mercredi 13 novembre 2024

KEV LAMBERT SE TOURNE VERS L’ENFANCE

KEV LAMBERTdans Les sentiers de neige, plonge dans le monde de l’enfance, celui des jeux vidéo qui se mélangent à la réalité dans la tête de Zoey et d’Émie-Anne, deux cousins qui se retrouvent pour les fêtes de fin d’année. Ils sont encore à un âge où le concret et l’imaginaire se bousculent dans la grande maison de Roch, à Sainte-Jeanne-d’Arc au Lac-Saint-Jean, où la famille Lamontagne se réunit pour des libations. Zoey vit un premier Noël sans sa mère. Ses parents viennent de se séparer et il ne sait trop à quoi s’attendre, devinant qu’il y a l’avant et un après. Heureusement, Émie-Anne est là et les deux complices tournent facilement le dos au monde des adultes pour se risquer dans des aventures plutôt dangereuses.

 

Les deux enfants se passionnent pour les jeux vidéo à la mode. J’avoue ne connaître rien à cet univers même si j’y ai jeté un coup d’œil de temps en temps à l’époque où Alexis, mon petit-fils, passait beaucoup de temps devant son écran. C’étaient souvent des jeux de guerre ou encore des courses automobiles. Chaque fois que j’ai essayé ça, je me suis retrouvé dans le décor. Pas doué, je dirais, les mains pleines de pouces. Alexis pouvait se moquer.

Émie-Anne et Zoey sont fascinés par Skyd, un personnage qui a besoin de leur aide, ils en sont convaincus. Ils décident pendant ce séjour où la surveillance des adultes se relâche un peu, dans l’hiver et la neige, de tout faire pour le libérer de ce fameux masque qui colle à sa peau et le fait souffrir horriblement. En plus, la Lune menace de tomber sur la Terre et de provoquer une catastrophe où toute la famille sera engloutie. Ce qui n’est pas sans séduire Émie-Anne. La cousine a des rapports particuliers avec son père et sa mère, se débattant entre le chaud et le froid. La fillette a été adoptée et est convaincue d’avoir un frère en Chine qui est prêt à la protéger dans la terrible aventure qui l’attend. 

Skyd est une entité dans le monde virtuel. Je ne sais si c’est un humain ou un être dématérialisé, une sorte d’esprit dans cet univers où tout peut arriver, mourir plusieurs fois avant de se relever pour continuer comme si de rien n’était. 

Les cousins ont une mission : libérer Skyd et sauver la Terre, même s’ils rêvent de se débarrasser du poids des adultes et de leur autorité pour vivre enfin la plus grande des libertés. 

Émie-Anne est brillante, une première de classe, apprend tout sans faire d’efforts, tandis que Zoey a du mal à se concentrer et à suivre les autres. Il se sent à part, rejeté, un rebut et il n’arrive pas à trouver sa place, à savoir qui il est. Le garçon est plutôt perturbé parce qu’il ne partage pas les jeux de ses compagnons, surtout pas les manigances des frères Gagnon qui régentent tout le groupe. Il aime mieux le monde des filles et leurs livres, refoule ce penchant qui risque de lui causer des problèmes.

 

«Zoey va revoir Émie-Anne pour la première fois depuis que son père a déménagé, il se demande si sa cousine sait que ses parents sont séparés. Zoey préférerait qu’elle ne sache rien, qu’on n’en parle pas, mais c’est improbable. Émie-Anne a des opinions sur tout, elle aime des choses et en déteste d’autres, elle a un an de plus que lui, elle est plus grande, plus avancée, elle vient de Québec où toutes les nouvelles affaires arrivent avant qu’elles se rendent au Saguenay.» (p.73)

 

Émie-Anne prend le contrôle et, comme elle ne recule devant rien, ils peuvent se lancer sur les traces du héros, se glisser dans les fissures de la terre pour le délivrer de ses souffrances, de ce masque et des lanières qui s’enfoncent dans la peau de son crâne. Le temps presse, la fin du monde est là malgré les chants et les rires des parents. 

Tout est possible, il suffit d’échapper à l’attention des adultes et de chercher dans un banc de neige pour découvrir un trou, un tunnel où ils peuvent se faufiler et rejoindre l’univers souterrain des jeux où les entités trouvent refuge, surtout quand ils sont victimes d’une malédiction comme Skyd. 

Émie-Anne et Zoey s’enfoncent dans des cavernes humides, où ils progressent difficilement. Ils traversent des cours d’eau et s’éloignent de la réalité des oncles et des tantes qui fument sans arrêt et vident toutes les bouteilles. 

