jeudi 31 mars 2016

Les écrivains aiment imaginer des mondes

TOUT RECOMMENCER, être Adam ou Ève sur une île déserte pour réinventer la vie. Cette idée a fasciné nombre d’écrivains. Tout commence bien malgré la solitude et la catastrophe. Après tout, le rescapé se retrouve dans un paradis et il n’a pas à se protéger des animaux sauvages. Arrive l’autre et tout bascule. La venue de Vendredi bouscule Robinson Crusoé. Le primitif et le civilisé doivent apprendre à vivre ensemble. Il faut réinventer la vie en société dans Sa majesté des mouches d’Arthur Golding où des enfants retournent à l’état sauvage. Qu’est-ce qui fait la civilisation et éloigne la barbarie ? Dynah Psyché, dans Rouge la chair, reprend le thème et l’explore à sa façon.

Daniel Defoe, Michel Tournier, Arthur Golding ont tenté d’inventer une vie nouvelle sans pour autant réussir à décrire un monde où la violence, les agressions et la folie disparaissent. Yann Martel dans L’histoire de Pi met face à face le tigre et le jeune garçon.  Ce sera l'humain qui profitera le plus de cette fréquentation. 
J’ai fait une incursion de ce côté, il y a plusieurs années, en me lançant dans un roman qui racontait l’histoire d’un survivant. Il se retrouvait seul sur la planète. Du moins, il le pensait jusqu’à ce qu’ils voient des empreintes sur le sable. Tout recommence. La peur, les craintes, l’autre qui devient une menace, les armes. J’ai abandonné le projet, n’arrivant pas à trouver une voie nouvelle. Comment ne pas penser à La route de Cornac McCarthy ? Le monde retourne à la sauvagerie quand il tente de se réinventer.
L’histoire des Amériques illustre ce mythe. Les arrivants rêvaient d’abandonner leurs « misères » dans la vieille Europe pour inventer un monde meilleur. La longue marche vers l’Ouest américain cherchait à s’éloigner des dogmes religieux de plus en plus étouffants pour créer une société libre. La Californie semble la plus réussie de ces utopies avec sa mentalité ouverte et sa tolérance. L’humain, semble-t-il, ne sait que reproduire des instincts ancrés au plus profond de lui. Un loup ne peut être qu’un loup.

RECOMMENCEMENT

Fiona vit dans une tribu de nomades. Tous déménagent à la saison des pluies pour se protéger des moustiques et de l’humidité. Ils naviguent dans de grands canots et se réfugient à l’intérieur du fleuve, sur les hautes terres. Les femmes vivent d’un côté et les hommes de l’autre. Un monde pacifique, fait de bonne entente et de partage.

Fiona ne quittait jamais la mangrove sans un petit serrement de cœur. Même si la migration était prévue et se répétait chaque année à la saison des pluies, la jeune fille aurait aimé y échapper. « Pourquoi doit-on partir ? » avait été une de ses questions rituelles quand elle était plus jeune. (p.9)

Les nomades vivent un tsunami qui emporte tout sur son passage. L’adolescente se retrouve sur une île, sauvée par un arbre mythique qui l’a protégée de la mort. Le sang-dragon pourrait être l’arbre du bien et du mal, celui de la connaissance qui garde la vie. Où est-elle et y a-t-il des survivants ? Elle explore son nouvel environnement, retrouve le corps de sa meilleure amie Kloé. Il reste l’espoir que des membres de sa tribu viennent la secourir. Sa mère ne l’abandonnera jamais. Elle se débrouille malgré la solitude, trouve des hameçons et peut attraper des poissons.
Après un certain temps, une bande d’enfants envahit son île. Ce qui pourrait s’avérer des retrouvailles, une fête, devient un cauchemar. Un garçon particulièrement brutal impose son pouvoir et domine les autres.

