vendredi 9 mai 2025

ANDRÉ MAJOR EST COMME UN FRÈRE

ANDRÉ MAJOR poursuit son exploration du quotidien avec un sixième carnet intitulé «Entre chien et loup», une expression qui désigne ce moment où la lumière, en fin de journée, ne permet plus de distinguer les objets. Il fait allusion à son âge, bien sûr. Parce que le temps passe, que la vieillesse se pointe à l’aube de ses 80 ans, qu’elle rôde sans oser s’approcher. J’en sais quelque chose, Major me précède de quelques pas dans la grande aventure de respirer, de traquer les mots envers et contre tous. Il partage sa vie entre Montréal et son chalet des Laurentides. Là-bas, il peut bricoler, marcher dans la montagne, contempler le lac qui change avec les saisons, entretenir son petit domaine en surveillant les arbres, choyer sa famille et préparer de bons repas. Et écrire, noter ce qui lui vient à l’esprit au jour le jour et, surtout, revisiter des écrivains qui ont marqué son parcours et orienté sa pensée. Son carnet couvre sept années, soit de 2008 à 2014.

 

Je me sens proche d’André Major, même si nous ne nous fréquentons pas. On se connaît, bien sûr, parce que nos chemins se sont croisés à quelques reprises. Comment faire autrement dans notre petit milieu des lettres au Québec? J’aime surtout le lecteur qui éprouve le besoin de parler des écrivains qu’il affectionne et relit. Et il y a cette passion pour le journal personnel, le carnet que nous partageons. Je ne le mentionne pas souvent, mais je tiens un journal depuis des décennies et mes calepins noirs envahissent tout un rayon de ma bibliothèque. Je travaille à la main dans cette aventure, pour le plaisir du geste, pour une phrase sentie et physique. J’ai essayé à l’ordinateur, mais ça ne marchait pas. Je ne sais rien des rituels d’écriture de Major. 

 

ÉCRIVAINS

 

«Entre chien et loup» fait une belle place aux écrivains et à certains ouvrages. Il a ses familiers qu’il prend plaisir à relire, à mieux connaître en plongeant dans des biographies et des textes qui concernent ses favoris. Kafka revient souvent dans ce palmarès, Thomas Bernhard, Thomas Mann, Anton Tchekhov, qui reste le phare qui a illuminé sa vie. Tolstoï, Robert Walser, Virginia Woolf, et bien d’autres. 

 

«En lisant Flaubert, on a la sensation d’être emporté par un souffle puissant, même lorsqu’il étreint la banalité de l’existence, sans doute parce que chez lui le style embrasse la matière comme la marée avale le sable. Et cette sensation, on l’éprouve autant dans sa correspondance que dans ses œuvres.» (p.18)

 

Il y a les travaux au chalet, son havre dans les Laurentides et ses passages dans la ville où il se réfugie dans le parc le plus proche pour respirer, parler certainement aux arbres qui veillent sur lui. En tout cas, tôt le matin, je ne manque jamais de saluer les pins qui cernent la maison et qui réagissent aux humeurs du temps, aux caprices du vent, surtout, qui souffle souvent sur le lac Saint-Jean. Nous avons tous les deux la passion de construire, de réparer ce qui se brise, de tailler les arbres, de prendre soin des arbustes dont la floraison est la plus belle des récompenses. Ces petits gestes occupent tous nos étés. 

 

ÉCRIRE

 

Bien sûr, l’écriture prend une grande place dans la vie de Major comme dans la mienne. C’est notre manière d’être, une façon de se tenir et d’avancer dans le monde qui s’offre autant qu’il se dérobe. Comment écrire, pourquoi écrire, que dire dans un carnet qui rejoindra quelques fidèles quand il deviendra un volume.

 

«La pure joie d’exister, il m’arrive de la ressentir à l’aube ou quand le soleil se couche. Je me contente de voir les choses vivre autour de moi. Et je me sens alors accordé à la vie, prêt à replonger dans le train-train quotidien. Ce qui n’arrive pas si fréquemment, surtout en ville où règne une certaine effervescence, dans les rues et même dans le ciel si on a la malchance de vivre sous les lignes aériennes. On a besoin d’espace autant que de silence pour bien voir en soi ou autour de soi.» (p.39)

 

Bien sûr, le réel le rattrape de temps en temps. Les moteurs hurlent l’été sur le lac, ces motomarines qui me font rager pendant les vacances de la construction, ces engins qui tourbillonnent du matin au soir sur le lac Saint-Jean. La pollution à l’état pur et une mécanique parfaitement inutile et superflue. 

Je partage cette détestation avec lui. 