 

MONDES

 

Et nous voilà à la fois dans la réalité des adultes qui les surveillent malgré tout, les empêchent de devenir des héros qui vont sauver la planète. Émie-Anne est perspicace, audacieuse et trouve toujours le moyen d’échapper à l’attention des parents qui en ont plein les bras avec la Mamie, l’ancêtre qui règne sur le clan comme une reine mère qui exerce son pouvoir dans la cuisine et qui en profite pour faire la leçon à ses belles filles. 

Les deux téméraires enfilent les bottes des héros et se faufilent au milieu des personnages de leurs jeux. Ils affrontent leurs terreurs, leurs craintes et leurs frayeurs. Ils risquent tout pour découvrir des clés qui déverrouillent des portes qui grincent et qui leur permettront de se rapprocher de Skyd. Il faut arracher ce masque et peut-être devenir des modèles, des adultes, s’installer dans son corps et sa tête pour régler les angoisses qui les agitent, surtout du côté de Zoey, qui refoule une sexualité qui le tourmente et le trouble au plus haut point. 

Tout comme Émie-Anne, qui va parvenir à foncer dans sa vie, avec ses parents qu’elle aime parfois, sa mère qu’elle trouve trop présente et pointilleuse. Zoey, qui sent d’étranges tiraillements en lui, ne sachant sur quel pied danser devant les frères Gagnon, de vrais gars qui parlent fort et s’imposent à l’école et dans les jeux. Il y a surtout cette sexualité qui n’est peut-être pas comme elle devrait l’être. Il est certain de ne pas correspondre à ce que son père veut de lui et à ce que sa mère, pleine d’empathie, n’arrive pas à toucher dans ses efforts de dialogues. 

 

«Sexe», «sexe», il l’entend partout, ce mot, il a l’impression étrange que le mot le vise, qu’il parle de lui, le poursuit en faisant référence à quelque chose qu’il voudrait cacher. «Sexe», le mot grouille comme une larve carnivore qui pique directement son cœur. «Sexe», «sexe», Zoey est rongé de l’intérieur par cette syllabe serpentine, le couplet des anges revient avec soulagement. Comment la chanson peut-elle parler de créatures divines, de cieux et de joyeuses campagnes pour répéter furtivement «sexe-sexe-sexe» dans le refrain? Zoey sait très bien à quoi ce mot réfère (même si, devant les adultes, il nie tout). Il y a malgré tout un noyau dur, un cœur inconnaissable, un bouillonnement de honte sous «sexe». «Sexe» l’agresse, «sexe» est plus sec, plus violent qu’une morsure qui infecte la peau.» (p.199)

 

Kev Lambert nous plonge dans un univers trivial quand les adultes peuvent boire et s’amuser à des jeux parfois discutables, surtout avec une tante un peu particulière. Un monde réel, cruel, où l’on ne se ménage guère même si on est des frères et que la famille est peut-être ce qu’il y a de plus important. Cette fratrie tente de s’aimer maladroitement et affronte leurs problèmes d’adulte, tout comme les enfants qui se débattent dans un vécu où le merveilleux peut se déployer.

Véritable suspense quand Zoey et Émie-Anne plongent dans les profondeurs d’une caverne et se glissent au plus creux de leurs fantasmes et de leurs peurs. Ils franchissent des ponts, s’enfoncent dans des trous où ils ont du mal à respirer, trouvent la clef, l’objet magique qui va sauver Zkyd et la planète comme de bien entendu. 

Kev Lambert n’a rien perdu de son imaginaire et de son regard particulier sur la société. Il reste mordant, dur parfois, cruel même ou juste réaliste. L’écrivain nous emporte dans les tourbillons d’un univers qui se moque des frontières et de tous les tabous, le monde fabuleux des enfants que l’on tente de protéger maladivement de nos jours. Comme toujours dans les contes et les histoires d’ogres, ils doivent affronter leurs frayeurs, leurs craintes et les déchirements qui sont déjà présents en eux et qui vont en faire des adultes qu’ils n’aiment pas voir autour d’eux.

Heureusement, il reste les jeux et les livres pour s’évader et triompher de tous les interdits. Un roman fascinant, un peu étrange, où il ne faut pas avoir peur de perdre pied pour suivre les jeunes dans leurs fantasmes, comme le fait Josiane, qui a gardé ce pouvoir de s’émerveiller et de ne pas juger ces moments précieux où l’imaginaire règle les tourments du quotidien.

