mercredi 14 juin 2023

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ET JACK KÉROUAC

UN ÉCRIVAINen prenant de l’âge, s’éloigne la plupart du temps de la fiction pour se réfugier dans le récit ou des textes courts plus personnels. C’est un peu le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui, après l’épiphanie que fut 666 Friedrich Nietzsche, après avoir tout laissé de lui dans ce «dithyrambe beublique», un livre «qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire. J’en suis sorti épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve, j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon corps. Une expérience extrême», que je confiais, le 13 août 2015, à propos de ce monument de 1392 pages. Depuis, Victor-Lévy Beaulieu s’est tourné vers une approche plus personnelle, intime, je dirais, s’attardant à des sujets qu’il avait déjà visités auparavant. Je pense à Ma Chine à moi, à La vieille dame de Saint-Pétersbourg ou encore quand il s'est lancé sur les traces de Mark TwainL’écrivain des Trois-Pistoles a constamment courtisé le récit dans ses fictions et ses essais. Je mentionne Monsieur MelvilleJames Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots et l’épopée Nietzsche. Si vous n’avez pas lu ces ouvrages uniques et fascinants, il faut vous y mettre tout de suite. De quoi passer plus que les mois de l’été et oublier les feux de forêt qui brûlent «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment expliquer cet éloignement de la fiction? Peut-être qu’avec le temps, un écrivain éprouve le besoin de revenir sur certaines périodes de sa vie, ses aventures livresques, se rapprocher de soi et des personnages qui ont donné les fondements de son œuvre et orienté sa quête. Pour mieux se «déprendre de soi» certainement, pour le bonheur de ressasser des souvenirs, des moments de joie et baliser son parcours d’inventeur de phrases et de bâtisseur de cathédrale. Monsieur Archambault le fait magnifiquement depuis quelques années dans ses courtes publications.

 

Dans Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Victor-Lévy Beaulieu nous ramène à l’année 1973, au moment où il quitte le Québec après la crise d’Octobre, les attentats du FLQ et les lois iniques des mesures de guerre qui ont fait du territoire du Québec un pays envahi et occupé par l’armée canadienne. C’est ce qui explique peut-être une partie de cet ouvrage un peu curieux et fascinant. Je ne sais si Beaulieu a véritablement fait ce voyage en France, mais dans cette fiction il se retrouve à Paris pour la sortie de son essai-poulet portant sur Jack Kérouac. Un livre que j’ai beaucoup fréquenté et dont je parle souvent dans mon roman Les revenants et la suite qui devrait paraître à un moment ou à un autre.

 

«Je feuillette, je sens l’encre fraîche et je me rends compte pour la première fois qu’elle ne sent pas pareil à celle qu’on utilise au Québec — je dirais qu’il y a dedans quelque chose comme du Bourbon et pas rien que du Bourbon parce que je braille dans l’ainsi dire pareil à un grand veau qui a la tête coincée dans une pagée de clôture. Oudon ! Allons tous célébrer ça au restaurant! Mais seul M. Tacou dit : Tu vas être obligé de te contenter de moi : Roger a déjà un rendez-vous et Calista doit garder la forteresse.» (p.52)

 

Une publication qui ne fera guère de remous dans le pays de Victor Hugo. Le père de Race de monde apprendra vite qu’il doit oublier ce que sont les droits d’auteur. La gloire, l’émission Apostrophe vénérée au Québec, celle dirigée par Bernard Pivot, ce ne sera pas pour lui. Il est vrai que cette fête télévisuelle où les écrivains avaient rendez-vous n’a pris l’antenne que deux ans après son débarquement en France, soit en 1975. Pas de chance!

 

KÉROUAC

 

Un prétexte, que cette parution aux Éditions de l’Herne. Le voyage lui permet surtout un renouement avec Jack Kérouac qui avait senti le besoin de venir en France, en juin 1965, pour retrouver les lieux de ses origines et ses ancêtres. Cette aventure donnera Satori à Paris l’année suivante où Ti-Jean raconte le désastre mental et intellectuel que fut cette excursion en France. L’écrivain y a surtout pris conscience, dans une sorte d’illumination éthylique, que la langue française qu’il pensait posséder et parler couramment n’avait rien à voir avec celle des Français et des Bretons. Les gens qu’il a croisés ne saisissaient pas grand-chose à ses propos et lui ne comprenait guère ses interlocuteurs. De quoi alimenter des obsessions et sa paranoïa. Avec Kérouac, Beaulieu visite des lieux importants, tout autant pour la famille Beaulieu que pour celle des Bellanger. La mère de Beaulieu est une Bélanger ou Bellanger tout comme la mienne. 

Une façon de se remembrer des moments récents de notre histoire. Dieppe où s’est effectué le débarquement en 1942, où nombre de Québécois ont perdu la vie dans un affrontement d’une rare violence. Un massacre pour tout dire.

 

«Un millier de soldats canadiens et québécois ont été choisis par le Winston Churchill et le futur Lord Mountbatten pour être les fers de lance de ce raid. Quant aux soldats britanniques, ils sont sur la mer, groupés de gauche et de droite dans des vaisseaux qui, toute la durée du raid, resteront là, à “regarder ailleurs si j’y suis” — inutile d’ajouter que tous ces soldats rentreront en Angleterre sains et saufs et seront honorés pour leur bravoure!» (p.166)

 

 

LES SOURCES

 

Contrairement à Kérouac, Beaulieu ne cherche pas à retrouver ses ancêtres en effectuant ce périple. Il n’a pas à dépister celui qui a décidé dans un lointain passé de s’exiler en cette terre d’Amérique qui faisait rêver, mais dont on ne connaissait pas grand-chose. 

