vendredi 14 octobre 2016

Étienne Beaulieu bouscule nos manières de voir

UN PARC EN PÉRIPHÉRIE de la ville de Sherbrooke, une forêt très ancienne comme celles qui existaient avant l’arrivée des Européens en terre d’Amérique. On le nomme le Bois-Beckett. Il ne s’agit pas du grand Samuel, on s’en doute, et personne n’y attend Godot. Un espace unique dans une ville qui, comme toutes les villes américaines, a tendance à avaler tout l’espace qui l’entoure. Étienne Beaulieu, dans un livre étonnant, nous entraîne dans une réflexion sur la vie, la nature, le rôle de la forêt à travers les âges et l’importance qu’elle tient dans notre imaginaire. Les arbres sont là depuis toujours et il semble que notre époque est devenue une menace pour les poumons de la planète.

On trouve des parcs partout dans les villes. Des lieux naturels que l’on a domptés la plupart du temps, domestiqués avant de les rendre accessibles à tous. Un lieu où il fait bon flâner pour retrouver un tant soit peu le contact avec la nature. On pense spontanément au parc du Mont-Royal à Montréal ou au parc Lafontaine que tous les Québécois connaissent. Il y a bien les plaines d’Abraham à Québec, mais pour les autres villes, j’avoue mon ignorance. Il y aurait certainement un livre à publier sur les parcs urbains et leur histoire.
Étienne Beaulieu m’apprend que Sherbrooke a le Bois-Beckett, un lieu fascinant et unique.

Ce que l’on appelle de nos jours le parc du Bois-Beckett n’est pas qu’une somptueuse forêt, en partie ancienne, demeurée pratiquement intouchée aux abords mêmes de la ville de Sherbrooke et qui, sans une volonté ferme de préservation, serait sans doute encerclée d’ici quelques décennies par un développement urbain sans cesse croissant, comme une sorte de Central Park en devenir. Osons le dire sans ambages : la forêt Beckett constitue un miracle politique. C’est l’alliance improbable entre des citoyens désintéressés  et des élus municipaux qui a permis à ces arbres, pour certains plus de trois fois centenaires, de rester debout et de perpétuer leurs ombres et leurs feuillages. (p.8)

Un miracle dans un monde où le développement économique emporte tout et où les forêts sont des obstacles à éliminer.

HISTOIRE

Étienne Beaulieu raconte l’histoire de cette enclave, territoire indien avant l’arrivée des Blancs comme tout le Québec et l’Amérique, domaine des Beckett qui s’y sont installés après la Conquête du Canada par les Britanniques. On pourrait s’attendre à ce que l’écrivain s’attarde à la flore, aux arbres, jouant au frère Marie Victorin pour mieux connaître cet espace qui a été protégé en 1963. Mieux que cela, Étienne Beaulieu entreprend de réfléchir à la place de la forêt dans notre civilisation occidentale. Il en fait un livre remarquable d’intelligence, de réflexions, de méditation je dirais, tout comme on le fait quand on a la chance de s’aventurer dans un boisé, de se retrouver face à soi, devant une nature qui en impose.
J’aime les forêts d’épinettes et de cyprès qui ont marqué mon enfance, la plainte du vent dans les branches, les grandes fougères des sous-bois et surtout les oiseaux et les bêtes que l’on peut y surprendre. J’ai été familiarisé à la forêt par mon père qui y devenait volubile, lui si silencieux d’habitude. Je vis au milieu de grands pins, des survivants du Grand Feu qui a ravagé le Lac-Saint-Jean en 1870, avec des mésanges partout, la présence des vagues du « Grand Lac sans fin ni commencement » pour marquer les jours.

REGARD

Étienne Beaulieu s’interroge sur notre attitude devant la forêt, le monde sauvage, le refuge des bêtes dangereuses, quand ce n’est pas la retraite des voleurs et des pilleurs. Dans les contes, des brigands se cachent immanquablement dans la forêt pour surprendre le voyageur téméraire. On risque sa vie en s’aventurant dans la forêt. On se souvient de la fameuse phrase de Maisonneuve qui s’est installé sur l’île de Montréal même si « tous les arbres pouvaient se changer en Iroquois ».

