vendredi 30 octobre 2020

QUE DES PERSONNAGES FABULEUX

LES MONSTRES ET CERTAINS personnages de fiction marquent notre imaginaire, particulièrement ceux des contes et des légendes qui ont hanté notre enfance. Plusieurs se sont échappés de la nuit des temps (quelle étrange expression) comme Gilgamesh ou d’autres amorcent une carrière dans des intrigues plus récentes. Tous flirtent avec le bien et le mal, agissent de façon inattendue. Alberto Manguel, dans Monstres fabuleux, s’approche de ces héros que nous croyons bien connaître et d’autres qui se font plus discrets. Dracula, Superman, Alice, le chaperon Rouge et pourquoi pas Albertine, l’un des personnages marquants du dramaturge et romancier Michel Tremblay. Que dire de la Sagouine de l’écrivaine Antonine Maillet qui a fait courir les foules au temps où il y avait du théâtre et des spectateurs. Viola Léger y était magnifique de justesse.


Alberto Manguel m’a fasciné dans son Histoire de la lecture et La bibliothèque la nuit. J’ai l’impression que cet homme vit dans les livres et les nombreux titres qu’il signe nous entraînent souvent dans les couloirs de la fiction et témoignent de son immense culture. 

Beaucoup de personnages romanesques sont ses familiers, pour ne pas dire ses intimes. Il a des préférés bien sûr et c’est toujours un enchantement que de lui emboîter le pas. Pourtant, il se fait remarquablement discret dans les médias. Peut-être qu’il effarouche les chroniqueurs et que l’érudition n’est pas très bien perçue en ce Québec de confinement et de COVID-19. Il faut s’attarder au commentaire d’Odile Tremblay dans Le Devoir du samedi 24 octobre dernier pour s’étonner et se désoler. Un premier ministre qui lit se fait insulter sur les réseaux sociaux, pire, on l’accuse de perdre son temps. La grande noirceur ne semble pas s’être dissipée au pays de Lionel Groulx.

Dans Monstres fabuleux, j’ai eu l’impression de me pencher sur les notes de ce chercheur, de surprendre des réflexions qui lui sont venues en retrouvant des personnages qui ont marqué son enfance. Tous sont les héros de certains de ses essais. Un curieux qui ne refuse jamais de rencontrer de nouveaux écrivains et de dialoguer avec des êtres inquiétants. En fait, il jongle avec des questions que tout lecteur sérieux doit se poser quand il ouvre un livre et qu’il accepte de suivre un homme ou une femme de papier. Qui est là? À qui avons-nous affaire? Que traduisent les gestes et les propos de ce héros, quelles leçons pouvons-nous en tirer? Que veulent ces individus que nous prenons plaisir à détester ou qui sourient en nous tendant la main?

 

Sans doute l’un des principaux charmes de ces monstres fabuleux tient-il à leurs identités multiples et changeantes. Enracinés dans leur histoire personnelle, les personnages de fictions ne peuvent être encagés entre les couvertures de leur livre, si bref ou si vaste qu’en puisse être l’espace. (p.15)

 

Ils sont imprévisibles, souvent menteurs ou d’une naïveté troublante, fuyants et tourmentés, perçus différemment selon les époques. Les nouveaux lecteurs révèlent des facettes inédites de ces personnages qui ne prennent jamais une ride et qui s’installent dans notre imaginaire. Hamlet de Shakespeare, Tom Pouce, Ulysse, le chaperon Rouge, la fameuse Alice qui ne perd jamais pied. Je pense à Séraphin Poudrier qui a hanté mon enfance et nombre de Québécois. Il est même passé dans notre vocabulaire avec l’expression «être séraphin» pour parler d’un avaricieux. Le héros de Claude-Henri Grignon est connu de tous et fait un retour en force à la télévision dans un «western québécois». 

 

PRÉSENCE


Dans une quarantaine de textes brefs, Manguel démontre que les monstres d’antan sont encore présents dans notre quotidien où l’on ne jure que par l’électronique et les tweets. Comme si ces héros se moquaient des frontières pour venir troubler nos jours. Alice de Lewis Caroll, une fillette imaginée lors d’une promenade avec des amis, révèle la société de l’époque victorienne. Le «monde des merveilles» résonne toujours malgré les échos des réseaux sociaux où l’on pratique l’insulte et la diffamation avec un art que les tenants de l’Inquisition auraient applaudi. Comme quoi un livre n’est jamais figé dans le temps et les personnages ne cessent de muter pour le meilleur et le pire. Robinson Crusoé fascine autant maintenant qu’à la publication de cette histoire en 1719. Et que dire de Tintin qui fait encore s’exciter de nombreux admirateurs?

 

On ne lit jamais les aventures d’Alice comme un autre conte pour enfants. Leur géographie est fortement empreinte des réverbérations d’autres lieux mythiques, tels que l’Utopie et l’Arcadie. Dans La Divine Comédie, l’esprit qui garde le sommet du mont Purgatoire explique à Dante que l’Âge d’or chanté par les poètes est le souvenir inconscient d’un Paradis perdu, d’un état disparu de bonheur parfait : peut-être le Pays des Merveilles est-il le souvenir inconscient d’un état de raison parfaite, un état qui, vu de nos jours par les yeux des conventions sociales et culturelles, nous paraît complètement fou. (p.42)

 

LE QUÉBEC

 

Alberto Manguel a toujours l’art d’emprunter des sentiers imprévus. Cette fois, il questionne des personnages d’écrivains québécois. Le matou d’Yves Beauchemin retient l’attention de ce lecteur infatigable. Il s’attarde au chat Déjeuner qui n’a rien à envier à son collègue, le félin du Cheshire d’Alice.