 

LAMBERT KEV : Les sentiers de neige, Éditions Héliotrope, Montréal, 416 pages.

 https://www.editionsheliotrope.com/livres/les-sentiers-de-neige/

vendredi 8 novembre 2024

COMMENT SAUVER NOTRE BELLE PLANÈTE

NOUS LE SAVONSla planète va mal. Nous n’avons qu’à lire les journaux ou encore à écouter les informations pour en prendre conscience. Ouragans, inondations, sécheresses, feux de forêt partout, vents fous qui ravagent la Floride et les états de l’Est américain, pluies diluviennes en Espagne et au Portugal et des orages jamais vus à Montréal. Le niveau des océans ne cesse de monter avec la fonte des glaciers et le pergélisol libère des gaz toxiques. Et que dire des démences des autocrates avec leurs desseins sur l’Ukraine, la bande de Gaza, le Liban et ailleurs? Des nations entières sont forcées de migrer, créant des perturbations dans les pays d’accueil que nous avons du mal à évaluer. Il serait 150 millions d’hommes, de femmes et d’enfants de par le monde à rechercher un refuge où vivre normalement. Et comment oublier les dérives et les bêtises d’un illuminé qui a réussi à redevenir président des États-Unis? La plus grande catastrophe peut-être des temps présents.

 

Alain Deneault, philosophe reconnu pour ses prises de paroles senties et ses idées arrêtées, récidive. Il sonne l’alarme devant les changements climatiques tout en gardant espoir dans ce récent ouvrage. Dans la première partie de Faire que, l’engagement politique à l’ère de l’inouï, il effectue un survol de notre planète, ébranle certains mythes et leurres, toujours en ayant l’impression de prêcher dans le désert, j’imagine. Les sourds et les aveugles des réseaux sociaux ne le liront jamais et ils s’abreuvent des propos des nouveaux prophètes, les «influenceurs» qui se font un devoir d’ignorer ces avertissements. Ces gourous colportent la colère et la rage en secouant des faussetés et des contre-vérités. Les bobards et les mensonges sont malheureusement plus faciles à répéter que les informations scientifiques et les données inquiétantes. Donald Trump est l’un de ces augures maudits qui s’impose par la tromperie, la diffamation et la vulgarité. Et que dire d’un réseau comme Fox News, aux États-Unis, qui se spécialise dans les nouvelles fallacieuses et qui laisse toute la place aux farfelus? Les Américains vivent les conséquences de cette désinformation qui les détourne de la réalité et des gestes responsables.

 

ANGOISSE

 

Les populations des pays occidentaux, particulièrement, ne savent où donner de la tête devant des phénomènes climatiques de plus en plus violents et destructeurs. Du jamais vu, et une fréquence qui ne cesse de s’accélérer. Tous, nous en sommes conscients, même si plusieurs s’acharnent toujours à le nier, que les travaux humains doivent être pointés du doigt. 

 

«Ce sont 80 pour cent des espèces terrestres qui sont menacées par l’activité industrielle. Un million d’entre elles sont concernées : des grands mammifères, des insectes, des pollinisateurs, des plantes, etc. Parmi elles, une forte proportion d’individus est déjà disparue — plus de la moitié des oiseaux champêtres d’Amérique, 40 pour cent des colonies d’abeilles en Europe… Et ça progresse. C’est littéralement incroyable, une telle extinction de masse. On n’a rien vu de tel depuis la disparition de dinosaures il y a 65 millions d’années.» (p.17)

 

Pourtant, une grande partie de la population ferme les yeux et se comporte comme si tout cela n’était pas réel. Je pense à l’attitude du gouvernement du Québec devant le caribou forestier. Laisser disparaître une espèce animale sans tenter de la protéger, c’est mettre l’humanité en danger. Qu’on se le dise et qu’on le répète!

Pendant ce temps, la Terre perd les pédales et plus un lieu n’est épargné. Tous à la merci de tornades, de pluies diluviennes et de feux qui rasent des territoires immenses. 

Nous le savons et nous avons le pouvoir d’agir en diminuant la production de CO2, en faisant face au problème des véhicules qui utilisent des moteurs à combustion et qui accélèrent ces mutations de concert avec les industries polluantes. Pourtant, malgré les propos et les promesses de nos dirigeants politiques et économiques, peu de gestes significatifs sont posés pour contrer ces phénomènes et apporter des solutions. 

 

BATTERIES

 

Le gouvernement Legault a fait beaucoup de bruit autour de la production de batteries au Québec avec le projet de Northvolt. Les milliards ont plu à gauche et à droite, mais après la griserie des conférences de presse et les palabres sur la prospérité et le virage vert, nous apprenons maintenant que tout cela était peut-être un dirigeable qui se dégonfle de plus en plus rapidement. Surtout quand le sorcier en chef, Pierre Fitzgibbon, qui nous a vendu cette idée unique et historique, vient de s’éclipser pour regagner ses terres. Le plus grand projet jamais entrepris au Québec, chantaient les choristes Fitzgibbon et François-Philippe Champagne dans une harmonie rarement vue entre Québec et Ottawa. 