[Très tôt dans l’histoire] les forêts devinrent profanes : elles obstruaient la communication des volontés et des intentions de Jupiter, car leurs feuillages bouchaient la vue du ciel. Intuition fabuleuse et pénétrante de Vico, car si l’histoire occidentale hait les forêts, c’est que, au moins depuis les Grecs et les Romains, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants d’un père céleste. La où la divinité a été identifiée au ciel, ou à la géométrie éternelle des étoiles, ou à l’infinité cosmologique, où aux cieux, les forêts deviennent profanes, car elles cachent la vue de Dieu. (p.18)[1]

Volonté de voir loin, de dégager le ciel, d’éloigner la barbarie, de nier le réel pour mieux atteindre l'invisible.
Maintenant, la forêt est quadrillée et vue comme une ressource que l’on peut récolter avec le fourrage. Faut-il replanter ou réinventer des forêts un peu partout dans le monde ? Que faire devant notre manie de considérer la planète comme un réservoir de matières qu’il faut transformer ?

C’est toute la culture qu’il faut refonder, dans la mesure où la notion même de culture implique la déforestation et la transformation des forêts en vastes plaines jouxtant les villes, image plane d’un paysage domestiqué donnant lieu à la cultura agris (la culture des champs) qui servira de base métaphorique à l’édification de la cultura mentis et de la cultura animi (cultures de l’esprit et de l’âme) qui seront en faveur dans l’Antiquité et au Moyen Âge  pour former enfin ce que nous appelons depuis le XIXe siècle la culture. Se cultiver, prendre soin de son âme, c’est en Occident se rendre accessible à l’oculus divin s’agrandissant sans cesse depuis les premières civilisations défricheuses des grandes forêts primitives. (p.20)

AVENTURE

Beaulieu touche les liens fascinants que les humains ont toujours entretenus avec les arbres, les mystères et l’inconscient, le paysage aussi. Il remonte jusqu’à L’épopée de Gilgamesh qui met déjà en place toute une mythologie autour de la forêt, deux siècles avant Jésus-Christ.

Le premier exploit des héros vise non seulement à éradiquer « le mal sur la terre » que sont pour l’homme les forêts, mais aussi à trouver l’immortalité : détruire la forêt de cèdres d’Houmbaba, c’est en quelque sorte pour les humains une manière de chercher à éviter la mort. La forêt, c’est le lieu où l’homme n’était pas encore tout à fait humain, alors qu’il était animal parmi les animaux, ne se sachant pas mortel, comme Gilgamesh revêtu de la peau des créateurs qu’il tuait. (p.22)

Je pense à Maria Chapdelaine qui récite son chapelet en regardant la forêt qui avalera François Paradis. Il faut la raser et l’éloigner pour survivre, défricher pour installer la civilisation.
La représentation du monde, la naissance du paysage dans les tableaux et les campagnes, la manie peut-être que l’on a maintenant de tout photographier pour mieux s’approprier le réel. Une réflexion sur la pensée, l’amitié, le regard que l’on pose sur nous et le monde, nos peurs et nos étranges comportements.
Un livre d’heures que l’on traîne partout pour apprendre peut-être ce que nous sommes et où nous allons.
Étienne Beaulieu défait des nœuds et nous force à nous demander ce que nous avons fait de la planète en nous arrogeant le droit de tout nommer. Il faut entreprendre le dialogue avec la nature et aussi avec son semblable. Trump et Couillard auraient avantage à s’inspirer de Joubert.

Certes, il ne fait aucun doute que Joubert n’aime pas passionnément la polémique, lui qui croit que « la peine de la dispute en excède de bien loin l’utilité. Toute contestation rend l’esprit sourd ; et, quand on est sourd je suis muet ». Cependant, il demeure lucide et sait bien « qu’il y a naturellement dans l’homme un esprit de chicane ». Aussi ne se refuse-t-il pas à la polémique, mais précise qu’avant tout « le but de la dispute ou de la discussion, ne doit pas être la victoire, mais l’amélioration ». (pp.129-130)

Un livre à lire et à relire, une petite merveille d’intelligence comme il s’en fait peu. Splendeur au bois Beckett va me suivre longtemps.

SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU est paru chez NOTA BENE.

PROCHAINE CHRONIQUE : AMÉRIQUOISIE de JEAN DÉSY publié chez MÉMOIRE D’ENCRIER.



[1] Robert Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1922, p.24.