UN TOUR DE FORCE que « Je n’ai personne à qui dire que j’ai peur » de Véronique Marcotte. L'auteure parvient à lier étroitement un drame personnel à un fait divers scabreux qui n’est pas sans rappeler l’incroyable histoire de Gisèle Pelicot qui a fait les manchettes en France et révolter le monde entier. Rachel, la narratrice, a subi un viol à dix ans et après, plus tard, une relation toxique avec un homme qui l’a dominée et entraînée dans les illusions de la drogue et de l’alcool. Des moments qu’elle a refoulés au plus profond de son être avec bien des victimes. Elle se réfugie dans une cabane au fond des bois pour écrire, retrouver qui elle est, respirer et parvenir peut-être à être enfin en paix avec son passé. Rien n’arrive comme elle l’avait souhaité. Elle est entraînée dans une affaire de meurtres où elle fera face à ses colères, ses drames et des blessures qu’elle croyait guéries. Tout revient à la surface quand une femme et un jeune garçon débarquent dans sa vie.
Véronique Marcotte mène habilement une enquête de Josée Lefèvre et son complice François Bertrand. Deux policiers qui pensaient en avoir terminé avec les événements sordides en se faisant muter à la campagne après avoir connu « le travail trépidant » de la grande ville. Le roman oscille entre Rachel, la narratrice, une écrivaine qui voulait prendre congé du monde et qui ne sait plus comment réagir devant une situation qui la dépasse et qui chamboule ses projets.
On devine une conspiration dans le village de Lac du Reflet. Les dizaines d’hommes qui fréquentaient les Fortin (les jumeaux trouvés morts avec un stylet dans le cœur) répètent la même chose. Mot à mot. Et cette femme et son fils qui sont arrivés dans le refuge de Rachel en pleine nuit et qui semblaient la chercher.
Tout est en place pour une enquête policière étonnante, mais aussi pour des tsunamis qui vont secouer Rachel et la forcer à revenir sur des drames qu’elle a refoulés au plus profond d’elle-même.
« Je ne suis pas venue ici pour écrire d’autres histoires que la mienne, je suis enfermée dans le bois pour me soustraire à mon besoin d’écouter les histoires des autres. À force, je me suis éloignée de moi. Ne plus rien ressentir ce qui provenait de moi était si délicieux, si facile, que j’ai tout étouffé de mes nombreuses collisions dans les illusions, les paillettes, en essayant de fabriquer du fabuleux avec un calvaire. Pourtant, j’aurais dû y aller ; j’avais matière à écrire, mais comment envisager la détresse, comment plonger dans une crevasse qui sent la mort et le sexe brûlé sans que ce soit douloureux ? Et qui suis-je pour faire de mes échaudures un sujet intéressant ? Personne. Je ne suis personne. » (p.23)
Rachel, avec l’arrivée de Jade et de Clarence, est emportée dans une histoire qui pourrait être la sienne. Elle le sait. Elle n’a plus la force de se raconter des fables et ne désire surtout plus s’étourdir dans la drogue ou vider une bouteille de vin pour noyer sa colère et sa douleur, comme elle l’a fait trop souvent.
Parce que c’est terrible ce que Rachel a vécu avec un homme qui l’a traitée comme une esclave et un objet. Elle s’est sentie avilie, une moins que rien. Elle s’en veut surtout d’avoir permis cela, de ne pas avoir réagi, de s’être tue en se réfugiant dans la drogue.
« J’allais vite entendre le discours péremptoire, misogyne et narcissique de celui qui se croyait tout permis. D. me faisait faire tout ce qu’il voulait : garder son fils, aller lui chercher des cigarettes, passer au resto prendre de sushis, le sucer dans la voiture avant une réunion, sortir de la maison à la dernière minute pour me pavaner avec lui lors d’une première, aller chercher ses bottes à l’hôtel durant une répétition générale, passer prendre un ami pour qu’il vienne le réconforter en pleine chute de dope la nuit, lui ramener une connaissance à moi pour un trip à trois, organiser de soupers pour lui présenter des filles en faisant croire que le grandiloquent qu’il était pouvait contribuer à leur carrière, flipper les burgers pour tout le monde durant ses partys de vedettes tout en gardant un œil sur son enfant, casser un party qui avait eu lieu chez moi parce qu’il ne voulait pas rentrer chez lui tout seul, relever mon chandail à toute heure pour lui montrer mes seins et puis tout ça, encore et encore. » (p.41)
Je suis tenté de dire le drame de Véronique, tellement cette histoire sonne juste, tellement le personnage crie de vérité. Surtout, il y a des éléments qui correspondent au parcours de la romancière. Je le sais pour l’avoir côtoyée avec bonheur pendant un temps. Rachel évoque sa terrible échouerie dans l’univers du spectacle et de la télévision. Elle y a échappé par une sorte de miracle, par l’écriture certainement, qui devient souvent une forme de thérapie qui permet de se retrouver et de respirer mieux.