Fiona était littéralement estomaquée par le comportement des enfants. De jeunes sauvages, voilà ce qu’ils étaient devenus. On leur avait enseigné l’entraide et la solidarité, mais ils avaient oublié les leçons des adultes pour sombrer dans la guerre. Il fallait absolument les calmer et ce d’autant plus vite qu’elle trouvait inquiétante la présence des couteaux. Les enfants étaient prompts à s’enflammer, ils paraissaient excédés et prêts à tout, simplement parce que la faim les dominait. (p130.131)

La jeune fille doit se dresser devant Fulbert, le chef qui terrorise les plus jeunes. Elle est plus vieille et plus forte physiquement, incarne le pouvoir malgré elle. Comment ramener les enfants à des manières qui correspondent à celles que les parents et les anciens leur ont inculquées ? Que reste-t-il de l’ancienne vie ? Que deviennent les valeurs quand les liens de la collectivité s’effritent ? La civilisation est-elle l’affaire de la société ou de l’individu ?

QUESTIONS

Ce roman permet de réfléchir à la vie en groupe, aux instincts ancrés dans les êtres humains, aux pulsions qui caractérisent les mâles et les femelles. Fulbert est obsédé par le goût du sang. Le jeune chasseur pousse le groupe à la violence et aux excès grâce à un rituel qu’il invente. Fiona tente de garder son équilibre et de protéger les enfants de ce garçon qui semble prêt à tout.

De toute façon, elle le refusait, ce pouvoir qui consisterait à décider pour eux. Tout simplement parce qu’elle ne voulait pas que l’inverse se produise : qu’on prenne des décisions pour elle. Comme si la conscience de sa responsabilité vis-à-vis d’elle-même avait fait germer un profond besoin de liberté dans sa tête… Elle s’engageait à faire tout son possible pour prendre soin d’eux, mais ce rôle était-il jouable sans donner des ordres et statuer pour autrui ? Et si une opportunité se présentait pour qu’elle parte, mais seule, pourrait-elle les abandonner ? (p.144)

Fulbert incarne ce je sanguinaire et Fiona la collectivité. Les deux ne peuvent que se dresser l’un devant l’autre.

FILLETTE

Lilia, une petite, a disparu lors d’une chasse. Fulbert ne s’en soucie guère. Ce qui importe c’est la chair, le sang pour imposer sa férocité et sa puissance.
Une femelle lamantin a remplacé son bébé par l'enfant qui se nourrit à son sein. Les autres la suivent et l’animal devient la mère de tous. Symbole de générosité, de résilience, d’amour qui transgresse les frontières et permet le partage dans le plus incroyable des dons. On a eu le mythe de Tarzan qui a été adopté par des singes. Il ne faut pas oublier que Rome, selon la mythologie, a été fondé par Rémus et Romulus, des frères jumeaux nourris par une louve. Ce contact entre l’animal et l’humain est bien présent dans l’histoire de la pensée humaine.
Belle occasion de réfléchir sur ce que sont les instincts qui nous poussent à tuer ou à s’entraider. Le goût du sang serait-il particulièrement fort chez les mâles et moins présent chez les femelles ?
Rouge la chair nous pousse à la limite. L’amour, le partage, la générosité, le don de soi ne seraient pas seulement l’apanage de la race humaine. L’animal peut faire preuve d’empathie dans des comportements étonnants.

Or il l’avait retrouvée et il ne souhaitait plus la perdre. C’était son amie et elle était gentille. La preuve en était qu’elle avait partagé sa nouvelle mère avec eux. Ils avaient tous bu de son lait et une « famille » s’était formée à ce moment-là. Puisqu’elle était devenue leur mère, ils étaient frères et sœurs. Mais pas comme les jumelles Amala et Kamala qui se disputaient tout le temps. Une famille à eux, avec une seule règle, le silence… …Les autres l’avaient écouté, fascinés par son discours. Tout ce qu’il disait leur paraissait vrai, et même si le lait n’avait pas bon goût au début, même s’il les avait rendus malades, c’était tellement bon d’avoir retrouvé une maman et de former une famille…(p.249-250)

Un roman fort intéressant malgré certaines incongruités. Fiona vit dans la jungle et souvent on a l’impression qu’elle possède la pensée d'une citadine. Cela passe par un vocabulaire et des raisonnements décalés. Ça sonne un peu faux. Et elle ne cesse de se questionner sur ce qu’elle vit, doit faire ou doit défendre. Ces grandes considérations sont beaucoup plus le fait de l’auteure que du personnage, il me semble. Dans une situation semblable, il y a moins de raisonnements que de gestes. Les grandes introspections et les hésitations de Fiona cassent le rythme de l’histoire et nous font oublier un peu sa situation.
Malgré des tics, Rouge la chair n’en demeure pas moins un roman intéressant qui va à la source de cette violence qui détruit nos sociétés. L’écrivaine pousse plus loin en envisageant les rapports entre les bêtes et les humains. Une histoire séduisante qu’un élagage aurait pu rendre irrésistible.

