jeudi 1 mai 2025

MARTINE DESJARDINS ENVOÛTE ENCORE

MARTINE DESJARDINS ne cesse de me surprendre avec des romans qui échappent à tout ce que l’on connaît, et cela depuis Le cercle de Clara paru en 1997. Une écrivaine qui sait se glisser dans les failles de l’histoire et des rites pour nous pousser dans des univers où des forces telluriques changent tout et remettent en question certaines croyances. Je pense à Maleficium et Méduse où elle se laisse porter par les sens et se faufile derrière les apparences pour réveiller des pulsions inquiétantes. Une fois de plus, avec Le temps des sucres, madame Desjardins s’aventure dans un monde fermé et sauvage pour ébranler des certitudes et certains comportements. 

 

Guillaume est secoué par l’appel de son grand-père Virgil, qui lui apprend le décès de son père Sylvien dans des circonstances troubles. Le vieil homme le convoque à Saint-Calixa. Un ordre plutôt qu’une invitation aux funérailles. Virgil a l’habitude d’être obéi au doigt et à l’œil. 

Tout un monde ressurgit alors.

Sa mère a fui les Lacerte après sa naissance pour se réfugier à Montréal et couper les ponts avec cette famille qui vit en autarcie et ne maintient aucun contact avec les habitants des environs, exploitant une érablière qui produit un nectar unique qui hante ceux et celles qui ont la chance de s’en procurer. Un clan replié sur lui et qui obéit à des croyances et à des rituels étranges. 

Guillaume décide de retourner dans son village d’origine même s’il ne garde aucun lien avec son grand-père et ses cousins. Une possibilité peut-être de renouer avec des gens dont il ignore tout. Après tout, c’est son récit qu’il peut découvrir.

 

«La voix serait venue de l’au-delà que Guillaume aurait été plus rassuré de l’entendre. Il avait rendu visite une seule fois à son aïeul paternel et cette expérience avait été sans contredit la plus traumatisante de son enfance. Cet homme, qui ne trouvait rien de plus hilarant que de terroriser une enfant de cinq ans, lui avait raconté une histoire de son cru : celle d’un garçon perdu en forêt, qui tombe entre les branches d’un arbre ayant un goût pour la chair fraîche, et qui est entraîné sous terre où les racines le dévorent par petites bouchées. Quand Guillaume avait réagi en poussant des hurlements, Virgil avait voulu l’endurcir en l’enfermant dans la cave, où se trouvait son atelier de taxidermie.» (p.17)

 

Guillaume, le dernier des Lacerte, a fait des études à l’université, tient une librairie où il accueille des clients curieux et lettrés. Il côtoie une modeste bourgeoisie intellectuelle qui aime assister à des concerts, dîner au restaurant et déguster de bons vins en discutant des nouveautés littéraires et des créations théâtrales.

Tout le contraire de la famille de Virgil qui obéit à des diktats qui viennent des ancêtres qui se sont installés sur les lieux il y a plus de cent ans. Personne n’a fréquenté l’école dans ce clan et tous se plient à des rituels qui trouvent leur source dans l’époque où Léonel, le premier des Lacerte, a acquis cette vaste propriété au milieu des années 1800. Un monde qui n’a pas évolué malgré les mutations qui a secoué le Québec avec la Révolution tranquille. Une fratrie de mâles ancrée dans des croyances étranges et des pratiques qui se répètent saison après saison. 

 

LÉGENDES

 

Martine Desjardins nous entraîne dans un monde cruel et sans pitié, au royaume des arbres gigantesques qui peuvent se protéger des entreprises humaines. Un boisé vivant, autonome et capable de faire face à toutes les menaces grâce à un réseau de racines qui les unit et fait sa force. Comme un grand corps qui réagit quand on touche à une partie de la forêt.Guillaume a décidé de revenir dans sa famille après les confidences d’Ingrid, une cliente qui ne le laisse pas indifférent.

 

«Depuis ce temps-là, je cherche du sirop de Saint-Calixa partout, sans succès. Je suis même allée jusqu’au village, il y a quelques années, mais il semble y avoir une omerta entourant la production locale, et personne n’a accepté de me parler. Écoute, le temps des sucres va bientôt commencer… Si jamais tu entends parler de sirop à travers les branches, ne serait-ce que la plus petite information, pourrais-tu m’appeler? Je donnerais vraiment cher pour en savoir davantage.» (p.21)

 

Un élixir capable de faire oublier les tourments de la vie. La boisson du bonheur, peut-être. Et, une fois que quelqu’un a goûté à ce nectar des dieux, il ne demande qu’à renouveler l’expérience. C’est ce que Guillaume a compris avec Ingrid.

 

RENCONTRE

 

La rencontre de Guillaume avec sa famille est une véritable collision. Le voilà dans un monde où la force physique domine. Un univers dur, brutal, sauvage même où il faut s’imposer avec toutes les énergies de son corps et de sa jeunesse. 

Le citadin se retrouve dans l’érablière alors que le printemps se réveille. Rapidement, il est happé par les tâches de Virgil et de ses cousins. Il doit démontrer qu’il est un homme, un vrai et qu’il est capable de suivre les autres.

Deux mondes, deux réalités se confrontent. Celui de la modernité, de la culture et du raffinement face à une nature opulente et un passé qui a su échapper à toutes les mutations. Comme si des habitudes venues du fond des âges se dressaient devant l’époque contemporaine. Guillaume peut faire en sorte que le clan vive comme il l’a toujours fait dans la forêt ou que tout bascule dans l’oubli des légendes et des contes. 