Enfin, la planète pouvait respirer.

Pourtant, faut-il croire que changer la source d’énergie va régler la question de l’automobiletout en construisant de nouvelles unités électriques et en augmentant les véhicules dans les villes et sur les voies rapides? On va s’en sortir avec le solaire, affirment d’autres «développeurs», en créant des parcs d’éoliennes qui vont balafrer le paysage et modifier notre rapport à la nature.

 

«Les tours éoliennes sont largement constituées de néodyme, un minerai rare dont le processus d’extraction est très polluant; elles ont une durée de vie de quelques décennies seulement, sont composées d’alliages qui ne sont pas recyclables et doivent être éventuellement enfouies on ne sait où après leur vie utile.» (p.27)

 

De quoi calmer notre ardeur et faire réfléchir. Il en est de même avec les métaux qu’il faut pour les fameuses batteries. L’extraction du lithium, par exemple, demande beaucoup d’énergie sans compter les dégâts de ces sites d’exploitations. Je frémis juste à penser aux lieux où l’on va puiser ce métal précieux dans le nord du Québec, un élément nécessaire à la fabrication de ces «piles de l’avenir». 

 

SOLUTION

 

Dans un deuxième temps, Alain Deneault pose la question : que faire devant cette menace qui risque de mettre fin à l’aventure humaine? Comment contrer «cette fatalité» et surtout changer nos manières de faire et de penser la communauté et le vivre ensemble?

Son diagnostic est simple : les empires politiques n’arrivent plus à modifier les façons de faire, à utiliser les ressources sans tout piller et mettre la vie des espèces animales et humaines en danger. Quand le profit est la valeur dominante, l’écosystème est saccagé. Les grandes entreprises ont démontré leur manque de volonté à chercher des voies plus naturelles et écologiques. Les pays gigantesques que sont La Chine, les États-Unis ou encore le Canada sont incontrôlables et la machine administrative tourne à vide la plupart du temps. Il faut changer des manières de faire et agir dans de petits ensembles, répète l’essayiste. J’ai songé à Small is Beautiful d’Ernst Friedrich Schumacher, qui a fait beaucoup de bruit dans les années 1970. L’intellectuel affirmait déjà que les empires économiques et industriels ne pouvaient servir les gens et les nations. Il y parlait d’entreprises qui respectaient l’environnement et les populations. La solution était intéressante, claire et nette, il y a cinquante ans. Barbara Stiegler résume très bien la situation dans son essai Que faire? que cite Alain Deneault.

 

 «Pour faire quelque chose, il faut d’abord penser ce qu’on fait là où l’on est, là où l’on se trouve.» Elle insiste : «Là où on est. Là où de fait on vit. Là où on passe son temps. C’est là où il faut penser ce qu’on fait. Et au moment où on parle, c’est-à-dire maintenant.» Et derechef : «Très concrètement, qu’est-ce qu’on peut faire là où on est, ici et maintenant, dans un environnement aussi destructeur, aussi toxique?»  (p.145)

 

Nous devons oublier alors les agglomérats mondiaux, les fameuses multinationales, les GAFAM, revenir à une dimension que la géographie impose. Une vallée, une plaine, les abords d’une rivière ou encore un lac créent un espace où les habitants peuvent agir en toute conscience. Penser région, sans négliger les contacts avec les autres bien sûr, les éloignés comme les plus proches. Le concept de «bio-région» est repris par Alain Deneault, cet espace naturel où un groupe d’humains peut s’épanouir tout en maîtrisant les effets négatifs de leurs gestes sur le milieu. Ça semble une utopie quand on voit des potentats bombardés les pays voisins pour faire renaître des empires qui se sont écroulés en implosant. Quand allons-nous comprendre

J’ai du mal à demeurer optimiste.

Faire que! l’engagement politique à l’ère de l’inouï donne espoir pourtant en proposant des solutions simples et accessibles. Il suffirait de se prendre en main pour travailler dans de petits ensembles, être responsable de notre milieu et choisir toujours le mieux pour tous. Ce qui n’est pas le cas maintenant. Les décrets concernant la gestion de mon lac viennent d’Australie et les décideurs n’ont jamais visité le Lac-Saint-Jean, ne connaissent pas les métamorphoses que les gens subissent depuis des années avec l’érosion des berges et les rechargements des plages, une véritable catastrophe écologique. 

C’est là tout le problème. 

Redonner au milieu, aux régions, la capacité d’agir et de choisir pour et par elles-mêmes. Mais cela, aucun élu ne le veut pour le moment au Québec et la décentralisation demeure une fiction. Ce ne sont que des fables que les dirigeants secouent pour attirer les citoyens. Et il faut savoir, je crois, que le véritable pouvoir de décider n’appartient plus aux politiciens ni aux gouvernements dans le monde de maintenant. Ou si peu.