 

La scène où se produit Déjeuner, c’est Montréal, et la ville prend vie avec son architecture complexe, ses hivers effroyables et ses babelesques barrières langagières, domaine de restaurants raffinés, d’employés odieux et de catholicisme quotidien pratiqué par habitude. Yves Beauchemin nous accorde de brefs aperçus du monde réel derrière les apparences : une vieille femme dont le visage paraît fait de coquilles de cacahuètes, des tasses à café vides bâillant désespérément dans la salle d’attente d’un hôpital, l’œil cyclopéen d’un feu de circulation rouge observant la cité que dévore une tempête de neige. (p.177)

 

Albertine de Michel Tremblay, à trois moments de sa vie, discute avec elle en se moquant de l’espace et de la chronologie. Un tour de force. La Sagouine se leste des espoirs du peuple acadien en brassant sa résistance dans l’eau sale de sa chaudière. Elle incarne le combat de l’Acadie la survivance, beaucoup plus qu’Évangéline. L’héroïne créée par Henry Longfellow, un anglophone, recherche un bonheur individuel et oublie sa collectivité. Et l’épouvantable Wendigo, ce terrible monstre qui m’a fait trembler lorsque j’étais enfant, reste percutant. Je ne peux que l’associer à la menace climatique. Comme quoi tous les humains, partout et à différentes époques, ont besoin d’inventer des êtres terrifiants pour catalyser leurs peurs et leurs angoisses. Et quand nous avons un personnage devant nous, il est plus facile de résister à leurs pouvoirs maléfiques.

 

VOYAGE

 

Alberto Manguel nous entraîne dans un formidable voyage, secoue des images et les idées préconçues que nous avons de ces personnages. L’écrivain permet de réfléchir à nos façons de combattre certaines malédictions qui ne cessent de frapper les vivants, peu importe les époques. Des obsessions aussi, comme celle de vouloir dompter le temps et connaître l’immortalité. Faust confronte dans sa quête la peur du vieillissement, la grande hantise humaine que la religion catholique a tenté de dissoudre en imaginant le paradis. Faust voit ses souhaits se réaliser, mais à quel prix

La pensée qui donne naissance à Frankenstein, un personnage qui devait incarner l’être parfait, bascule dans le cauchemar.

 

Ce que désire le Dr Frankenstein, c’est créer la vie sans la participation d’une femme. La création à partir uniquement d’une semence mâle est l’objectif de l’alchimiste, le rêve du patriarche, le but du savant fou. Des golems juifs aux sculptures animées de la fable et de la science — Ève faite d’une côte d’Adam, la femme d’ivoire de Pygmalion, le Pinocchio de bois de Gepetto, les automates du XVIIIe siècle et du début du XIXe qui ravissaient tellement Mary Shelley et son cercle —, les hommes se sont imaginés capables de créer la vie sans assistance féminine : c’est-à-dire en privant les femmes de leur capacité exclusive de concevoir. (p.186)

 

Un récit permet d’aborder, malgré une histoire simple, souvent amusante, des hantises qui semblent faire partie de notre ADN. Le chaperon Rouge flirte avec un aspect de la sexualité prédatrice des mâles et met en garde les jeunes filles. Il faut pouvoir lire entre les lignes et retourner les mots quand on plonge dans ces histoires.

J’aime les contes, les légendes et les romans depuis que j’ai percé les mystères de l’écriture. Monsieur Manguel me donne encore plus le goût de revenir sur des ouvrages, d’en examiner certaines facettes et des secrets. Louis Hémon, par exemple, incarne dans Maria Chapdelaine la problématique du Québec en terre d’Amérique, la migration et l’identité québécoise francophone que nous avons tant de mal à secouer cent ans plus tard.

Il ne faut jamais bouder son plaisir. Comme le dit monsieur Manguel, nous découvrons toujours quelque chose de différent à un texte ou un récit. C’est certainement ce qui fait la richesse de ces personnages qui s’ancrent dans notre imaginaire et ne cessent de nous surprendre. La grande expérience de la lecture permet d’affronter des craintes, des espoirs qui nous suivent malgré les miracles de la technologie. Alberto Manguel jongle avec des vérités, même si nous pouvons croire que les fables et les contes ont perdu de leur intérêt au temps du virtuel. C’est tout le contraire. L’humain, peu importe les époques, secoue des peurs ataviques et tente de maîtriser son angoisse devant la mort, le vieillissement et la maladie. Et pourquoi ne pas imaginer d’autres mondes pour apaiser sa curiosité et rêver son avenir? Sans cela, l’aventure de la vie me semblerait bien fade.

 

MANGUEL ALBERTOMonstres fabuleuxÉDITIONS LEMÉAC, 272 pages, 27,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1839-monstres-fabuleux.html?page=1