 

RETOUR

 

Le savoir livresque de Guillaume ne sert à rien chez son grand-père. Il doit réagir avec ses bras, recouvrir le cercueil de son père à la pelle ou encore manier la hache, même si ses mains brûlent sous les ampoules. Il doit parler avec son corps, réveiller des instincts en lui, se mesurer à ses cousins qui sont de véritables forces de la nature, des bêtes presque.

Sylvien était alcoolique et accroc à ce fameux sirop. Un homme étrange qui a construit une sorte de château dans l’Érable premier, un rêve d’enfant. Un individu parfaitement anonyme.

 

«Des explications évasives que Virgil fournit tout en s’activant à clouer le couvercle sur le cercueil, Guillaume retient que le géniteur avait vécu hors du système toute sa vie. Sans numéro d’assurance sociale ni carte d’assurance maladie, sans permis de conduire ni compte bancaire, il avait échappé aux griffes du receveur général et du ministre du Revenu. Et puisqu’il n’avait pas d’acte de naissance, pourquoi aurait-il eu besoin d’un certificat de décès?» (p.54)

 

Guillaume se surprend à trouver un certain plaisir dans l’effort physique, comme s’il réveillait des forces qui sommeillaient en lui et qui ne demandent qu’à s’exprimer. Il a l’impression de devenir celui qu’il aurait pu être si sa mère n’avait pas pris la fuite. 

 

«Guillaume ne requiert aucune autre consigne que ce que lui dicte son instinct. Il se découvre une dextérité de prestidigitateur pour le dépouillage tandis qu’il retourne la fourrure comme un gant et, en un tournemain, la décolle de la carcasse fumante jusqu’au museau. Il a conscience de se débarrasser, en même temps, de ses oripeaux urbains et de revenir à l’état cru de ses origines. Il accroche fièrement le couteau de chasse à sa ceinture, sans remarquer que sa mue l’a laissé écorché à vif.» (p.110)

 

RITUEL

 

Le vent chaud du sud dit à tous que c’est maintenant. Il faut recueillir la sève, la faire bouillir selon un savoir ancestral. 

Et il y a un rituel dans le creux de l’érable premier, le géniteur de la forêt qui s’impose dans toute sa majesté et sa magnificence. Dans cette alcôve souterraine, au cœur de l’arbre gigantesque, une sorte d’autel, le corps d’une femme dans une grosse racine que les mâles fécondent. Ils forniquent avec cette mère terre et air pour que la sève coule grâce à leur virilité. C’est peut-être une civilisation atavique qui dépend de cette femme ligotée que l’on viole pour maintenir son pouvoir et ses privilèges. 

 

«Comment trouver les mots pour décrire l’abomination qui se cachait là sous sa forme la plus primitive? Un fétiche païen avait été taillé dans le vif d’une énorme racine. Il représentait un corps féminin dont la tête, sans yeux ni bouche, n’était qu’une ébauche informe. L’idole, entièrement nue, la croupe dressée dans une attitude éhontée, présentait une grappe de mamelles destinées à attiser la concupiscence. Une fente dévorante s’ouvrait entre les boursoufflures écartées qui lui tenaient lieu de cuisses, offrant à la vue ce que la nature a de plus obscène. À côté d’elle, la pécheresse Marie-Madeleine, Jézabel la fornicatrice et la grande prostituée de Babylone auraient passé pour la Sainte Vierge.» (p.127)

 

Virgil est trop vieux et les cousins sont devenus stériles. Seul Guillaume peut régénérer la famille en s’accouplant à cette déesse de la fertilité. 

Le survenant refuse de se plier aux ordres de Virgil et tranche les liens qui retiennent la femme de bois et de racines. Il provoque la fin d’un univers, des Lacerte, des chimères, de cet animiste étrange et fascinant.

Martine Desjardins m’a subjuguée une fois de plus avec Le temps des sucres. Elle crée un monde mythique en s’appuyant sur une activité coutumière où l’on récolte la sève des érables pour en faire un nectar. L’écrivaine donne une âme à la nature qui dicte ses lois et pactise avec les humains qui acquièrent certains privilèges en perpétuant des rituels et des traditions. Heather O’Neill jouait avec cet aspect dans La Capitale des rêves où les arbres sont bienveillants et inquiétants selon les circonstances. 

Madame Desjardins réveille des instincts primaires et troublants. Elle retrouve ces croyances qui affirmaient que la forêt était le monde du chaos, le territoire de l’anarchie et du diable, de l’irrationnel, du mal et des pulsions condamnables.

Si les trappistes, avec leur prière et la mortification, n’ont pu maîtriser cette forêt dans les années 1800, les Lacerte, en s’ensauvageant, sont devenus les protecteurs de l’érablière qui les récompense en leur donnant un sirop inoubliable. 

Un pacte fragile.

Un texte grandiose, étonnant, magique et captivant. Assez pour vous faire perdre pied et vous plonger dans la plus folle des transes et la barbarie qui se tapit en chacun de nous et qui ne demande peut-être qu’à être libérée. 

 

DESJARDINS MARTINE : Le temps des sucres, Éditions Alto, Québec, 152 pages, 22,95 $. 

https://editionsalto.com/livres/le-temps-des-sucres/