 

DENEAULT ALAIN : Faire que! L’engagement politique à l’ère de l’inouï, Lux Éditeur, Montréal, 216 pages.

jeudi 31 octobre 2024

JEAN-SIMON DESROCHERS S'AMUSE BIEN

J’AI PRIS un certain temps avant de me sentir à l’aise dans le nouveau livre de Jean-Simon DesRochers : Le masque miroir. Rémi, le personnage principal, m’a donné du fil à retordre. Cet enseignant en création littéraire à l’université et auteur d’un roman qui a connu un beau succès s'abandonne à toutes les tentations dans sa vie privée. Sans compter les nombreuses aventures amoureuses où il en ressort toujours déçu et plus esseulé. Rémi est un peu revenu de tout et se laisse aller pendant cette année sabbatique où il n’a pas d’horaires à respecter. Il est surtout hanté par une maison de chambres où il a séjourné pendant quelques semaines et qui lui a servi de décors pour sa fiction. La fable et le réel nous emportent dans une spirale qui fait perdre pied et vous plonge dans les fantasmes de l’écrivain qui n’arrive pas à se détacher de son histoire et de ses héros. Attachez vos ceintures. L’imaginaire s’impose pour étourdir le narrateur et bousculer le lecteur de toutes les façons envisageables. 

 

Peu à peu, des personnages envahissent le quotidien de Rémi. Surtout une femme, Anya Moreno, une performeuse qui le prend dans ses filets et s’amuse à le mener par le bout du nez et à lui donner des crocs-en-jambe. Ils ont vécu quelques jours d’une ferveur amoureuse fulgurante qui a laissé des traces chez l’écrivain. Il n’arrive pas à oublier cette femme qui l’a marqué au cœur et au corps. Les deux sont allés au bout de leurs fantasmes et de leurs pulsions lors d’ébats torrides où toutes les frontières ont été abolies. Comme si les deux devaient expérimenter tout ce qu’une vie permet de folie et de passion pendant quelques heures, avant la disparition de la mystérieuse Anya. Rémi Roche, l’alter ego de l’écrivain, n’oublie pas ces moments époustouflants. Cette femme l’a entraîné dans une dimension où il n’était qu’un corps qui répondait à ses pulsions.

 

«Dans ce royaume d’images où la présence d’Anya occupe plus de la moitié des photos, plusieurs constats s’imposent : nos sujets de conversation semblent inépuisables, nos obsessions créatives comme nos intérêts philosophiques se ressemblent tout en se complétant, nous apprécions la même musique, aimons les mêmes films, livres, artistes et œuvres pour des raisons similaires, et nous admettons sans sourciller que le monde ne peut continuer sur sa lancée, même si, somme toute, il est trop tard pour éviter la catastrophe avec ces phénomènes appelés alors mondialisation et réchauffement climatique.» (p.54)

 

L’osmose parfaite, à croire que notre homme se dédouble pour aller au bout de ses fantasmes. 

 

FICTION

 

Plus je progressais dans ma lecture, plus je me sentais cerné par la fiction de Rémi Roche. Les personnages se dédoublent, interviennent et bousculent tout le monde. Ils envahissent son appartement et s’approprient tout l’espace. Une sorte de jeu de miroir où Rémi se décuple dans une galerie aux mille reflets. Même qu’il se retrouve devant lui, en version femme, donnant une belle part à la partie féminine qui se dissimule en chacun de nous. 

 

«À mon réveil, une note m’attend sur le comptoir-lunch, à côté de la lettre de Dominique que je n’ai pas relue depuis des jours. Alice s’excuse d’être partie tôt, évoquant le client impatient de la veille. Force est d’admettre que cette nuit passée dans les bras de ma personne féminine est la plus apaisante que j’ai connue depuis des années.» (p.244)

 

Et si c’était Anya Moreno qui tente par tous les moyens de le déstabiliser? Rémi devient en quelque sorte sa création et il perd le contrôle de sa vie. 

Tout va à la limite quand il participe à une expérience où il se livre à la fameuse intelligence artificielle. IA écrit comme Rémi Roche, peut-être même mieux que lui. Alors, qui est qui dans cette aventure? Et le temps de l’inventivité humaine est-il révolu? Sommes-nous à l’aube de la littérature de la machine?