 

«Kérouac vient de l’une de ces familles-là. En s’adressant à tout le monde dans ce train qui va le mener à Brest, il voudrait faire assavoir à tous et à chacun qu’en leur parlant canuck, il n’est rien de moins qu’un résistant exemplaire et qu’à cause de ça on lui doit le respect et l’admiration — et cela malgré le fait que les deux pieds dans la même auge il n’arrête pas de boire et de boire et de boire tout le temps.» (p.105)

 

Pour tout connaître des origines de Jack Kérouac, je vous conseille de lire Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, de Patricia Dagier et Hervé Quéméner qui dans une enquête rigoureuse nous permettent de savoir qui étaient les aïeux du célèbre écrivain et de suivre les traces de Monsieur Urbain qui allait donner naissance à la lignée américaine des Kervoac ou des Kérouac. Il n’y a pas d’aristocrates dans la lignée de Jack, mais seulement des petits bourgeois et des clercs. Urbain-François, son ancêtre direct, a été expédié (pour ne pas dire déporté) en Nouvelle-France parce que mêlé à un scandale de faux. Sa famille, notaires de père en fils, ne pouvait tolérer de tels écarts et se devait de protéger sa réputation. «Contraint à l’exil, forcé à prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat, “Monsieur Urbain” a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique.» (Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, page 61) Une fois sur les rives du Saint-Laurent, le jeune homme multipliera les frasques.

 

PÉRIPLE

 

Victor-Lévy Beaulieu respire dans des lieux connus des Québécois, jongle, comme si ce voyage était l’occasion d’évoquer ses amours avec la belle actrice rousse, les «patentes à gosses» du frère aîné qui se précipite partout pour s’inventer une vie. 

L’étape la plus intense et émouvante de ce périple sera la visite de la cathédrale de Rouen. Un moment de recueillement devant la grâce et la grandeur de cet édifice qui tente de lier le matériel et le spirituel. Il ne passera pas inaperçu parce que Beaulieu a eu la mauvaise idée de s’accoutrer en coureur des bois et il attire ainsi toute l’attention sur sa modeste personne, surtout celle des enfants.

 

«Mais dans les parages de Dieppe, les bottes de cowboy, le makinaw à larges franges et à dents d’ours et le large stetson avec plumes d’aigle royal n’appartiennent pas au droit coutumier. Aussi, si je ne veux pas voir tout ce petit monde-là me coller aux fesses jusqu’aux falaises de Dieppe, il vaut mieux que je trouve à m’en débarrasser.» (p.162)

 

Je pense à Junior de l’Héritage qui se promène avec son stetson enfoncé sur la tête et dans son large manteau tout droit sorti des films de Sergio Leone en proférant «estie tostée des deux bords.»

 

SOUVENIRS

 

Quel plaisir de suivre Victor-Lévy Beaulieu, de déambuler dans des endroits de la Bretagne que j’ai visités, mais sans trop m’y attarder. Nous plongeons surtout dans les souvenirs de Beaulieu (je l’ai déjà mentionné), ses amours, ses démêlés avec sa fratrie, des anecdotes sur certains écrivains, ses idoles. Il évoque Léon Tolstoï qui a cédé ses droits d’auteurs pour permettre à des familles de doukhobors de migrer dans l’Ouest canadien pour éviter les représailles et les persécutions. Ils resteront des marginaux dans leur nouveau pays. Ces anarchistes ne reconnaissaient aucun gouvernement et aucune autorité. 


Comme si Beaulieu, en faisant ce pèlerinage, avec Satori à Paris à ses côtés, retrouvait Ti-Jean, s’imprégnait de sa quête et de ses fantasmes après avoir publié son essai-poulet où il a établi la filiation de Kérouac avec les écrivains du Québec. Une manière de l’accompagner, de faire en sorte peut-être de le réconcilier avec ses origines.

 

«Sur le petit calepin de papier blanc, je suis la main gauche de Kérouac et les vannes des ciels virides se déversant sur moi, j’écris à sa place ce qu’il aurait tant aimé accomplir : “J’avais prévu qu’au bout de cinq jours passés à Paris, je descendrais à cette auberge en bordure d’eau, dans le Finistère, et je sortirais à minuit, enveloppé de mon imperméable, coiffé de mon chapeau, muni de mon carnet et d’un crayon et d’un grand sac en plastique pour écrire à l’intérieur — en somme, en mettant la main, le carnet et le crayon dans le sac — écrire au sec pendant que la pluie tomberait sur le reste de mon corps.” (p.234)

 

Une sorte de purification et de baptême qui permettrait à Jack de plonger dans une éclaircie de sa mémoire et de se réconcilier avec la “veine noire francophone et québécoise” de sa destinée.

Voilà, tout est dit. L’aventure d’écriture de Beaulieu, tout comme celle de Kérouac n’est pas dans les rues et les villes du pays des origines, mais bien là-bas, ici, en Amérique où tout est possible, même de s’inventer des ancêtres de noblesse. Jack l’apprendra brutalement. On ne peut confronter le rêve, l’imaginaire avec le réel, sans écorcher l’être profond et son équilibre mental. 

Mon premier éditeur (Beaulieu a publié L’octobre des Indiens en 1971) raconte pour s’alléger et se donner du lest peut-être alors que sa santé se fait vacillante et qu’il n’arrive plus à faire l’ouvrage qu’il a toujours fait dans son domaine des Trois-Pistoles, au milieu de ses bêtes, face à cet immense fleuve et aux montagnes de Charlevoix, tout près de l’embouchure du Saguenay. Me voilà tout chamboulé après ce voyage dans le temps et l’espace, comme si la quête du pays et de son identité ne pouvait aller que main dans la main. 

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYPoisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Éditions Trois-Pistoles, Trois Pistoles, 242 pages.