mardi 8 octobre 2024

DOMINIQUE FORTIER MONTRE LA DIRECTION

J’AI ESSAYÉ de lire Notre-Dame de tous les peut-être de Dominique Fortier en format PDF. La maison d’édition n’avait plus de livre papier pour moi et m’a envoyé une copie «dématérialisée». J’ai ouvert le fichier et il y avait des mots, des phrases, mais c’est plus fort que moi, j’ai l’impression devant ­­type de dossier d’être repoussé à l’extérieur, de regarder dans une résidence par une fenêtre embrouillée. Bien sûr, je pouvais l’imprimer, mais j’ai la sensation alors de me retrouver avec un manuscrit qui ne sera peut-être pas la dernière mouture, celle qui arrive après toutes les mutations de la mise en livre.  

 

J’ai profité d’un court séjour à Québec pour m’arrêter à la Librairie du quartier pour me procurer le beau petit volume tout blanc, tout simple. Un vrai livre dans toutes ses dimensions que l’on peut palper, retourner, ouvrir, refermer, humer et souligner ici et là. Pas un ouvrage quelconque, mais mon recueil que j’ai lu dans le jardin derrière la maison Cornelius-Krieghoff au bout de la rue Cartier. Oui, Dominique Fortier m’a fait oublier les bruits de la ville, les autos, les accords de blues un peu plus loin. C’était jour de festival et pourtant je ne suis jamais insensible à cette musique. Le blues occupe toutes mes soirées du vendredi depuis fort longtemps. 

Dominique Fortier ne le précise pas, mais j’ai l’impression qu’elle a rédigé ces pages en travaillant La part de l’océan. Une sorte de carnet d’accompagnement, de réflexions où elle tente de comprendre la direction que va prendre son histoire ou encore ce qu’elle va faire d’un personnage un peu récalcitrant. Ce que l’on écrit pour se garder en écriture, pour se stimuler et se donner de l’élan comme un coureur qui «réveille son corps» avant le marathon. 

Tout d’abord, madame Fortier s’attarde à Philippe Petit, funambule, qui a tendu un fil entre les tours du World Trade Center de New York en 1974. L’homme a franchi les 61 mètres qui séparent les deux édifices, à 400 mètres du sol, sans filet. Une fois, deux fois, trois fois, aller et retour. 

On ne s’y trompe pas. 

Dominique Fortier s’identifie au téméraire qui s’aventure dans des hauteurs vertigineuses quand elle s’avance sur la ligne d’une page. Cette ligne qui vibre selon les caprices du vent et peut-être aussi de l’action. Parce que l’écrivain abandonne son confort et ses habitudes pour se risquer au-dessus du gouffre en entrant en écriture. Il s’élance en mettant le pied sur un mot et un autre, glisse, trépigne presque là où la vie et la mort dansent, bouche contre bouche. Oui, le véritable écrivain joue sa peau en se lançant dans un monde fait de son souffle, de ses idées, de son cœur qui bat au rythme des phrases. Il risque la folie, celle de Melville quand il écrivait Moby Dick et qu’il avait l’impression d’être devenu aveugle. 

L’écrivain se livre à son imaginaire, court sur un fil et peut basculer à chaque pas, perdre l’équilibre dans sa confrontation avec le réel et l’inventé, le vrai et le mensonge. Une fois le câble tendu, Dominique Fortier peut amorcer la traversée de sa fiction. 

Écrire est bien plus que déposer des mots sur une page en suivant une ligne horizontale, en les épinglant les uns à la suite des autres comme on le ferait des vêtements sur une corde à linge. C’est s’offrir de nouveaux yeux, se risquer dans une dimension où tout peut arriver, c’est tenter peut-être de percer le secret de l’univers qui nous cerne et nous garde sur un pied.

 

«Ciel océan.

   Réunis par un fil. L’écriture.» (p.14)

 

Ciel et mer qui se reflètent et s’inventent, à l’image du corps physique de l’humain et de sa pensée certainement. Les deux faces du cosmos que l’on peut explorer avec les mots qui muent en phrases. Réflexions, méditations sur la poussée de l’écriture et ce besoin de dire le monde pour qu’il s’enracine dans un paragraphe ou un chapitre. «Tout ce qui est nommé existe», répétait l’écrivain Alain Gagnon. 

 

«Voici comment on entend habituellement le pacte à la base de tout roman, de toute poésie, de tout ouvrage qui ne prétend pas dire «vrai» : Un écrivain annonce à son lecteur, dès les premiers mots : «Je m’apprête à te mentir. Je te raconterai une histoire fausse en faisant semblant qu’elle est véridique. Et tu feras semblant de me croire.» (p.19)

 

ILLUMINATION

 

Les mots vibrent partout tel un essaim d’abeilles. C’est lumineux dans ma tête. Je sais tout à coup ce que je dois faire avec mon roman que je n’arrive pas à mener dans «ses grosseurs». C’est clair comme la note de guitare qui se prolonge au bout de la rue. Je dois me baigner dans le ciel et la mer pour que Les écartés devienne le livre qui s’ajuste à mon élan. 