 

«Un nouveau texte sorti de l’algorithme, une nouvelle de vingt-deux pages intitulée “Le bledou” mettant en scène un personnage nommé Rémi Roche, comme j’en avais eu l’intuition, il y a quelques jours. Ce Rémi fictif découvre après une enquête méthodique qu’il est le personnage d’une fiction. Ce faisant, il rencontre son double inversé, un certain Miré Chero qui a lui aussi compris être le personnage d’un récit et qui sombre dans la panique lorsqu’il rencontre ses personnages sur le plateau de tournage d’une série adaptée d’un de ses romans.» (p.245)

 

Une histoire un peu tordue, un jeu de miroirs où les poupées gigognes se multiplient à l’infini. Comment trouver ses repères quand tout se défait et surtout lorsqu’on ne peut se fier à ce qui nous entoure?

Pendant la lecture de Jean-Simon DesRochers, une question m’a obsédé : que sont le réel et l’imaginaire? Il est vrai que, dans la société présente, à peu près tout se confond sans que l’on sache à quoi nous accrocher. Et avec cette intelligence artificielle (IA), l’identité est remise en question et la pensée humaine, que l’on croyait unique et irremplaçable, se fendille.

 

MIROIR

 

Tout s’inverse dans le miroir et il faut être capable de lire à l’envers et à l’endroit pour décoder les messages et suivre le parcours de Rémi. Nous sommes peut-être avec Alice de l’autre côté de l’image où tout arrive. L’éditeur François Hébert se dédouble. On le retrouve à la fois dans son bureau à travailler sur un texte comme il le fait jour après jour et devant Rémi, dans le restaurant. De quoi perdre la tête. Qui est qui dans Le masque miroir? Ça devient étourdissant pour le lecteur. Déroutant, oui, mais en même temps envoûtant. J’ai aimé suivre DesRochers dans tous les méandres de son roman et plonger dans les trappes qu’il place partout.

Un jeu étonnant et fascinant. 

Jean-Simon DesRochers se plaît à détricoter tous les nœuds de la fiction et nous entraîne dans un monde où tous les repères s’effilochent. Il nous reste alors les mots et les phrases pour demeurer à la surface et ne pas être happé par les profondeurs et la déraison. 

Monsieur DesRochers est un véritable sorcier qui jongle avec des feux d’artifice et nous plonge dans un labyrinthe où le Minotaure vous guette de son œil noir. Rémi Roche, au bout de 336 pages bien serrées de son récit, se penche sur son clavier et écrit : «Est-ce que ça commence ainsi? Oui, il faut que ce soit comme ça. Pourquoi je me sens si bien?» Nous retrouvons l’incipit, le début de l’histoire. Nous voici au départ et au fil d’arrivée. Tout va recommencer peut-être, dans une autre utopie, avec un nouveau visage pour déjouer et bousculer le réel tout en se laissant emporter par les fantasmes et les obsessions. 

L’écriture pour Jean-Simon DesRochers est peut-être un éternel jeu de recommencements et de fausses intrigues qui ne cessent de le déstabiliser. Le masque miroir est une chorégraphie sur la fiction qui se faufile dans une histoire haletante et étrange. Non, jusqu’au recommencement. Et où est le vrai dans notre société quand un mythomane et un menteur compulsif veut redevenir président des États-Unis pendant que les continents sont ravagés par des tornades, des feux ou encore des pluies diluviennes. La planète est en train de chavirer et nos élus parlent de prospérité et de richesses. Nous sommes peut-être dans la plus folle des fictions et nous avons perdu contact avec le réel qui se manifeste de de façon brutale.

 

DESROCHERS JEAN-SIMON : Le masque miroir, Éditions du Boréal, Montréal, 342 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/masque-miroir-4057.html

jeudi 24 octobre 2024

JEAN-FRANÇOIS CARON POURSUIT SA ROUTE

JEAN-FRANÇOISl’alter ego de l’écrivain Jean-François Caron, fonce dans une tempête où le ciel et la terre ne font plus qu’un. Que de la poudrerie et de la neige, que de la belle, lourde et mouilleuse neige, une vraie tempête comme on les aime au Québec et dans Monte-à-Peine. Bien sûr, l’auteur s’enfonce dans la page blanche et nous entraîne dans une nouvelle fiction, un lieu mythique situé entre ciel et terre. On trouve Monte-à-Peine au cœur de la région de Sainte-Béatrix, Saint-Jean-de-Matha et Sainte-Mélanie dans Lanaudière. C’est aussi un parc fort attrayant. Une belle façon de découvrir ce lieu du Québec avec l’écrivain qui signe ici un septième ouvrage. Un bourg délaissé, au sommet d’une longue montée, sur un plateau pour échapper à la lourdeur du quotidien et s’accrocher aux rêves et à l’envol des oiseaux. Jean-François a fait tous les métiers et il va là pour les mots, pour retrouver les profondeurs d’une page blanche, taper sur une vieille Underwood qui aurait servi à Jack Kerouac, le vrai. Il aurait traîné dans les parages à une certaine époque pour écrire jour et nuit, buvant café après café, fumant comme le poêle, une véritable antiquité, jusqu’à ce qu’il ait noirci un rouleau de papier.