PROCHAINE CHRONIQUE : Le géant de Francine Brunet publié chez Stanké.


Rouge la chair de DYNAH PSYCHÉ est paru chez XYZ Éditeur, 290 pages, 24,95 $.

lundi 28 mars 2016

La vie est la plus incroyable des histoires


QU’EST-CE QUI TIENT en vie ou qui fait que le corps flanche ? Christiane Duchesne, dans MOURIR PAR CURIOSITÉ, aborde cette question de façon étonnante. Emmanuel, après un grave accident, se retrouve dans le coma. Ses signes vitaux sont là, mais on doute de sa survie. Au mieux, il  perdra l’usage de ses jambes. Rose, sa tante, décide de lui parler pour le retenir, pour le garder là. Elle entreprend un voyage particulier en lui racontant la vie des ancêtres, se permettant d’inventer des personnages. Elle remonte l’échelle généalogique pour donner un visage à ceux qui, avec le temps, se réduisent à un nom et deux dates dans un cimetière. Ce qui importe pourtant, c’est l’espace entre la naissance et la mort, là où le vivant prend toutes ses dimensions.

Je me suis retrouvé, en lisant Christiane Duchesne, dans l’esprit d’un enfant qui attend son histoire avant de s’abandonner au sommeil. Mes parents ne nous racontaient jamais d’histoire avant d’aller au lit, mais nous avions un voisin qui était peut-être le plus grand menteur de la paroisse, celui qui pouvait transformer sa journée en événement fabuleux. Et comme il venait presque tous les soirs après le souper, il donnait sens à notre journée. Il ne faut pas chercher ailleurs mon goût pour les romans et l’écriture. Cet homme extravagant m’a poussé vers les livres et fait découvrir le merveilleux qui se cache dans tous les jours de la semaine.
Une vie est une vie, mais peut-être aussi qu’elle ne serait rien si elle n’était pas liée au passé, à une histoire qui permet de nous dresser dans le maintenant et à un souffle qui nous berce, nous enchante, nous bouscule et nous emporte comme une bouteille à la mer. Un héritage aussi, le plus beau de tous. Nous sommes ce maillon qui permet d’échapper au temps et aux enfermements du présent. Nous sommes ce temps entre un passé et le futur, un croisement qui soutient toute l’histoire de l’humanité.

Pour le moment, je me contente d’observer la mort en silence et de l’intérieur, tout cela est bien intriguant, ça aiguise la curiosité, je suis mon propre cobaye et je m’examine sous toutes les coutures avec attention, mais je ne suis pas mort, alors réjouissez-vous plutôt que de pleurer sur mon sort. Réjouissez-vous à ma place parce que, moi, je n’y arrive pas. (p.23)

Emmanuel s’accroche à la vie par la parole de cette tante qui n’est jamais à court de mots. Une expression biblique dit « le verbe s’est fait chair ». La vie se fait mots, histoires qui s’imbriquent à toutes les histoires vraies, possibles, rêvées ou inventées. Les phrases sont un souffle qui permet la conscience. C’est là la plus folle et la plus belle des aventures. Christiane Duchesne chevauche entre le réel et l’inventé, le possible et l’impossible. Elle nous permet de se moquer de la mort et de la déjouer par son imagination. 

Dans le grand arbre de la famille, elle choisit chaque jour un personnage, c’est la mission qu’elle se donne et dont elle ne parlera à personne. Thérapie par la généalogie, des histoires de famille comme une musique qui se fraiera un chemin entre les strates de la conscience, par petites couches qu’elle laissera se déposer lentement au rythme d’une par jour. Les histoires rassurent, même celles qui sont tristes, même celles qui font peur du seul fait qu’elles sont vraies ou tout au moins possibles, parce qu’une voix les raconte et les offre sans rien demander d’autre que d’y croire. Une corde à nœuds pour Emmanuel. (p.28)

Une sorte de conte des Mille et Une Nuits qui vous garde dans le présent. Rose est une Shéhérazade qui tient la mort à distance. J’aime ces personnages qui se succèdent et nous permettent d’oublier les enfermements du silence. L’impression d’aller d’une pierre à l’autre pour traverser une rivière. 

