vendredi 1 juillet 2016

Éric Plamondon nous fait redécouvrir notre époque

UN PETIT VOYAGE à Québec. Je prends l’autobus maintenant pour ces déplacements, avec un livre pour oublier la distance et la route. Un roman traînait sur mon bureau depuis un moment. Lire dans un véhicule en mouvement, surtout quand on traverse le parc des Laurentides, est une aventure. J’ai feuilleté 1984 avant le départ et pensé qu’il convenait. Outre le titre qui me rappelait George Orwell, les fragments conviennent pour une lecture voyageuse, surtout sur la route sinueuse entre Hébertville et l’embranchement de l’autoroute qui va vers Chicoutimi ou Québec. Un beau soleil, un jour chaud, l’un des premiers de l’été, un siège pour prendre ses aises et j’ai ouvert le roman en longeant le lac Vert. Je me suis rendu compte rapidement que je ne traverserais pas seulement le parc des Laurentides, mais que je vivrais une expérience de lecture.

Je ne savais rien d’Éric Plamondon. J’avais droit à trois romans publiés entre 2011 et 2013 réunis en un gros volume. Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise et Pomme S. Une réédition originale. Cela ne se fait guère. Je me suis avancé sur la pointe des pieds. Surtout avec les courbes de la route, les moments pour regarder la rivière aux Écorces dans toutes ses grosseurs du printemps, ou encore ce paysage qui me coupe le souffle quand on aborde les descentes du mont Apica.
Une mauvaise impression d'abord. Cette longue énumération du début m’a fait sourciller. L’auteur se complaît dans une logorrhée sans fin et normalement, j’aurais rebroussé chemin.

J’ai eu de l’acné, je suis allé à l’université, j’ai eu du cul, je me suis marié, je me suis drogué, j’ai voyagé, j’ai fait du sport, j’ai lu les journaux, j’ai dit « bonjour », j’ai dit « oui, merci », j’ai été président de classe, j’ai été employé du mois, j’ai milité pour ci et j’ai milité pour ça. J’ai ouvert un compte en banque, j’ai économisé, j’ai acheté une voiture, j’ai roulé un peu ivre, mais pas trop, je n’ai pas grillé de feu rouge, j’ai repassé mes chemises le dimanche soir, j’ai acheté des cadeaux de Noël, d’anniversaire, de mariage, de Saint-Valentin… (p.13)

La danse du « je » continue pendant trois ou quatre pages. Je n’aime pas les répétitions et chasse les mots qui reviennent dans mes textes en véritable obsédé. Je crois que j’aurais mis le livre de côté normalement. Je suis un lecteur patient, mais certaines choses me rebutent. J’ai continué, malgré mes hésitations, me disant que ce serait ma lecture de voyage. Et je n’avais pas envie de passer des heures à compter les épinettes.
Et est apparu Johnny Weissmuller, le grand champion olympien et comédien qui a fait les beaux jours de mon enfance. Quand nous avons enfin eu la télévision dans la maison familiale, un peu après tout le monde au village, je ne ratais jamais Jim de la jungle. Une sorte de gardien de parc, une manière de Tarzan qui vivait bien des aventures. Comment oublier le plongeon du début, le chapeau qu’il jetait d’un geste assuré avant de s’élancer du haut d’un rocher ?
Et un écrivain américain que je ne connaissais pas. Un autre ! Richard Brautigan, un résistant qui a vécu à San Francisco à la belle époque. Son grand-père serait né au Québec.

PIÈGE

Et je me suis laissé prendre par ces textes qui nous lancent sur les traces de Tarzan, l’homme au cri inoubliable qui a fait rêver tous les garçons de mon époque et aussi un certain Gabriel Rivages qui est hanté par Brautigan, lit ses livres, ne semble jamais vouloir connaître la paix, sauf quand il plonge dans la lecture.
Ce n’est qu’au retour que j’ai été happé par 1984 qui tient du journal, de la fiction, de l’invention, de la biographie de Johnny Weissmuller, ce héros olympien et comédien qui a fini dans la dèche. Une histoire fascinante d’un petit garçon né en Hongrie et qui est devenu un champion de natation. J’ai su devant l’Étape, tout près du grand lac Jacques-Cartier qui digérait ses dernières glaces, que j’irais jusqu’au bout de cette lecture un peu particulière. Pas évident d’osciller entre la fiction, le bavardage, les éléments biographiques de l’écrivain, des réflexions personnelles et une forme d’enquête sur notre monde ou des évidences que l’on ne prend jamais la peine de vérifier. Une sorte de capharnaüm où l’on retrouve Johnny Weissmuller dans son enfance à Chicago, près du grand lac Michigan où il a développé une véritable passion pour l’eau et la natation. Un palmarès unique et impressionnant. Le premier humain à nager le cent mètres en moins d’une minute. Si vous aimez les exploits sportifs, vous êtes comblés.
Et il y a l’après, sa carrière au cinéma. Un homme qui n’est jamais arrivé à s’installer dans la vie avec ses nombreux mariages et qui a tout flambé. Les héros dégringolent souvent aux États-Unis. Et il y a ce Brautigan que l’on découvre peu à peu. Un original, un singulier qui échappe à toutes les balises.

