vendredi 19 juillet 2019

HEATHER O’NEILL ÉTONNE ENCORE


QUEL ROMAN QUE Mademoiselle Samedi soir d’Heather O’Neill ! Une quête d’identité dans un Québec qui n’arrive pas à trouver ses assises, un Montréal où des rêveurs, des illuminés, des éclopés tentent de survivre plutôt mal que bien. Une fable sur Montréal, le Québec par ricochet, une formidable entreprise qui m’a rappelé souvent le magnifique roman de Marie-Claire Blais : Un Joualonais sa Joualonie. C’est saisissant et il y a du Réjean Ducharme dans les aventures des jumeaux Tremblay qui parviennent difficilement à échapper à leur enfance et qui restent coincés dans leur adolescence, même quand ils sont devenus des parents et qu’ils doivent faire face à l’âge adulte.

Les écrivains peuvent tout oser pour mon plus grand bonheur. Madame O’Neill étonne en misant sur des personnages francophones (les Tremblay) qui hantent un quartier populaire de Montréal. De purs Québécois comme on dit maintenant en baissant la voix parce que ce n’est pas très bien vu dans une certaine société. Nous avons « la souche chambranlante » et les fourmis charpentières s’amusent à y pratiquer des couloirs où tous « les vents mauvais » s’engouffrent.
Encore une fois, la rue Saint-Laurent est l’artère vitale de Montréal avec ses clubs, ses danseuses, les truands et les éclopés qui survivent de larcins et de petites fraudes. Ce monde fascine l’écrivaine et elle y revient dans toutes ses publications. Un milieu de rescapés, de perdants et de drogués qui se débattent pour rester à la surface.

JUMEAUX

Loulou s’est occupé des jumeaux, de ces prodiges de la télévision que tous les spectateurs connaissaient et adoraient au Québec. Les deux sont scotchés l’un à l’autre, imaginant que le monde va leur glisser entre les doigts s’ils s’aventurent seuls sur un trottoir. Comme si leur passé ne pouvait que les ramener en arrière pour les empêcher de devenir des adultes. Ils sont emprisonnés dans des images qui les étouffent et les protègent d’une certaine façon.
Nicolas est père d’un petit Pierrot qu’il ne voit jamais. Sa mère mène une véritable guérilla avec lui, tentant par tous les moyens de lui soutirer de l’argent en utilisant l’enfant comme outil de chantage. Nouschka va d’un homme à l’autre pour trouver un peu d’amour et peut-être une paix qu’elle n’a jamais connue. Partout, on la reconnaît et l’image de la gentille fillette que l’on idolâtrait à la télévision finit par être un fardeau terrible. 
Depuis, la Révolution tranquille au Québec est révolue et l’idée de l’indépendance en a pris pour son rhume en 1980. Le Québec bascule dans la nostalgie et la déprime.

Chaque soir était une triste fête d’adieu, un party de départ à la retraite, les dernières heures d’une noce. On était tout le temps en train de se dire adieu. La frontière qui séparait le fait de coucher ensemble du fait de ne pas coucher ensemble était beaucoup plus mince qu’à n’importe quelle époque, en n’importe quel lieu de l’Histoire. (p.35)

Tous s’accrochent à l’instant dans ces temps mouvementés où il est question d’un deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. Étienne, le père des jumeaux, a été un chantre de l’indépendance en 1980 comme presque tous les artistes québécois. C’est assez étonnant qu’une écrivaine d’origine anglophone aborde ce sujet. Surtout que ses personnages sont des souverainistes convaincus et qu’ils cherchent désespérément une identité individuelle et nationale.

QUÊTE

Nouschka et Nicolas tentent de surmonter leur quotidien et de trouver une raison de vivre et d’exister, tout comme le peuple du Québec qui hésite entre son être francophone et ce Canada multiculturel et nébuleux. Les jumeaux sont déchirés entre ce que l’on a voulu qu’ils soient à la télévision et ce qu’ils sont dans la vie de maintenant.
Étienne Tremblay, leur père, a perdu ses ancrages avec l’échec du premier référendum de 1980. Il a pris son envol dans la mouvance des années 70, l’élection du Parti québécois qui devait mener le Québec vers la souveraineté. Il est l’auteur et l’interprète de chansons un peu étranges qui m’ont fait penser à certains textes irrévérencieux de Plume Latraverse. Tous tentent de garder le moral et de reconstituer une famille personnelle et étatique.

AMOUR

Nouschka s’amourache d’un patineur artistique qui a tout gâché en tentant de se suicider pour échapper à la férule d’un père qui avait tout misé sur lui et rêvait d’en faire une vedette. Elle épouse Raphaël  et ce couple improbable ne peut que vaciller quand elle se retrouve enceinte.