LIEN

Emmanuel a conscience de certaines présences, de ses parents ou du personnel soignant, mais ce qui importe, c’est cette corde que tient Rose, cette présence qui l‘attire tout doucement du côté de la vie.

Entre les visites de mes parents, des médecins et des infirmières, des ergos, des physios et tes sit-in, Rose, il y a de très longues heures de simili silence. Je pense au silence, je pense que je suis dans le silence, très loin à l’intérieur du silence. Ou dans ses creux. Je m’y perds comme on se perd dans celui de la mer qui n’est surtout pas tranquille, qui mène un vacarme énorme, avec le vent, les galets qui crépitent en roulant dans la vague, les mouettes agitées, les rouleaux blancs d’écume, les vagues qui se cassent, celles qui se frappent et celles qui s’enfuient, tout n’est que bruit au bord de la mer et en mer aussi, mais on se trouve au milieu de ce tapage dans un maelström de silence, dans un creux du silence, chacun possède le sien, et ce silence-là ne se partage pas puisqu’il naît de l’intérieur de celui qui écoute. (p.57)
 
Petit à petit, Emmanuel revient vers ses parents et son amie Juliette, retrouve tout ce qui lui a été enlevé quand le bolide a foncé sur lui. C’est long, c’est lent, ce sont bien des chemins et des courbes. Tout dans la vie est méandres et courbes sinueuses qui nous égarent dans le plus chaud du jour. Quand plus rien ne tient, il reste l’imaginaire, le pouvoir d’évoquer et de dire. « Vivre pour raconter », répétait Gabriel Garcia Marquez.
Je souhaite que sur mon lit de mort, quelqu’un vienne lire un livre que j’ai particulièrement aimé. L’un de ces écrivains qui ont marqué ma vie et m’ont permis de m’ouvrir les yeux sur ce qu’est l’art de vivre. Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Robert Lalonde, Gunther Grass, Jean Giono, Nicole Houde et Jacques Poulin. Je suis certain alors que je pourrai partir en souriant parce que jamais je n’aurai été aussi vivant.

RENCONTRE

Christiane Duchesne rend hommage ici à l’art de dire, de raconter, au métier qu’elle pratique et qu’elle pratiquera encore jusqu’à son dernier souffle. Parler, c’est vivre. Quel bel hommage à la littérature, à son travail qui est peut-être de tenir les consciences en éveil. J’aime penser que les écrits permettent de s’accrocher au présent et de tendre les bras vers le passé afin de permettre le futur. Tout repose sur nos gestes, des paroles, des rêves et nos manières de s’inventer. Les histoires permettent de tisser ces liens, de garder des personnages et des événements bien vivants. Autrement, que resterait-il ?

Se souviendra-t-il de tous ces gens, les inventés, les connus, les inconnus, aura-t-il su distinguer les vrais des faux ? Ils en reparleront tous les deux sur la plage de galets ronds, à moins qu’une fois revenu dans le monde, il n’ait plus envie de cette vaste famille. Un jour, plus tard, Rose racontera la vie de ses petits des écoles, ce sera son livre des miracles. Terminées les histoires, et les chaussettes aussi. (p.293)

Rien n’est fini. Tout recommence. On ne peut jamais en finir avec les histoires. La vie est une merveilleuse intrigue qui ne cesse de se renouveler. Il ne faut jamais arrêter d’inventer des « mensonges vrais » et des personnages parce que ce serait consentir au silence. Et cela, la vie ne le permet pas. Et je pense à Nicole Houde, Claude Le Bouthillier, Jacques Girard, tous des inventeurs de mondes qui viennent d’entreprendre le grand voyage. Je sais qu’ils ne peuvent mourir pour vrai malgré les apparences. Ils sont là, ils me tendent la main parce qu’ils m’ont laissé des romans, des talles de mots qui se moquent du temps.

Mourir par curiosité de CHRISTIANE DUCHESNE est paru chez Boréal, 296 pages, 25,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Rouge la chair de DYNAH PSYCHÉ publié chez XYZ ÉDITEUR.