vendredi 24 mai 2024

STÉFANI MEUNIER RECHERCHE SON PÈRE

QUI SOMMES-NOUSC’est la question que je me suis posée en refermant Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier. L’écrivaine vit la mort de son père, un moment pénible et intense. Des images reviennent, des instants s’imposent et elle a l’impression d’avoir raté des occasions. Madame Meunier aimait beaucoup son paternel, un Français qui a choisi de venir au Québec et de muter alors qu’il était tout jeune. Une traversée de l’Atlantique en bateau, c’était moins dispendieux que prendre l’avion, et une fois à Montréal, avec 80 dollars en poche, il a amorcé la grande aventure américaine. Tous les métiers d’abord pour survivre, une rencontre, un amour et elle, sa fille. Un parcours unique comme celui de tous les migrants qui décident de changer de pays, de continent pour toutes les raisons que nous connaissons.

 

Un deuil se vit bien ou mal, cela dépend des liens qui nous unissent au disparu. Après la peine, les adieux, il faut revenir au quotidien, régler la succession, s’occuper des objets que les gens laissent derrière eux et qui n’ont guère d’importance pour les héritiers. Comme si les survivants avaient l’obligation d’éliminer à peu près toutes les traces de ceux qui ont fait leur chemin avant eux. 

Stéfani Meunier trouve une photo de son père qui l’intrigue. Il y est tout jeune et venait à peine de s’installer à Montréal, dans son nouveau pays. Il travaillait chez Berlitz alors comme professeur de français. Son premier emploi. Il se retrouve en compagnie d’hommes et de femmes que l’écrivaine ne connaît pas. Qui sont-ils? Quel rôle ont-ils joué dans la vie de son père? Sa mère ne sait plus très bien, la mémoire étant ce qu’elle est avec l’âge.

 

«Puis, une photo en noir et blanc. Mon père avec cinq personnes que je ne connais pas. Mon père y est très jeune. Il porte un complet. Ils sont tous très chics, robe noire pour les deux femmes sur la photo et complet pour les hommes. C’est ce sourire, c’est sur cette photo que mon père a le même sourire que l’homme du spectacle. Pas une ressemblance physique, pas vraiment. De la bonté, de la douceur, un sourire sur les lèvres et dans les yeux, un sourire d’ailleurs. 

Il fallait que je sache qui étaient les autres, ces gens qui étaient passés dans la vie de mon père et que je ne connaissais pas.» (p.17)

 

Avec le temps, les photos de famille perdent leur importance et leur signification. Surtout, quand il n’y a plus personne pour identifier les individus qui s’y trouvent. Lorsqu’il m’arrive de me pencher sur les clichés reçus en héritage, je ne reconnais personne. Tout ce passé qui est le mien est devenu celui de ces étrangers qui me regardent et m’en veulent peut-être. 

Qui était son père se demande Stéfani Meunier. Qui sont les gens qu’il a fréquentés et qui elle est, elle, l’auteure et mère de deux enfants? Qu’a-t-elle de cet homme qui jonglait avec les mots et écrivait de la poésie par pur plaisir? Quelle part de son père se retrouve en elle et qu’a-t-elle légué à ses enfants?

 

«Mes enfants sont tristes. Mes enfants ne le savent pas, mais ils sont tristes. Cette colère qu’ils ont tous les deux, bien ancrée dans leur code génétique, cette colère qui vient de leur père. Cette insécurité et ce manque de confiance qu’ils ont, bien ancrés dans leur code génétique, cette insécurité et ce manque de confiance qui viennent de moi. Mes enfants qui ne supportent pas la solitude, comme si la solitude était la preuve d’un rejet, mes enfants qui ne peuvent jamais s’arrêter, même en dormant.» (p.70)

 

Ces femmes et ces hommes possèdent des instants et des souvenirs qui sont également ceux de son père. Notre passé fait partie de la vie de ceux que nous avons croisés, aimés et qui se sont éloignés, on ne sait pourquoi. Malgré tous les méandres de l’existence, nous sommes aussi l’histoire des autres. 

 

ENQUÊTE

 


L’écrivaine entreprend des recherches, une sorte de filature pour retrouver ces femmes et ces hommes. Un couple : Jocelyne et Robert, de bons amis, des proches de ses parents.