 

Je lis Jean-François Caron depuis sa première publication, mettant mes pas dans ses pas, me faufilant dans ses romans et ses poèmes. J’ai tout de suite aimé son univers, sa recherche, son regard derrière son épaule pour s’aventurer dans le pays de l’enfance et mieux saisir l’adulte qu’il est ou qu’il veut devenir. Parce que tout écrivain porte une quête, enfourche une Rossinante ou un grand cheval tavelé à l’œil fou pour tenter d’effleurer le rêve qui s'échappe devant soi. C’est la nature de l’écrivain que de tendre vers une chimère, un lieu où s’installer sans jamais y parvenir complètement. 

 

«J’existe enfin quelque part.

   C’est ce que les livres ont fait pour moi.» (p.82)

 

Et me voilà dans la tempête, quasi aveugle, sur un chemin à peine visible, avançant pour rester vivant. Et c’est l’embardée, juste au bas de la dernière montée, celle qui mène au refuge, à une autre vie peut-être, tout en haut d’un Golgotha que le porteur de mots doit gravir à pied. Il a été bibliothécaire, camionneur, journaliste, conteur et inventeur de mythes et maintenant il lui faut de l’espace et du temps pour installer une histoire, tout recommencer et calmer la bougeotte qui l’a fait déborder partout sur le continent. 

 

«Je pleure dans le vent.

   C’est d’être perdu.

   C’est d’avoir tout perdu.

   De ne plus savoir ce qu’il y a devant.

   Ni derrière, si ça se trouve.

   D’être bien, quand même.» (p.17)

 

 Pas que Jean-François soit instable, mais il doit partir, se mettre un peu en danger pour traquer les mots, s’approcher des humains qu’il aime et qui finissent par le suivre dans ses récits, lui offrir leurs vies si semblables et différentes. Parce que notre écrivain est une sorte d’orphelin qui a besoin de lester ses histoires pour ne pas dériver dans ce blanc qui glisse du ciel et que les pages avalent. Il faut grimper la pente, refaire surface, s’ancrer sur le perron de l’horizon pour laisser tout l’espace à ses rêves et aux femmes et aux hommes qu’il côtoie.

Il était attendu dans ce haut du monde par un couple qui se bat amoureusement dans la neige avec les chiens qui courent partout pour savoir s’ils sont vivants. Bien sûr, l’écrivain est un peu effrayé par ce blanc qui piège tous les personnages.   

 

«Je ne pense pas. C’est le chemin qu’il fallait suivre, celui qu’on m’a donné. On m’a dit que je pourrais venir jusqu’ici m’installer le temps que passe l’hiver, au moins. On m’a dit : Monte-à-Peine, il doit y avoir une place pour toi là-bas. Il y a l’autoroute, la sortie à L’Islet, le chemin des grands bois. On m’a dit : Monte-à-Peine, tu trouveras, tous ceux qui cherchent y vont. Vous pouvez m’aider?» (p.43)

 

Le roman est un peu étourdissant au début. L’auteur bondit ici et là, raconte des moments du passé, des éclats de vie. Je l’ai côtoyé alors qu’il était journaliste culturel au journal Voir à Chicoutimi. Je le croisais de temps en temps dans les conférences de presse où nous nous informions l’un et de l’autre, juste ce qu’il faut, pas beaucoup. Je l’ai aussi apprivoisé lors d’une formation avec la comédienne Michelle Magny, qui était venue tout en haut du mont Jacob à Jonquière pour nous apprendre à nous tenir debout, à respirer et à lire devant un public. 

Jean-François y était bon et doué.

Ce qui me fait croire que ces récits collent plus que jamais à la vie du vrai Jean-François Caron, même si la fiction y trouve sa place. Il y a de temps en temps une certaine Audrée qui rôde, c’est tout dire. Parce qu’après tout, le réel et l’imaginaire se croisent pour échafauder une histoire qui peut faire son chemin dans tous les hivers de ce pays où «la neige au blanc se marie». 

 

ORALITÉ


Jean-François Caron, plus que jamais, se laisse envoûter par l’oralité, cette parole qui bondit partout devant soi et qui donne l’occasion de prendre le réel et l’inventé à bras-le-corps, de faire parler les morts et rêver les survivants. 