Entre la guerre du Vietnam, les émeutes raciales et le droit des femmes, il trouve sa place parmi les allumés de la côte ouest. Il ne se veut pas directement anarchiste comme les Diggers, mais son style respire la liberté à pleine page. Quand il parle d’une partie de pêche ou d’une balade en bus, Brautigan, par son style, tape autant que Bakounine ou Blanqui. Ni dieu ni maître ! (p.237)

Je suis allé sur Internet pour savoir qui était cet écrivain. On a beau passer sa vie à lire, il y a toujours des auteurs qui restent dans l’ombre. Il suffit d’entrer dans une bibliothèque ou dans une librairie pour prendre conscience de l’ampleur de son ignorance. Une tête sympathique et un mythe de la contre-culture.

FASCINATION

Et je me suis passionné pour cette écriture qui se moque des belles manières, n’hésite jamais à bousculer les convenances et à défaire les schèmes de la narration. Nous sommes à la fois dans le réel et le fictif, dans le journal intime et la biographie d’un sportif et d’un écrivain mythique, dans l’actualité aussi. Brautigan m’a rappelé Kerouac et cette génération qui rejetait toutes les obligations pour vivre la vie d’errant qui ne croit et n’espère que dans les rencontres fortuites, les amitiés qui vous emportent parfois au bout du monde. Surtout que je venais juste de sortir de la lecture des romans en français de Kerouac et de son journal de bord. J’étais particulièrement bien préparé pour suivre Rivages, Plamondon et Brautigan.

En 1926, le quadruple médaillé des Jeux olympiques de Paris est invité à visiter les studios de la MGM à Hollywood. Il y rencontre, médusé, son héros d’enfance Douglas Fairbanks. Ce dernier lui donne alors ce conseil : « Si jamais tu fais du cinéma, faut te faire raser tout le corps, sinon à l’écran les poils paraissent énormes. On ne voit plus que ça. C’est dégoûtant. » (p.59)

Anecdotes, réflexions pour mieux voir peut-être l’histoire contemporaine, me faire prendre conscience que j’ignorais bien des choses. L’ordinateur par exemple.
Je me suis passionné pour Brautigan dans Mayonnaise, ses déplacements, ses lectures, ses écrits, ses succès étonnants et son refus de toutes les normes, ses excès aussi. Il finira alcoolique, un peu comme Kerouac, se suicidant en 1984. Toujours l’ombre d’Orwell, l’année particulière.

POMME S

Le dernier roman m’a emballé. Je me suis retrouvé devant l’ordinateur que j’utilise tous les jours. Pomme S, le titre, rappelle la fonction clavier pour enregistrer un texte. Plamondon nous fait connaître Steve Jobs, l’inventeur de Appel et de l’ordinateur personnel. Le lancement a eu lieu en 1984 et cet appareil a changé le monde. L’histoire d’une réussite exceptionnelle, l’invention d’une machine qui a bouleversé nos manières de faire et de concevoir la mémoire. Avant l’écriture, l’invention de l’imprimerie pour tout dire, les humains cherchaient à savoir le plus de choses possible et à les répéter à leur descendance. L’invention de la rime aurait facilité ce travail de mémoire. L’ordinateur, les transistors, le disque dur ont fait en sorte de déposer le savoir humain dans une immense bibliothèque pour nous libérer du devoir de mémoire. Steve Jobs a été un visionnaire et un homme fascinant malgré ses obsessions.