 

«— Robert et Joyce? Ils se sont connus par correspondance. Tu imagines? Il était français, elle était belge. Ou suisse? Je ne sais plus trop. Ils ont émigré tous les deux ici, pour être ensemble sans jamais s’être vus avant.» (p.19)

 

Un échange épistolaire qui lance tout, un rêve pour les deux et une vie d’amoureux à Montréal. Une fin tragique, un accident d’avion. Jocelyne était enceinte. Une peine terrible qui s’est quasi effacée dans la mémoire de la mère de l’écrivaine. Que reste-t-il au bout de son parcours, qu’est-ce qui marque encore l’esprit? Nous avons là le cœur d’Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier.

Et cet autre migrant sur la photo : Jean Moretti. L’auteure ira le surprendre en Abitibi, sous le coup d’une impulsion. Il est toujours vivant. L’homme se raconte volontiers. Il aimait la fête, peut-être un peu trop. Alcoolique, il s’en est sorti avant de s’engager dans les mines. Un accident, une explosion et le voilà aveugle depuis, enfermé dans un petit appartement où il survit dans sa tête et ses souvenirs.

 

«J’avais besoin d’apprendre à créer des liens, avant d’y travailler. Et j’ai appris. Tout seul, mademoiselle, on n’est rien. C’est vrai dans la vie en général, ça l’est encore plus dans une mine. Même les gens avec qui on ne s’entendrait pas, dans la vie normale, ben sous terre, il ne faut pas nécessairement les aimer, mais ils sont liés à vous, et vous êtes lié à eux. Il ne faut nuire à personne. Pour survivre.» (p.50)

 

Il y a aussi Diane Wilcox, une artiste, une peintre toujours active et bien vivante qui deviendra l’amie de l’écrivaine et qui aidera beaucoup sa fille Emma. Une femme inventive, généreuse et qui tente de refaire le monde et la réalité. 

Et surtout le dernier homme, Yves Lessard. Un survivant, on peut dire. Plus là du tout. Avalé par son cerveau, égaré dans sa mémoire. Le naufrage total. Le fils Félix doit voir à tout. Une rencontre marquante, le début d’une histoire d’amour et des liens qui se tissent et se nouent au-delà des vies et des individus. Comme si nous étions tous réunis par des rhizomes qui nous attachent les uns aux autres malgré les distances et les époques.

 

LA VIE

 

C’est la vie que l’on cherche à cerner par la magie des mots et des images, des souvenirs et des histoires personnelles, des hantises qu’on lègue d’une génération à une autre. 

L’écrivaine tente de trouver qui elle est en se tournant vers ses parents et leurs amis, en se penchant sur ses enfants, retrouvant des traits de caractère et physiques qu’elle a reçus de ses géniteurs et qu’elle a transmis à sa progéniture. Pas uniquement ces liens directs, mais aussi un héritage social, je dirais, la part des proches qui marquent toute vie. Des gens qui font un bout de chemin avec vous et qui disparaissent dans d’autres lieux et de nouveaux mondes pour toutes les bonnes et mauvaises raisons que nous connaissons. Peu importe, tous m’ont touché et transformé. Tous m’ont donné des instants et leur attention et j’en ai fait tout autant, certainement. Je suis aussi ce que mes proches ont fait de moi.

Stéfani Meunier fascine dans ce roman en reconstituant la toile des amis de ses parents et en retrouvant des récits qui se recroquevillent et se recoupent. Notre existence prend racine dans un itinéraire plus ou moins lointain et nous la faisons glisser dans le présent et le futur. Les enfants deviennent les porteurs de cet héritage et des passeurs à leur tour. Comme quoi nous sommes faits des histoires de nos géniteurs et de nos ancêtres.

 

«Quand je pense à ces gens que je ne connaissais pas et qui maintenant font partie de moi et qui ont fait de ma vie une nouvelle vie, une vie différente, je me dis que mon père a laissé des liens invisibles entre tous ceux qui l’ont connu, des liens invisibles qui ont su me trouver, comme une œuvre cachée, un hidden track, comme il y en avait sur les disques et les CD, à une autre époque.» (p.131)

 

Peut-être que nous demeurerons des errants si nous ne prenons pas la peine de connaître notre propre récit et celui de nos proches. Un débat actuel et nécessaire qui se concrétise autour du musée de l’histoire nationale du Québec. Une part de notre identité, bien sûr, où tous ont leur place. Tous ceux que l’on croise dans l’aventure de la vie, qu’on le veuille ou non, marquent et modèlent les êtres que nous sommes. 