Heureusement, ce n’est pas ce qui domine. Je pense à lui ce matin, en tendant l’oreille pour entendre les confidences des arbres, l’appel du huard, ou encore la symphonie des outardes qui me saluent lors de leur migration.

 

«Je me sens parfois si déserté intérieurement qu’il me fait ouvrir un des livres qui se trouvent à ma portée pour sentir le flux vital m’irriguer à nouveau l’esprit. C’est comme si j’émergeais d’une sorte d’absence ou d’égarement. Et alors, pour paraphraser Robert Walser, je peux écouter, m’arrêter et ne plus bouger, “divinement touché par de toutes petites choses”» (p.85)

 

André Major écrivait ce texte le premier mai 2009. Je me suis demandé ce que je pouvais avoir rédigé à la même date. J’ai fouillé dans mes carnets pour remonter le temps, ce que je ne fais jamais. Je m’attarde à un extrait, à ma calligraphie de fourmi que j’ai parfois du mal à décrypter.

 

«J’ai eu droit à un concert ce matin en allant chercher le journal. Bruants et crécerelles s’en donnaient à cœur joie. Parulines et sittelles si discrètes d’habitude, me semblaient plutôt joyeuses avec le retour du soleil. C’était un bonheur de chants et d’appels. Je respirais à m’en faire éclater la poitrine et c’était comme si je me berçais dans les cris des outardes qui ont passé la nuit dans la baie. Dans ce matin frais et calme, je me sentais là où je devais être.»

 

Et que penser des cauchemars d’enfermements et d’égarements de Major? Combien de fois me suis-je retrouvé dans une ville étrangère, ayant perdu mes clefs et l’adresse de l’hôtel où j’étais descendu? Incapable de parler, errant sur les trottoirs comme une âme en peine. Ou encore ces moments où j’étouffe au milieu de la nuit. Il faut me lever alors, bouger, ouvrir un livre pour m’apaiser. Bizarre de faire les mêmes cauchemars. Y a-t-il des rêves réservés aux écrivains?

 

RETOUR

 


Et je me répète souvent qu’il serait temps de revenir sur mes pas, de me pencher sur des auteurs qui ont ouvert des portes et des fenêtres, ceux et celles qui m’ont montré la façon de dire qui j’étais et ce que je voulais devenir. Je pense à Marie-Claire Blais, Gabrielle Roy, Victor-Lévy Beaulieu, Jean Giono, William Faulkner, Erskine Caldwell, Gabriel Garcia-Marquez et Louis-Ferdinand Céline. Et oui, André Major, j’ai aussi fréquenté Thomas Mann, il y a bien des années, avec Herman Hesse et Malaparte, tout comme Gômez-Arcos. Il fut une époque où je ne jurais que par Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov. 

Nous avons souvent emprunté les mêmes sentiers. C’est pourquoi je me permets de croire que tu es un ami, un proche. Nous ne nous ferons aucun geste pour changer cela, étant tous les deux un peu sauvages et capables de nous accommoder de la solitude pendant de longues périodes.

«Entre chien et loup» m’a encore une fois procuré de beaux moments de vie. Depuis que j’ai terminé ma lecture, je garde le livre sur mon bureau, l’effleurant du bout des doigts pour me rassurer et ne pas oublier. C’est certainement pourquoi je rédige des chroniques, pour répondre aux mots par les mots. Et je l’ouvre au hasard pour cueillir une phrase qui va m’aider à traverser la journée.

 

«Telle une vieille grange, je grisonne, mais je reste debout — pour combien de temps, ça reste à voir.» (p.213)

 

Le carnettiste m’a accordé le privilège, une fois de plus, de l’accompagner et de jeter un regard sur ma propre aventure, de constater l’importance qu’a pour nous la phrase juste qui va comme une musique qui touche l’âme. Quelle chance de pénétrer dans l’univers intellectuel d’un écrivain, d’un lecteur qui cherche du sens à la vie! André Major parvient surtout à créer de la beauté dans son quotidien et à trouver des éclaircies dans la morosité de l’époque. 

