole manquante. Elle s’en étonnera. Elle croit plutôt qu’elle commence à écrire. Elle croit qu’il lui faudra des années pour accomplir tout ce qu’elle veut faire.» (p.134)
Le lecteur a souvent l’impression de se pencher sur un album de photographies où des disparus l’interpellent. Des enfants aussi devenus des vieillards aux regards effarouchés.
Un roman qui tient de la quête, de la réflexion et de la méditation, qui permet de comprendre pourquoi des écrivains passent une vie à secouer des souvenirs et à les réinventer. Ils scrutent leur enfance, la transforment et l’embellissent pour la garder bien au chaud dans la mémoire collective et individuelle. L’œuvre de Michel Tremblay et de beaucoup d’autres peuvent en témoigner. La vie sociale et individuelle n’est possible qu’avec le passé qui moule le futur. Les sociétés ne peuvent survivre et s’épanouir sans ces racines.

«L’apprentissage» de Madeleine Ouellette-Michalska est publié chez YXZ Éditeur. 

jeudi 28 décembre 2006

Victor-Lévy Beaulieu signe le livre de l’année


L’auteur d’une biographie ou d’une étude tente généralement de se faire discret. Victor-Lévy Beaulieu nous a habitués à «sa présence» dans «Jack Kérouac», «Victor Hugo» ou l’admirable «Monsieur Melville».
Dans «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots», il scrute les sources de l’écriture de Joyce et par ricochet, sa propre création. Il doit, pour respecter ce jeu des miroirs, plonger dans ses obsessions, retrouver sa famille qui constitue l’ossature de son oeuvre.
Il ouvre des placards et éventre des secrets. Il «faut pouvoir tout dire» répétait Joyce. Tout dire de l’enfance dans le Bas-du-Fleuve, de l’exil à Montréal, de la poliomyélite et d’un passé parfois très lourd; empoigner ses rancoeurs, ses pulsions les moins acceptables et ses désirs les plus tordus. Cette odyssée de 1000 pages présente l’Irlande réelle et mythique, la vie de Joyce et les cathédrales de son écriture. «Finnegans Wake» à lui seul est une Bible codée que peu de lecteurs ont eu le courage de parcourir. L’entreprise de Beaulieu demande des efforts qui sortent de l’ordinaire.

La vie est un roman

Beaulieu suit pas à pas un Joyce convaincu de son génie, déchiré par des pulsions qu’il aura toujours du mal à contenir. Il décrit son goût du luxe, ses rapports troubles avec sa femme Nora et sa fille Lucia qui finira sa vie à l’institut psychiatrique. Émotif, égocentrique imprévisible, alcoolique et obsédé, Joyce refoulera ses désirs envers sa fille et ses pulsions homosexuelles. Un cas! Un manipulateur aussi.
«Cet âge d’or que Joyce rêvera toute sa vie de faire sien en courant après la richesse, en quémandant des pensions, en exploitant son frère, en se faisant subventionner par la diaspora irlandaise vivant en Europe et aux Etats-Unis.» (p.215) …Joyce se montrait tel qu’il était: un arriviste pour qui seul comptait son propre avenir. La littérature irlandaise, c’était lui, personne d’autre, et même Lénine n’avait qu’à se le tenir pour dit!» (p.515)

Du côté de Trois-Pistoles

«Ma mère rêvait de passer sa vie comme sœur clarisse derrière une grille qui l’aurait isolée du monde et coupée de toute parole. Malgré les douze enfants qu’elle a eus, elle s’est comportée comme une religieuse. Lointaine, incapable de toucher et de caresser, plus distante que les acteurs de Stanislavsky ne l’ont jamais été.» (p.399)
Joyce oblige Victor-Lévy à regarder son père, sa «mère reptilienne» et sa famille où les fils rêvent de remplacer le père dans le lit conjugal. L’inceste encore, un thème récurrent dans l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Que l’on se souvienne de «L’Héritage»… Il faut du courage pour plonger dans une confession du genre sans tricher.
Beaulieu épouse l’écriture de Joyce, ses rythmes, les marées qui viennent et vont, marquent les œuvres de ce prosateur qui a fait éclater les règles de la langue anglaise. Les mots se déforment et ramènent des archaïsmes, des anglicismes et des tournures anciennes. Tout doit être utilisé pour dire ce Québec jamais réalisé et ce «je» blessé réchappé de l’enfance.

La grande affaire

«Comme lecteur, grande affaire de ma vie. Comme lecteur québécois, ultime et sublime affaire de ma vie. Aucun écrivain ne m’a autant enthousiasmé, sidéré, fait travailler, fait suer eau et sens, orienté et stimulé, pas même Victor Hugo, ni Jack Kérouac, ni Herman Melville, ni Jacques Ferron, ni Yves Thériault, puisque Joyce en son écriture est l’un et les autres, si solitairement lui-même et si solidairement tous les autres, pour la première fois en l’histoire de toutes les littératures.» (p.1027)
Les univers de deux écrivains démesurés se bousculent pour donner ce livre exceptionnel. Victor Lévy Beaulieu demande tout à son lecteur, le pousse dans des ombres qu’il refuse souvent de visiter. L’écrivain de Trois-Pistoles se livre comme jamais il ne l’a fait auparavant. Il est rare qu’un écrivain parle ainsi de son écriture et consente à explorer son univers de cette façon. On peut dire, sans hésiter, que «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» est la publication de l’année. Une exceptionnelle contribution à la littérature québécoise. Impossible de lire Victor-Lévy Beaulieu de la même façon après l’avoir suivi dans cette terrible traversée. Il livre ses sources, Joyce qu’il a pillé et donne une clef pour comprendre son œuvre foisonnante, dérangeante et souvent inquiétante. 