 

MEUNIER STÉFANI : Une carte postale de l’océan, Éditions Leméac, Montréal, 136 pages.

https://www.lemeac.com/livres/une-carte-postale-de-locean/

 

 

mercredi 22 mai 2024

LA BELLE AVENTURE DE JÉRÉMIE McEWEN

J’ÉCOUTAIS Jérémie McEwen à l’émission C’est fou de Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau à Radio-Canada. Il y commentait le sujet de la semaine pendant cette heure de réflexions avec verve et enthousiasme. Le philosophe et enseignant parvenait souvent à connecter certains propos de Platon ou de Socrate avec notre époque qui donne si peu la parole à ceux qui prennent une certaine distance avec l’actualité. Autrement dit ceux qui sont capables d’établir des parallèles et de s’élever au-dessus de la mêlée et des redondances, ceux surtout qui oublient l’humour qui gangrène à peu près toutes les émissions de la radio et de la télévision. Jérémie McEwen a eu la bonne idée de regrouper une quarantaine de ses écrits qui lui permettait de faire le point avant sa présence à la radio dans La joie de pensermes années Serge Bouchard. Le tout intercalé de passages où il se confie et rend un hommage particulier au grand communicateur qu’aura été Serge Bouchard. 

 

Bien sûr, Jérémie McEwen rédigeait des textes avant d’intervenir à C’est fou, une émission que j’ai suivie avec attention et passion. Et quand il se retrouvait en ondes, il oubliait ses feuilles pour parler et discuter avec ses comparses. Une démarche nécessaire, parce qu’après tout la radio est le média de la parole vive et peut-être aussi un peu rebelle, nerveuse qui laisse une certaine place à l’improvisation. Ça donnait des moments captivants et enflammés, une présence chaleureuse et toujours intéressante. 

Et maintenant ces textes, des chroniques je dirais, on peut les lire avec bonheur. C’est l’essentiel de cette publication où le communicateur élabore ses idées et nous parle de ses enthousiasmes. Mais je crois que La joie de penser est surtout un livre qui permet de voir comment l’amitié entre deux hommes s’est développée pendant les sept années de cette collaboration avec Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard à la radio de Radio-Canada. Assez de temps pour s’apprivoiser et s’enrichir mutuellement les uns aux autres. Quelle chance a eue Jérémie McEwen de pouvoir, pendant quelques minutes, s’aventurer hors des sentiers battus. 

 

«Et c’est aussi qu’à mon sens l’écriture est source de parole, et non l’inverse. Ces textes recueillis représentent donc quelque chose comme les sources de ma prise de parole publique à la radio, aux côtés d’un des plus grands intellectuels médiatiques de mon temps, Bouchard, mise en branle par son acolyte, coanimateur et réalisateur, Pleau.» (p.9)

 

Oui, je m’ennuie des interventions de Jérémie McEwen, de ses propos qui savaient si bien faire des liens entre l’ici, le maintenant et l’histoire de la pensée, la quête de l’être dans un monde obsédé par l’argent, les objets et l’avoir. 

 

COMME À LA RADIO

 

Le recueil reprend des thèmes que les émissions permettaient d’explorer. C’est pourquoi ces textes vont un peu dans toutes les directions, s’adaptant au sujet de la semaine. C’est le propre de la parole et du questionnement sur des habitudes, des concepts, des manières de voir et de faire qui nous suivent et viennent souvent de nos parents même si on prétend avoir tout inventé sans l’aide de personne.

McEwen s’est attardé tout autant aux extraterrestres qu’aux camions que chérissait Serge Bouchard, à la violence, à la colère, l’amour, la forêt et le soleil si nécessaire à tout ce qui nous émerveille. Tout ce qui peut nous surprendre et susciter une réflexion dans la terrible aventure d’être une conscience et de jongler avec les mots, de prendre la peine de s’arrêter pour se demander ce qu’est vivre et pourquoi toute cette beauté autour de nous. Pourquoi aussi les humains sont si souvent aveugles et capables des pires folies?

Je me souviens de moments qui m’ont touché et qui rejoignaient les pensées qui me secouent inévitablement pendant mes lectures. Je l’ai déjà écrit en parlant des livres de Serge Bouchard, certains propos me nourrissent et me font mieux respirer dans la grande traversée du jour. Et encore maintenant, pendant Réfléchir à voix haute, mon heure de méditation et de réflexions. Récemment, j’ai eu la chance de retrouver mon ami Jean Désy qui nous surprend par ses dires et ses expériences. Et je reste un admirateur indéfectible de Micheline Lanctôt.