Steve Jobs aimait se prendre pour Léonard de Vinci. Il voyait dans l’Italien la figure parfaite du gentilhomme, à la fois artiste et scientifique, poète et technicien. Pour lui, le portraitiste de Mona Lisa représente l’alliance par excellence entre l’art et la science. Toute sa vie, Jobs se réclame de cette dualité. Il veut marier la technologie la plus parfaite au design le plus raffiné. (p.520)

Une aventure passionnante que celle de l’informatique. Steve Jobs est devenu une légende et une sorte de prophète. Chose certaine, je ne vois plus mon ordinateur de la même façon.
Plamondon m’a fait connaître quelques grandes figures de mon époque et mieux aimer mon siècle que l’on a tendance à voir comme celui des excès et des agressions contre l’environnement. Certains ont vécu d’incroyables aventures qui ont changé le monde et nos manières de faire. Oui, les découvertes sont encore possibles et tout n’a pas été dit et fait. Il faut juste un peu d’imagination pour emprunter des sentiers inconnus. Tout est toujours à découvrir.
Un écrivain étonnant que cet Éric Plamondon. Il aime défaire les normes de l’écriture et réussit à nous accrocher avec ses réflexions, sa curiosité, son plaisir de raconter, son amour de l’humain et de son époque. Que demander de plus ?

LA TRILOGIE 1984 d’Éric Plamondon est paru au QUARTANIER, 616 pages, 31,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : NIKO de Dimitri Nasrallah publié à La Peuplade.

mercredi 29 juin 2016

Jean-François Beauchemin aime flâner dans sa vie


LES ÉCRIVAINS FINISSENT tous par s’attarder à leur vécu avec le temps. Malheureusement, presque tous tardent à écrire leur autobiographie. Je pense à Gabrielle Roy et à Gabriel Garcia Marquez qui se sont arrêtés, dans cette entreprise fascinante, à leur première publication. Bonheur d’occasion pour Gabrielle Roy et Cent ans de solitude pour Gabriel Garcia Marquez. Ils ont traversé l’enfance et n’ont pas eu le temps de raconter comment leur vie a changé avec le succès. Peut-être que les écrivains rêvent d’être maîtres du temps en luttant constamment avec lui. Jean-François Beauchemin raconte son vécu, s’attarde à des réflexions et des pensées dans un autre de ses carnets. J’aime ces textes qui s’aventurent autant dans le passé que le présent. Une manière d’apprivoiser les mots en demeurant attentif à l’aventure de vivre.

Les écrivains aiment s’attarder aux détails et aux contours de leurs jours. Plusieurs finissent par arpenter leur jardin, s’attarder dans un coin isolé, jongler avec une pensée qu’il reprenne sans cesse pour la scruter sous tous les angles. Ces porteurs de mots tentent de comprendre ce que la vie a fait d’eux et ce qu’ils font d’elle. Tous les écrivains cherchent cet équilibre, même quand ils s’égarent dans la fiction et tentent de déjouer le réel.
Avec Objets trouvés dans la mémoire, Jean-François Beauchemin ne fera pas courir les foules même s’il a ses lecteurs. Cet écrivain est passé maître dans l’art de flâner, de s’attarder à un souvenir, une rencontre, une lecture ou une phrase qu’il retourne comme les pierres sur son chemin pour voir ce qu’elles cachent.
L’aventure débute par une citation un peu intrigante de Gustave Flaubert.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. (p.7)

Un livre libéré des intrigues et des personnages, avec des mots qui vont dans toutes les directions pour mieux vous cerner. De quoi attirer l’attention de Jean-Pierre Girard avec ses Chroniques de riens. Un livre qui ignore les intrigues et les personnages pour s’installer dans le présent, se coller simplement à la vie et aux bonds qu’elle peut inventer. Un carnet où l’écriture s’abandonne à l’écriture. Pourtant, ces petits riens finissent toujours par prendre une direction, s'attarder dans les coins les plus secrets. L’écriture vagabonde veut cela, comme si on se laissait emporter par les mots, des odeurs et des souvenirs qui ne cessent de nous bousculer et de vous hanter d’une certaine façon.

ARRÊT

Cette démarche fascine tous les écrivains qui, après avoir fréquenté la fiction, sentent le besoin d’oublier le personnage qui devient souvent tyrannique. On le sait, le roman impose sa direction, son vocabulaire, sa musique et des lieux, vous fait fréquenter des personnages plus et mieux que certains humains. C’est peut-être ce qui arrivait à mon père quand il se berçait au bout du poêle. Tous savaient qu’il ne fallait pas le déranger ou lui demander à quoi il pensait. Il allait dans un monde que j’aurais tant aimé connaître. J’imaginais qu’il s’aventurait dans les forêts qu’il redécouvrait chaque fois qu’il s’éloignait de la maison en souriant. Il ouvrait les yeux et regardait autour de lui, comme s’il prenait un certain temps à retrouver notre monde. J’étais certain de l’avoir deviné dans ses errances.
 Les écrivains sont des nomades qui tournent autour de certains lieux, des souvenirs, des moments de leur enfance, des rencontres ou des lectures qui les habitent. Ils ne savent jamais où ils vont quand ils s’éloignent comme ça les mains dans les poches, mais souvent leurs pas les mènent dans des endroits connus et visités de nombreuses fois.
Ces moments heureux où l’on a eu la certitude d’être à la bonne place et de respirer en toute liberté. Et ce calepin que l’on traîne avec soi comme un panier pour les champignons. Écrire en marchant, en flânant comme le faisait Nietzsche dans ses promenades en forêt et que raconte si bien Victor-Lévy Beaulieu dans sa dithyrambe beublique.