Je savais que j’étais jeune pour me marier. Les Québécois faisaient tout tellement jeunes. Notre beauté avait tôt fait de disparaître. Les gens mouraient à quarante-neuf ans d’avoir trop bu, ou du cancer du poumon, ou de s’être nourris de pain blanc et de Jos Louis. Se marier si jeune, c’était dévaliser une banque ou se faire tatouer. (p.207)

Schizophrène, obsédé, capable du pire et du meilleur, Raphaël basculera quand Nouschka devient mère. Il perd les pédales malgré ses bonnes intentions, son travail de préposé aux bénéficiaires dans un hôpital.
Nicolas, pendant ce temps, amputé de sa sœur, ne trouve rien de mieux que de planifier un vol de banque qui tourne à la catastrophe. La prison le forcera à se redresser et le retour de sa mère lui fait le plus grand bien.
Cette formidable histoire m’a poussé dans les labyrinthes de l’inconscient des Québécois, des gens d’ici qui ne savent pas qui ils sont dans ces pays qui fêtent leur identité à deux semaines d’intervalles, ces jumeaux qui ne peuvent se quitter tout comme ils ne peuvent vivre ensemble.
Le deuxième référendum de 1995 arrive et Nouschka écrit le discours de son père Étienne. Il prend la parole lors d’un grand rassemblement où il se retrouve aux côtés de Gilles Vigneault. Un texte étonnant qui dérape avec ce chanteur qui incarne l’impuissance des Québécois à agir avec cohérence.

DÉFAITE

Le référendum est perdu de justesse. Nicolas se fait arrêter après le vol de banque, mais Nouschka, jeune maman, réussit à s’arracher à cette fatalité qui s’accroche à elle depuis sa naissance. Les études lui permettront de se forger une nouvelle vie et surtout de trouver les mots pour se dire. C’est la clef du succès.

Une des raisons pour lesquelles je souhaitais étudier la littérature, c’est qu’elle expose tout. Les écrivains cherchent des secrets qui n’ont pas encore été exploités. Chaque écrivain doit inventer sa propre langue magique afin de décrire l’indescriptible. Ils ont peut-être l’air d’écrire en anglais, en français ou en espagnol, mais en réalité, ils écrivent dans la langue des papillons, des corbeaux et des pendus. (p.400)

Heather O’Neill propose une aventure incroyable avec Mademoiselle Samedi soir. Ses personnages m’ont étonné et fasciné, dans des aventures qui vous tiennent en haleine. Bien sûr, comme tous les écrivains, elle a ses lieux de prédilection, un milieu social qu’elle explore d’une publication à l’autre pour en montrer toutes les facettes. Le manieur de mots se débat avec des images, des préoccupations et des repères physiques qui le hantent souvent toute une vie. Chez madame O’Neill, les  enfants abandonnés par leurs parents sont une constance et ils doivent se défendre contre la violence et la folie de leurs géniteurs. Je pense à Baby qui doit affronter les rages de son père Jules dans La ballade de Baby. Un roman d'une cruauté terrible.

À notre naissance, quand on nous pose dans notre berceau, le monde entier passe la tête au-dessus des barreaux. On nous donne un nom, et tout le monde a toutes sortes d’idées à notre sujet. Ce sont d’étranges contes de fées. Quand les gens nous disent ce qu’on pourrait être une fois adulte, ils pourraient aussi bien nous conter des histoires de fripons et de chats bottés. Mais notre tâche, c’est de devenir quelque chose de bien plus unique et de bien plus étonnant que tout ce que nos parents pouvaient imaginer. Il faut savoir que notre vie nous appartient complètement. (p.482)

Tout est là. À chacun de mettre la main sur l’avenir. Le reste est peut-être une suite d’événements qui fait haleter les écrivains et les lecteurs qui en demandent toujours un peu plus.
J’ai aimé ce roman du début à la fin et Heather O’Neill est une magicienne qui sait nous plonger dans les situations les plus folles et les plus simples de la vie. Ce qui importe, c’est cette quête de sens, cette volonté de toucher le bonheur et la paix, d’arriver à trouver son espace pour respirer avec tous les vents du monde. Vous avez là votre lecture d’été. Ne cherchez pas ailleurs !


O’NEIL HEATHER, MADEMOISELLE SAMEDI SOIR,  Éditions Alto, 2019, 488 pages, 29,95 S.


https://editionsalto.com/catalogue/mademoiselle-samedi-soir/