 

MAJOR ANDRÉ : «Entre chien et loup», Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages, 27,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/entre-chien-loup-4094.html 

lundi 5 mai 2025

LA TERRIBLE AVENTURE DE DEVENIR SOI

CAROLINE LOUISSEIZE a connu un parcours particulier qu’elle raconte dans La pire affaire, un récit qui oscille entre le poème qui amorce chacune des cinq parties du recueil et la prose qui s’impose tout naturellement. Une narration qui laisse les bras ballants, ne sachant trop comment décrire cette enfance de solitude et de mutisme, cette prise de parole pour se dire grâce à l’écriture et peut-être, aussi, par la musique. Un chemin marqué par le silence et la terrible certitude d’être seule au monde. Et, comme d’habitude, après un premier survol, j’ai recommencé ma lecture. Je le fais toujours avec les poèmes et les proses poétiques. Une première reconnaissance pour connaître la direction que l’écrivaine emprunte et surtout par me familiariser avec la cartographie du texte et, dans un deuxième temps, m’attarder et méditer sur les mots qui s’imposent de tout leur poids. Parfois, souvent, je me risque dans une troisième traversée pour ressentir le récit dans toutes les fibres de mon être. C’est alors l’adhésion et la plongée dans un univers qui vous surprend et vous déroute.

 

Le titre m’a intrigué. L’expression est utilisée pour marquer une situation un peu étrange et cocasse. Une formule qui permet au conteur de glisser dans une aventure qui fait sourire. Rien de tout ça avec Caroline Louisseize. J’ai dû patienter avant de me buter à la locution dans son récit. J’ai compris alors pourquoi elle avait choisi ce titre que le lecteur doit prendre au pied de la lettre.

 

«Je me déterre sous les falloir faire comme il faut, les falloir être irréprochable, falloir se révolter — pour les bonnes raisons —, falloir refuser — les bonnes choses —, falloir fuir le conformisme, savoir écrire. Falloir être soi-même : la pire affaire. Je relève tous les falloir, à rebours, une pelure à la fois, infimes épluchures de l’envie.» (p.77)

 

«Falloir être soi-même : la pire affaire.» Je me suis attardé à ces quelques mots qui disent tout de l’entreprise de l’écrivaine. «Falloir être soi-même», l’aventure la plus difficile, celle qui exige tout de son être, surtout lorsqu’on se risque sur la route de l’écriture. 

Refoulée dans la marginalité dès l’enfance, exclue et victime de moqueries et d’agressions, elle a réussi à faire son chemin quand elle s’est avancée dans l’écriture pour se donner un visage et un corps. Comme si elle avait dû rassembler tous les aspects de son être qui s’étaient éparpillés autour d’elle. Un puzzle de douleur, d’hésitations et de craintes, de désespoir certainement.

 

CHEMINEMENT

 

Caroline Louisseize a grandi dans une famille chaleureuse et accueillante, mais la fillette ne parvient pas à se faire des amis. Elle est victime de harcèlement à l’école et devient l’objet de toutes les moqueries. Elle vit les récréations et les heures du midi comme un cauchemar. Elle trouve répit dans les cours, craignant plus que tout le son de la cloche et les fauves qui se précipitent tête baissée dans les escaliers. Toujours être le sujet de railleries, celle que l’on pointe partout, la maladroite dans les activités sportives où elle traîne de la patte. Celle que l’on ridiculise par habitude et par réflexe. Et il y a ce nom de famille qui n’arrange rien, ce nom qui est comme une tache sur le front.

 

«Il y a un ancêtre dans mon nom de famille. Louis1, louis2, louis20, à l’école j’ai tous les noms sauf les noms d’arbres de fleurs mélissa rose marguerite véronique, iris. Je veux jouer avec lachance laforêt lamontagne lapierre. Moi je suis rare! très noble : dites plutôt mémoire honteuse, la petite louisse louisseize, ancêtre charabia — mort la tête coupée, le savais-tu?» (p.19)

 

Un patronyme difficile à porter, sujet de toutes les railleries certainement. Pour résister, pour être, je dirais, Caroline Louisseize devient l’élève parfaite et le modèle. Elle sera la «bollée» de la classe et pourra exister dans le regard des enseignants. Une autre façon de s’isoler, elle le comprendra plus tard. Que faire pour être ordinaire, avoir des amies, se sentir bien dans un groupe et s’amuser?

Il y a cette prière qui m’a bouleversé où l’adolescente cherche désespérément à échapper à sa condition en évoquant Dieu et son oncle Martin, mort très jeune, pour qu’un miracle se produise.

 

«Mon dieu, mononcle martin s’il vous plaît, je vous le demande, avec le plus d’yeux fermés que possible. En attendant, dans ma cachette face au grillage, je m’exerce à rire. Et dans le rire je demande : la lumière, la légèreté dans la beauté fauve de l’enfance.» (p.21)

 

La fillette sans joie, sans amies, sans rien qui lui fait ressentir qu’elle a sa place à l’école et dans la vie, demeure prisonnière de la plus incroyable des solitudes. Un état insupportable qui pourrait mener aux gestes suicidaires pour échapper à cette existence qui la broie.