Une phrase, un paragraphe plutôt de Dominique Fortier donne une nouvelle dimension à ce projet. C’est tellement limpide maintenant. Je vois ce qui cloche, ce qui empêche le texte de glisser sur le fil de fer tendu entre deux nuages. Dominique Fortier ouvre grand une porte devant et je m’y engouffre avec une joie insoutenable.

La lecture peut faire ça. 

Certains livres sont des fenêtres qui avalent le matin lumineux. Il ne faut surtout pas craindre ces petites illuminations pour écrire. Un souffle m’emporte et me fait respirer à la largeur de l’horizon qui porte toutes les couches de mon imaginaire. Mon histoire va courir sur cette ligne qui soude l’océan et le ciel, se tenir debout sur une déferlante. Tout ce que je ressentais, tout ce que je cherchais depuis des mois en m’enfonçant dans un épais brouillard, devient lumineux dans ma tête.

 

«Les livres dorment en nous jusqu’à ce qu’un charme les réveille.» (p.26)

 

Me voilà fébrile avec Notre-Dame de tous les peut-être dans les mains. Ce tout petit livre qui vient d’abattre un mur. Je peux me risquer sur la ligne maintenant, tout en haut de la page, m’avancer en tendant les bras, devenir funambule. 

Les phrases déboulent. 

Toutes ces couches de mots que je n’ai cessé de coller dans des paragraphes sans jamais être satisfait. Écrire, c’est peut-être courir derrière un verbe sans jamais arriver à mettre la main dessus. On peut l’approcher, l’effleurer, mais il est vif, ici, là-bas, tout près et si loin.

 

«Les livres donnent la part fragile et tremblante,

   la flamme qui vacille.» (p.70)

 

RELECTURE

 

Une fois de retour à Wilson, j’ai relu Notre-Dame de tous les peut-être pour voir si mon excès de lucidité ne disparaîtrait pas comme il est venu. Pour savoir si la magie opérait toujours, si l’épiphanie était encore là. 

Et ce fut la joie, l’espace devant avec les mots qui s’agitaient dans les feuilles des bouleaux. Il me restait à reprendre mon roman, à empoigner l’incipit et à avancer tout doucement, sans jamais perdre l’équilibre et, après mille et mille pas, toucher la fin.

Tôt le lendemain, dans le Pavillon encore aux prises avec la nuit, même si le jour avait les doigts sur le haut de la dune, avec la renarde qui vient toujours me saluer, avant de repartir, aspirée par je ne sais quel parfum qui lui fait fermer les yeux. J’ai avalé une gorgée de café, hésitant un peu parce que mon histoire ne serait plus la même. Ce fameux incipit qui donne des vertiges à tous les romanciers. J’ai posé la main sur le recueil de Dominique Fortier et l’ai ouvert au hasard.

 

«Les livres sont toujours écrits

   à l’ombre de la nuit

   par ce qui reste de lumière.» (p.62)

 

Et aussi cette autre phrase qui est venue mettre fin à l’aventure de madame Fortier.

 

«Quand tu auras tourné la page, j’aurai cessé

   d’exister.

 

   Il n’y de réel que l’incendie.» (p.88)

 

 Et j’ai lancé les mots qui s’agitaient dans ma tête depuis des heures, m’empêchant de dormir, en retenant mon souffle comme si je plaçais des pierres dans un muret et que toutes s’ajustaient parfaitement l’une à l’autre. C’était parti, j’étais sur le fil de fer, à 10000 mètres du sol, avec l’assurance que rien ne pouvait me faire culbuter. 

 

«Je vais encore mentir comme je mens depuis mon premier mot en écriture. Je mens pour cerner la vérité et toucher le réel. Toute vie est un conte et une fiction que nous remodelons sans cesse. C’est en mentant que j’invente ma vie et que je saisis mon passé à bras-le-corps.» 

 

Je sais, je vais tourner, hésiter, je le fais tout le temps. Je dépose Notre-Dame de tous les peut-être à gauche de mon clavier. 

Le recueil va m’accompagner désormais. 

C’est connu, les lecteurs ne découvrent jamais le même livre, surtout pas celui que l’auteur pense avoir rédigé. Chacun y puise selon sa soif et y trouve parfois, ce qu’il cherche depuis des années. Chaque lecteur fait du livre d’un écrivain sa propre histoire. Je vais mentir et me déguiser en liseur glouton pour mieux vous mystifier et me tromper peut-être.

 

FORTIER DOMINIQUE : Notre-Dame de tous les peut-être, Éditions du passage, Montréal, 92 pages.

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