ENQUÊTE
En parallèle, le duo de policiers ne sait trop par où commencer dans cette affaire de meurtre des jumeaux Fortin. Et comment tirer sur le bon fil pour comprendre ce qui s’est passé dans le sous-sol de leur résidence ? Le nombre effarant d’empreintes dans la maison prouve que les frères recevaient beaucoup de gens, des hommes uniquement. Tous dans le village répètent qu’ils allaient là pour les jeux de société. Un jeu de société effectivement auquel ils participaient, mais pas celui que l’on imagine.
Et il y a les indices trouvés sur les lieux, dont les livres de Marie Darrieussecq et de Martine Delvaux, qui semblent contenir la clef de cette histoire sordide. C’est plus qu’un drame intime dans lequel nous plongeons, mais une carence de la société qui se déploie devant nos yeux.
« … Marie Darrieussecq a confié que Truismes avait été inspiré de son expérience d’abus masculins sur sa personne. Plus tard, jeune écrivaine, moi aussi j’ai été plaquée contre un mur rue de Rennes par un “grand écrivain”, moi aussi on m’a embrassée de force entre deux bacs à fleurs devant le Dôme, comme c’est chic, et pas si grave. Mais la gravité de ce qui arrive à d’autres me concerne directement et je les remercie de ce courage de parler et je pense à celles qui ne peuvent pas parler. J’avais balancé mes porcs avec Truismes. » (p.128)
Rachel est entraînée dans une spirale, le drame qui touche toutes les femmes. Elle se retient de pousser des cris avec celles qui pointent les agresseurs sur les réseaux sociaux ou qui portent des accusations devant le tribunal malgré les embûches et toutes les humiliations.
ENQUÊTE
Véronique Marcotte nous tient en haleine pendant près de 400 pages avec sa narratrice, qui tente de garder la tête hors de l’eau et qui est happée par le drame de Jade Grenier et son fils Clarence.
Le privé devient public et vice versa. Sans compter nos policiers dépassés par ce qu’ils découvrent.
Une tragédie qui fait douter de l’intelligence des hommes, une guerre de tous les instants que mènent les femmes pour se protéger des mâles toujours en érection. Tous les personnages féminins de Véronique Marcotte ont subi des agressions et elles ne peuvent être que solidaires entre elles. Le viol de l’une est celui de toutes les autres. Même Josée la policière a vécu les pires outrages en fêtant la fin de ses études avec ses collègues, qui sont les gardiens de la loi maintenant. Les propos de Nancy Huston dans « Les Indicibles » deviennent plus pertinents que jamais en lisant Véronique Marcotte.
« Josée comprend très bien Jade Grenier. Se faire justice. Utiliser des moyens alternatifs pour reprendre notre vie en main. Jade Grenier a subi de la soumission chimique par son mari, pour le moment on parle de trente-huit agresseurs, et de quatre-vingt-huit viols perpétrés juste dans la dernière année. Comment a-t-elle su ce que les jumeaux lui faisaient subir ? se demande Lefèvre en plongeant son visage en sueur dans ses mains. » (p.353)
L’écrivaine, dans ce roman de révolte, de colère, de rage et d’amour, atteint un nouveau sommet. Elle prend le parti des femmes, comment pourrait-elle faire autrement ? Elle marche à leurs côtés et, surtout, elle tente d’effacer ses propres traumatismes et de guérir ses blessures. Toutes font face à la dictature du pénis à un moment ou un autre, toutes sont des victimes et des écorchées.
Un roman terrible qui oscille entre un fait scabreux qui touche tout un milieu social, raconte les assauts subis dans le quotidien par des femmes qui doivent toujours être aux aguets. Une histoire qui fait mal et broie le corps et l’âme. On ne peut qu’emboîter le pas de Rachel et Josée qui font éclater la vérité en éclaboussant tout un village. « Est-ce ainsi que les hommes vivent », que je me suis demandé en répétant le fameux vers de Louis Aragon.
À donner froid dans le dos, mais surtout un texte d’amour et de chaleur humaine malgré tout, d’empathie et de résilience. De l’horreur peut germer la joie et un bonheur apaisé. Véronique Marcotte le démontre magnifiquement dans cet ouvrage qui ne laissera personne indifférent.
MARCOTTE VÉRONIQUE. Je n’ai personne à qui dire que j’ai peur, Éditions Québec Amérique, Montréal, 2025, 392 pages, 32,95 $.