L’écrivain est de cette race de trappeur qui aime les vallées isolées, les forêts denses qui savent devenir protectrices, les chiens, les grandes éclaircies qui permettent de voir loin, là où le vent puise toute sa folie un matin, la neige qui raconte une légende quand vous vous risquez dans un froid qui coupe le souffle.

Oui, aller dans la poudreuse sans quitter des yeux la trail que l’on a plaqué sur les arbres pour retrouver les collets et arriver à saisir celui que l’on veut être, après s’être encabané avec son passé et un tas de livres, des histoires qui vous étonnent et vous dégourdissent l’esprit. 

Pareil à l’aventurier qui s’enferme dans le cubicule d’un énorme camion pour traverser tout un pays et peut-être aussi plusieurs vies tant qu’à y être. Celui qui devient l’astronaute des routes et s’émerveille des surprises de l’univers.  

 

«Hors de mon camion, ce n’est plus moi qui évolue dans le monde, c’est le monde qui se meut autour.» (p.58)

 

Bien sûr, il faut se pencher sur ses traces pour écrire et secouer le présent. Sans cette dimension, il est à peu près impossible de dire où vous en êtes et qui est celui qui, le matin, regarde par la fenêtre pour voir si la vie existe encore. Nier le passé, c’est se retrouver sur une chaise à trois pattes. 

Tout ça pour parler, se donner du temps et de l’espace pour les mots, juste à la lisière de la solitude, tout en sentant le souffle des humains si près. 

Et l’écrivain s’installe dans une sorte de capharnaüm que son père a hanté avant lui et qu’il n’a jamais quitté pour de vrai, devenant un fantôme qui se berce dans l’éternité. Parce que les choses gardent l’âme des trépassés et permettent aux esprits de se poser dans un grand fauteuil pour faire semblant de dormir et de rêver. Les morts ont besoin des objets pour souffler dans le cou des vivants qui, trop souvent, ne pensent qu’à traverser leur quotidien. 

 

«Au milieu de tout ça, toutes les heures sont la même répétée, égrenée au rythme d’un temps qui force l’arrêt de l’alentour, sa disparition dans le gris. Qui se déploie hors du monde, revendique l’abandon serein. L’absence à soi.

C’est le temps de l’écriture, de l’invention.

Celui de la lecture. Du laisser-à-lire.» (p.112)

 

Jean-François écoute les reines de la nuit qui hantent le Bar du monde en ressassant leurs heures de splendeur et de triomphes, alors qu’elles menaient les mâles par le bout du nez. Ce temps où Lily St-Cyr faisait la loi, où elles étaient belles dans leurs corps et les saisons des amours torrides et inventés. 

 

ÉCOUTE

 

Et tout va, comme si Jean-François avait trouvé un aquarium où il fait bon vivre avec juste ce qu’il faut de neige et de froid et d’humains dans les alentours. Il fait le ménage dans le Museum, range, découvre des choses, écoute celles qui se remémorent cette époque où elles s’habillaient de tous les regards. 

 

«Si j’écris encore, ce sera pour leur donner une voix. Une parole pour elles, pour tous ceux qui se souviennent.» (p.221)

 

C’est comme ça Monte-à-Peine, du début à un autre début peut-être. Une évocation du passé qui se faufile dans le présent, juste en marge du monde et de ses agitations, dans une cabane où l’on trouve tout ce qu’il faut de musiques et de livres pour tenir le coup avant de dériver dans un texte et l’écriture.

Un magnifique roman, tout près du cœur et de l’âme, de la vie qui ne va jamais en ligne droite, même quand on est au volant d’un énorme mastodonte qui permet de traverser les Amériques et d’en revenir comme l’a si bien fait Serge Bouchard. Une présence humaine, vraie, sentie, chaleureuse et généreuse, où l’on donne sans questionner, où l’on partage en sachant qu’il y aura un retour à un moment ou à un autre. 

J’aime cette façon de puiser dans le vécu pour mieux flotter dans le présent, de se fier à la parole qui ne va jamais tout droit, celle qui affectionne les courbes et les méandres, pareille peut-être aux empreintes des lièvres que l’on surprend dans les sapinières. 

Un texte sensible, collé aux objets et aux gens qui collectionnent les secrets de ceux qui étaient là avant et qui ne demandent qu’à revenir dans le présent. Parce que l’avenir n’est que du passé que l’on projette devant soi et que l’on suit entre les arbres et dans les éclaircies. L’écriture de Jean-François Caron reste vigoureuse et tortueuse à souhait, tout près de la parole qui cherche son souffle, de cette respiration qui permet de s’installer du côté des vivants. 

 

CARON JEAN-FRANÇOIS : Monte-à-Peine, Éditions Leméac, Montréal, 248 pages.

https://www.lemeac.com/livres/monte-a-peine/