 

GERMAINE

 

Heureusement, il y a des refuges, des éclaircies dans sa vie, des lieux où elle peut être ce qu’elle est. Avec Germaine, je me suis retrouvé dans mon village de La Doré. Caroline Louisseize y a des racines. Germaine, une toute petite femme dont je me souviens très bien, vivait dans une maison blanche tout près de l’église. Il me semble qu’elle ne parlait à personne, qu’elle avait enseigné dans un autre temps. Madame Germaine était toujours pressée quand elle s’aventurait sur le trottoir, courant presque. Une dame un peu étrange, souriante et très croyante. Une marginale dans laquelle la jeune Caroline pouvait se reconnaître.

La fillette aimait se rendre chez elle parce qu’elle ne serait jamais jugée dans ce qu’elle était. Elle pouvait dessiner et s’amuser sans le poids des regards accusateurs, sans se sentir à part. Elle n’était plus seule dans sa prison avec cette femme réchappée d’un temps révolu. 

 

«Mon refuge, c’est elle, tête blanche enjouée, à l’autre bout du monde : le pays des bleuets au goût sapiné et des légendes d’ours bruns. C’est une petite mansarde aux lambris peints en blanc, plongée dans le froid de l’hiver. Repliée et marmonnant à sa bible, accotée sur son vieux secrétaire garni de papiers, de prières et de feutrine rouge — le passage secret de dieu —, elle interrompt ses génuflexions pour venir nous ouvrir et déplacer l’odeur très forte de la sueur qui colle à sa petite robe de vieille fille en lainage bleu. Elle demande des faveurs aux fantômes des ancêtres. Elle nous raconte leurs histoires pendant qu’on bricole. Moi c’est en elle que je crois, en son ricanement de chapelet, indestructible, et en sa chaleur, sa force, sa foi.» (p.27)

 

Les études universitaires ne lui réussiront guère. Elle perd ses références, sa place de «bollée». La pensée critique lui fait perdre pied et elle ne trouve plus de balises, de formules à mémoriser et qui lui permettaient d’avoir les plus hautes notes. Elle s’abandonne à la musique qui la porte, la transperce et la pousse dans une autre dimension où elle peut tout être. Les harmonies, ces mélodies qu’elle n’a pas su partager avec ses camarades s’emparent de son corps et lui font avancer vers celle qu’elle doit rencontrer : elle-même. Pas une petite affaire, on le devine. 

 

«Parmi toutes les choses que je peux faire, je garde écrire. Ailleurs, c’est des scènes possiblement apprises et répétées : très bien, caroline, éblouissant. Vivre dans l’écriture veut dire dire, prendre le rôle de parler, parler pour soi. Au risque de laisser des trances indélébiles, de déranger. Veux dire tu creuses et tu grattes, tu picosses et tu creuses toujours, mais toujours ouverte, béante et offerte à ce que tu pourrais trouver, tu te désarmes. Tu enquêtes sur le sens jusqu’aux pourtours du langage, et dans le langage c’est toi qui apparais.» (p.92)

 

Le chemin pour être soi est long et périlleux, les écrivains en témoignent dans leurs œuvres. Le parcours demande toute une vie, j’en sais quelque chose. S’installer en soi exige du courage et une volonté hors du commun. Il en aura fallu des désillusions et des ravalements pour que Caroline Louisseize respire et se trouve en équilibre sur un bout de phrase en ayant l’impression de dériver sur un morceau de glace au plus fort de la crue du printemps. 

Un récit qui m’a touché profondément et qui va me hanter longtemps. C’est l’humain, la vie dans toute sa fragilité, ses embûches, ses désespoirs et ses grandes et petites réussites, ses joies intimes qui font tendre les bras dans une éclaircie au milieu des orages. Et elle y arrive, la valeureuse Caroline, à être toute dans sa tête, encore bien vulnérable, mais là avec les yeux ouverts et l’assurance qu’elle est quelqu’une et qu’elle appartient maintenant au monde des écrivains et des écrivaines. Un récit incroyable de sensibilité et de mal être. 

On ne peut terminer La pire affaire qu’avec les larmes aux yeux avec l’envie de prendre Caroline Louisseize dans ses bras pour lui murmurer à l’oreille qu’elle n’est pas toute seule au pays des mots, qu’elle ne le sera plus jamais. Pour lui dire aussi dans une prière mille fois répétée qu’elle a sa place et qu’elle nous fait du bien avec son courage et cette lente et douloureuse résurrection.

 

LOUISSEIZE CAROLINE : La pire affaire, Éditions du Noroît, Montréal, 108 pages, 22,95 $.

https://lenoroit.com/produit/la-pire-affaire/