RENCONTRE

Jean-François Beauchemin a fait face à la mort et l’a raconté dans La fabrication de l’aube, un récit qui touche l’intelligence et l’émotion. Il pense souvent à cet instant où tout pouvait s’arrêter. Un soupir et c’était la grande aventure, la perte des mots et du monde. Comment oublier ce face à face ? Son écriture finit toujours par retrouver le chemin de cet instant qui a changé sa vie. Il a beau s’abandonner aux méandres de sa pensée, s’inventer des sentiers qui semblent n’aller nulle part, il y a toujours ce vécu où il a pris conscience d’avoir failli perdre un monde précieux et unique.

À mon avis, ce livre que j’écris, plein des objets trouvés dans ma mémoire, est encore une façon de détourner l’attention de mon interlocuteur. Je l’oblige en lui racontant mon passé à regarder par-dessus mon épaule plutôt que sur mon visage, sur mes mains et sur mon corps, où l’essentiel est écrit. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Je la rencontre bien davantage dans ce battement venu des arrière-fonds de la poitrine et auquel je tâche d’ajuster mon pas, dans ce regard vert qui était aussi celui de maman. (p.69)

Quel plaisir de s'avancer dans une écriture qui vous bouscule et vous entraîne sur des chemins détournés où vous retrouvez vos propres souvenirs. Beauchemin pratique l’art de la confidence où il n’y a plus que la vie qui importe, que ce murmure rassurant. C’est pourquoi, peut-être, ce genre de récit me fascine tant. Voilà une façon unique de cerner l’humain, ses angoisses et ses espoirs, de se voir dans les yeux des autres. Après tout, écrire répond à ce besoin de toucher un lecteur, de retenir son attention, de se comprendre et de cerner une pensée souvent imprévisible.

Je pense que je n’ai de ma vie que cette même connaissance abstraite, ou poétique, si on veut. Ce cœur qui souffle dans la poitrine comme le bœuf dans une certaine étable, ce cerveau veillant de son mieux sur les quelques hectares mal tenus de son domaine, ce corps secourable et problématique, ces croyances abandonnées au bord du ciel, tout cela qui me forme jour après jour m’est au fond étranger. (p.87)

L’écrivain fait de sa vie une réflexion qu’il ne cesse de tisser jour après jour.

EXPÉRIENCE

J’ai lu Objets trouvés dans la mémoire dans le calme du soir, quand le jour se laisse aller, juste après que le soleil renverse toutes ses couleurs de l’autre côté du grand lac, au-dessus de la pointe Taillon en nous faisant des promesses pour le lendemain. J’ai compris encore une fois, avec Jean-François Beauchemin, que la vie est une aventure quand on prend le temps de retenir ses gestes pour être là, maintenant.
L’écrivain touche ce qui se dépose au fond de soi après les grandes rafales, les bousculades et les occupations souvent futiles qui avalent tout notre temps. Il suffit du chant d’une mésange, du regard d’un chat qui s’avance lentement ou de l’envol d’une corneille qui rentre pour la nuit.
Jean-François Beauchemin nous rend plus conscients du présent et de la beauté du jour. Ce carnet, il faut l’ouvrir souvent parce que c’est une main sur votre épaule qui vous empêche de vous lancer dans des frénésies qui laissent épuisé. L’auteur vous donne du temps pour être partout dans votre corps, pour sentir que la vie peut suivre les méandres d’une musique de Ravel ou de Debussy. Une lecture pour se réconcilier avec soi et les autres, surtout avec la course du temps qu’il faut toujours ralentir pour être le plus possible.

OBJETS TROUVÉS DANS LA MÉMOIRE de JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN est paru chez LEMÉAC ÉDITEUR 184 pages, 22,95 $. (Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Été 2016, numéro 162) 

PROCHAINE CHRONIQUE : LA TRILOGIE 1984 d’ÉRIC PLAMONDON publié AU QUARTANIER.