«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est publié aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 21 décembre 2006

Victor-Lévy Beaulieu réalise l’impossible

Après un mois d’enfermement, j’ai eu du mal à reprendre pied et à délaisser l’essai de Victor-Lévy Beaulieu, «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots».
Comme si j’avais vécu des semaines en mer et que je ne savais plus me tenir sur la terre ferme. Des jours à me demander si cette traversée était un cauchemar ou un rêve. Comment un écrivain arrive-t-il à vivre semblable osmose avec un autre écrivain? Il faut le dire, je vivais un deuil. Je revenais d’un très long dépaysement. «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» restera un grand moment dans ma vie de lecteur.
Dans cet «essai hilare», Victor-Lévy Beaulieu dresse un portrait époustouflant de sa famille et du Québec, étale en plus sa passion pour l’écrivain irlandais James Joyce. Je me suis senti aspiré par des forces gravitationnelles, une aventure faite de fascination, de rejet, de rires et de larmes, d’horreur et de joie pure. Un livre terrible! Une oeuvre rare. Un texte à l’image des trous noirs qui aspirent les corps célestes dans l’espace et les réduit à la dimension d’un atome. J’ai dû franchir le miroir de la raison et de la déraison à plusieurs reprises. Une sorte d’effeuillement de l’âme.

Véritable piège

«Ainsi donc, mon père aimé en allé à jamais et sous la terre, noire et friable, que repose son long corps osseux. Battures étroites de grève, toutes en crans de tuf, ainsi ressemblait-il à son pays, ce père d’exil. Acérante fut son agonie comme un poème de Gaston Miron, mais sans plus de marches pour monter à l’amour ni renifler du haut de Tobune les plaisirs printaniers quand, sur la rivière Trois-Pistoles, calaient les glaces et, sur le fleuve, descendaient, givrés jaunâtre, les icebergs de l’hiver de force. Mon père jadis si ensoleillant et maintenant si froid, figé en son cercueil de chêne.» (p.15)
Impossible de regarder en arrière après ce début. Il faut parcourir plus de 1000 pages pour s’arracher à ce texte. Le lecteur que je suis s’est senti annihilé par cette galaxie, cette écriture qui devient une monstrueuse baleine qui vous gobe et vous recrache après tous les désarrois.
Tout y passe! Le chaud et le froid! L’adhésion et la révolte! Les propos de Beaulieu sur les femmes et sa «mère reptilienne» sont terrifiants de misogynie… Malgré tout, nous continuons, secoués comme l’écrivain a dû l’être après une équipée qui a exigé trente ans de lectures, mobilisé toutes ses forces de réflexions et de recommencements. Un texte comme il ne s’en est jamais publié au Québec.

Les livres

Les livres poussent à l’écriture. Les meilleurs écrivains sont des lecteurs «safres» dirait Victor-Lévy. Ils se tiennent en état de lire, constamment. Quand ce n’est pas un roman ou un essai, ils scrutent la société, leur famille ou leur lieu d’enfance. Toujours en chasse!
Victor-Lévy Beaulieu a lu James Joyce pour la première fois, sans comprendre dans quoi il s’aventurait, alors qu’il n’avait pas vingt ans. Juste avant qu’il ne soit tordu par la poliomyélite qui changea sa vie. L’avènement de l’écriture était encore à venir.
James Joyce n’a cessé de le hanter au fil des ans. Une obsession qui a donné ce projet qui ne peut arriver qu’après une vie de recherches et de réflexions. James Joyce est devenu son maître, le modèle, un défi dans sa façon de dire et de présenter le monde. Il s’est nourri de cet écrivain peu lu. Un voyage dans «Ulysse» ou «Finnegans Wake» de James Joyce est un défi à l’intelligence.
Cette hantise a marqué sa propre écriture et sa manière de bousculer la langue. Une fascination qui l’a poussé à lire à peu près tout ce qui a été publié et dit sur Joyce. Il a ratissé large, comme d’habitude, fouillant le passé et le présent de l’Irlande. Plus de 600 volumes qu’il aura lus et relus au fil des ans pour s’imprégner de ce pays marqué par les famines, les révoltes et des désirs d’indépendance qui n’ont jamais abouti. Un recul qui lui aura permis de mieux saisir le Québec aussi. Il fallait le chemin le plus long pour cerner cet écrivain qui s’est permis toutes les libertés et inventa une langue et un vocabulaire.

«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6