vendredi 17 octobre 2014

Hervé Bouchard est un prestidigitateur

Hervé Bouchard lors de la lecture publique de Numéro six
En ouvrant Numéro six d’Hervé Bouchard, je n’ai pu que fermer les yeux, l’imaginer sur la scène et entendre sa voix. La lecture publique d’une version de ce texte, réalisée en 2013 par l’auteur, m’avait plongé dans un monde familier et pourtant tellement étrange. Un garçon franchit toutes les étapes au hockey, de l’apprentissage du patin jusqu’au jeu dans une équipe reconnue. Hervé Bouchard, en grand sorcier qu’il est, nous étourdissait pour mieux nous tenir en haleine. Cette lecture devenait une performance physique, autant pour l’auteur que le spectateur. L’impression d’être bombardé de mots pendant deux heures, d’être attaqué par des essaims de guêpes qui viennent de partout.

Comment lire ce texte sans entendre sa façon inimitable de dire ? Je le vois au milieu des bandes de papier qui le cernaient. Il récitait de mémoire parfois, mais revenait toujours à ce texte sans fin pour s’accrocher à une réalité fuyante. Lecteur et auteur au milieu d’une toile d’araignée qui emprisonne. Chez Bouchard, les mots vous retournent, vous ligotent et vous libèrent aussi. Il suffit de les dire, de les scander pour être hypnotisé.
L’écrivain emprunte souvent la structure d’une pièce de théâtre pour asseoir ses ouvrages. Tout repose sur un texte jubilatoire même quand il aborde des sujets tragiques, comme la mort du père dans Parents et amis sont invités à y assister. Une tragédie qui transforme la vie des enfants et les laisse devant une mère de plus en plus inaccessible. Tous avalés par un drame qui défait leur univers. Ils ne peuvent s’en sortir qu’avec des phrases qui les soulèvent, les emportent et finissent peut-être par devenir une armure.

Je faisais la danse du tournoiement en retard de l’euphorie de ne pas être là et je n’étais pas là et ce n’était pas drôle et j’étais là et on riait et je ne riais pas et j’étais là et c’était pareil que de n’être pas là. (p.38)

Dans Numéro six, le garçon grimpe les échelons de différentes catégories au hockey en vivant des « pratiques » qui le laissent presque en dehors de son corps. Un monde en soi, le clan qui importe dans toutes les œuvres d’Hervé Bouchard. Après il y a la rue, le quartier qui servent d’ancrage et deviennent presque des personnages.

On donnait alors aux défenseurs les numéros du bas, ça n’avait pas toujours été comme ça. J’ai pensé qu’on donnerait le numéro six en dernier à celui qui ne savait rien de ce qui allait arriver et, comme je ne savais rien de rien, j’ai pensé que c’était le numéro qu’on me ferait porter si jamais je patinais assez et si jamais je réussissais à ne pas brûler mon espoir en voulant trop. (p.41)

La lecture publique épuisait, comme si vous aviez couru le marathon. J’ai eu la folie dans une autre vie de m’adonner à ce sport qui vous fait vous heurter un mur avant de toucher la ligne d’arrivée. Pendant 42,2 kilomètres, vous connaissez la joie, l’euphorie, le sentiment d’être un surhomme et aussi l’épuisement. C’est vivre un peu tout cela que de s’aventurer dans les textes d’Hervé Bouchard.

Histoires

Il y a des rituels, des habitudes, la fierté et les humiliations qui arrivent inévitablement quand on veut être du groupe. Les histoires les plus folles ne cessent de circuler autour de certaines équipes sportives.

J’ai vu des midgets courir nus, ce n’était pas des nains, c’était des midgets punis qui couraient nus dans les corridors. Ils couraient nus dans les corridors et dans la joie. Leur punition avait consisté en une séance d’entraînement particulièrement sévère, il s’agissait de patiner stopper repartir stopper etc. entre les lignes peintes sur la glace sous la surveillance d’un âne qui ne faisait rien sinon rester là au milieu d’eux. (p.50)

Un territoire précis aussi et une géographie importante, significative même. Il est possible de le suivre à la trace pour quelqu’un qui connaît Arvida et les environs.

Jouons à dire les noms des endroits comme si nous étions dans le char à l’écart du monde, comme si nous n’étions pas et qu’il n’y avait que les endroits que nous traversons pour construire le monde. Jouons à leur donner à ces endroits des noms qui nous font exister. (p.45)
 
Comme s’il tournait autour d’un sujet à la manière d’un peintre cubiste. Hervé Bouchard virevolte autour d’une situation, la traverse de part en part, la retourne pour faire voir une autre dimension ou une autre réalité. Parce que ce que l’on voit n’est pas ce que l’on voit et ce que l’on dit n’est pas toujours ce qui s’entend. Les mots peuvent dire une chose et son contraire, créer un univers parallèle qui peut nous avaler ou nous rejeter.

Magie

Il faut parler d’un art qui invente un langage qui emporte tout comme un tsunami. Une voix originale, certes, une démarche qui ne cesse d’étonner et de surprendre.
— Je reste l’écrivain des écrivains, confiait-il au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Peut-être, mais est-ce que cela a de l’importance ? Les écrivains, les vrais, ceux qui se confrontent au langage, cherchent tous une manière, une couleur, une musique singulière.

Ma Clairon se couvre les lèvres d’un vernis à la fraise. Quand elle approche la cigarette de sa bouche, ses ongles aussi vernis en rouge lui font briller les yeux. Ses baisers ont le goût des baisers quand on pense aux baisers et qu’on a la bouche pleine de mots d’amour physique. Les mots d’amour physique, c’est ceux qu’on dit dans un bain de salive claire et chaude et fruitée. (p.108)

Il est de la race des Marie-Claire Blais qui depuis Soif ne cesse de nous faire perdre pied dans une fresque qui atteint la dimension de l’Amérique. Tout comme madame Blais, Hervé Bouchard me fait connaître des moments de pure joie. C’est encore le cas avec Numéro Six. C’est peut-être moins tragique. La mort n’est plus au cœur de l’aventure, mais le garçon apprend à aimer, à souffrir, à se faufiler dans l’âge adulte sans trop s’écorcher. C’est humain, peut-être un peu plus jubilatoire que les œuvres antérieures, mais c’est du Hervé Bouchard, un regard unique et singulier.

Numéro six d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier, 20,95 $.