J’ai surtout pu constater, en me faufilant dans La joie de penser, qu’une solide complicité s’est développée entre l’anthropologue Serge Bouchard et le philosophe qu’est Jérémie McEwen.

 

«J’entends sa voix en moi, je l’entends soupirer à chaque respire, et je sais qu’il me manquera toujours, que je porterai cette absence à jamais. Notre relation se poursuit, c’est bien ce qu’il y a de plus paradoxal, et je pourrais remplir sans fin des carnets de deuil comme l’a fait Barthes en sachant que mon chagrin est un état continu, et non une tension qui attend musicalement sa résolution. Je l’aimais, je l’aime.» (p.97)

 

Que de moments intenses et précieux, quelle belle complicité et, parfois, pas souvent, des confrontations comme il se doit. Parce que vivre, c’est aussi contredire et ne pas toujours chercher à avoir le pas de l’autre. Si Bouchard savait secouer les mots du poète devant une forêt d’épinettes, McEwen demeurait un authentique citadin qui respire mieux avec le béton sous ses pieds. Pour être honnête, il avoue s’ennuyer au bord d’un lac, dans un chalet situé au cœur d’un petit boisé bien apprivoisé. Des points de vue différents, des discussions animées et surtout, un respect admirable entre les deux. 

 

«Quand je lui parlais de hip-hop, et que finalement il ouvrait les portes de sa pensée à cette culture qui a priori ne le touchait pas du tout, je savais qu’il se voyait plus jeune, je le sentais respirer sur le terrain, sur la Côte-Nord, et bien qu’il eût par ailleurs mille réserves sur ma vision du monde (mon impatience et mon urbanité enthousiaste par-dessus tout), il comprenait que ma démarche auprès de la culture afro-américaine était parente de la sienne auprès des InnusEt comme lui, de lui, j’ai appris à me tasser, à laisser les peuples s’exprimer d’eux-mêmes, après avoir travaillé à ouvrir un chemin de traverse.» (p.192)

 

Une solide amitié qui se double d’une initiation pour le jeune chroniqueur auprès du sage de la radio qu’était Serge Bouchard. Une complicité qui a marqué le philosophe tout comme elle a changé la manière d’être certainement de Jean-Philippe Pleau qui a côtoyé l’anthropologue et conférencier pendant toutes ces années.

 

RÉFLEXION

 

Des moments d’arrêt dans cette époque folle où le temps ne cesse de nous échapper et où, à la radio, certains chroniqueurs parlent à une cadence qui donne le vertige. Tellement qu’après leurs interminables tirades, je me demande quel était le sujet de leur intervention. Et peut-être qu’ils sont rémunérés au mot, que je me dis. Il faut papoter vite et fort, dégainer, mitrailler pour avoir un cachet certain.

Les courts textes de Jérémie McEwen permettent de respirer mieux, comme quand dans une longue randonnée en forêt, on trouve une roche près d’un ruisseau où l’on peut s’asseoir pour faire le point devant tant de beauté et de vie. Chacun de ces textes confronte sa façon de voir, de penser et d’agir face à la catastrophe annoncée qui pèse sur notre planète et se manifeste par des bouleversements qui sèment la peur et la mort. Cette planète que nous avons tant malmenée dans notre quête folle de richesses, courant les yeux fermés sans prendre la peine de regarder les ravages que nous laissions derrière nous.

Quelle belle manière de secouer nos travers, nos pulsions et nos obsessions que celle de Jérémie McEwen! Oui, il y a du plaisir et un bonheur certain à réfléchir et à retourner des propos comme on le fait avec les pierres du chemin pour surprendre la vie qui s’y cache. On peut faire ça à la radio dans de rares émissions qui donnent toute la place à la pensée et à la réflexion. 

C’est une chance de revenir sur ces moments en parcourant les textes de Jérémie McEwen qui nous entraîne dans la folle aventure de chercher à comprendre les phénomènes qui nous entourent, tout en nous racontant ses liens avec Serge Bouchard, son maître, celui qui lui a ouvert les portes de la radio et de la parole que l’on entend. Si Jérémie McEwen éprouve de la joie à penser, j’ai eu beaucoup de plaisir à l’écouter quand il occupait les ondes et à le lire dans ce beau livre vivant et nécessaire. C’est un bonheur ajouté certainement. 

 

JÉRÉMIE McEWEN : La joie de penser, mes années Serge Bouchard, Éditions du Boréal, Montréal, 230 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/joie-penser-4039.html