samedi 6 mars 2010

Kim Thuy témoigne de la réalité d'une migrante

Kim Thuy est arrivée au Québec alors qu’elle avait dix ans. La fillette avait connu l’insouciance d’une vie aisée au Vietnam et puis la guerre, la victoire des Vietnamiens du Nord, l’apparition de soldats qui confondaient un soutien-gorge avec un filtre à café. 
Les parents de Kim Thuy auraient pu se retrouver au Lac-Saint-Jean. Plusieurs familles sont venues dans la région en fuyant cette guerre qui a déchiré non seulement le Vietnam mais aussi les États-Unis. Une ville adoptait alors une famille et tentait souvent maladroitement de leur faciliter les choses.
La petite fille qui ne parlait pas le français, qui ne savait rien des usages et des coutumes du Québec s’est retrouvée à Granby. Comment s’habiller avec le froid et la neige, comment manger cette nourriture différente quand on n’a jamais vu une fourchette?
«La ville de Granby a été le ventre chaud qui nous a couvés durant notre première année au Canada. Les habitants de cette ville nous ont bercés un à un. Les élèves de notre école primaire faisaient la queue pour nous inviter chez eux pour le repas du midi.» (p.31)

Les enfants

Les parents ne pensent qu’à leurs enfants. Ils sont l’avenir. Ils acceptent tout avec le sourire, surtout le père qui, après avoir mené la grande vie, doit se contenter d’emplois subalternes. La mère demeure volontaire, ambitieuse, consentant à tous les sacrifices. Elle qui ne savait que diriger des servantes doit apprendre à faire des ménages. Une réalité qu’il est difficile à imaginer.
«Mon père, lui, n’a pas eu à se réinventer. Il est de ceux qui ne vivent que dans l’instant, sans attachement au passé. Il savoure chaque instant de son présent comme s’il était toujours le meilleur et le seul, sans le comparer, sans le mesurer, c’est pourquoi il inspirait toujours le plus grand, le plus beau bonheur, qu’il fut sur les marches d’un hôtel avec une vadrouille dans les mains ou assis dans une limousine en réunion stratégique avec son ministre.» (p.73)
S’il faut tout découvrir, il est aussi impossible d’oublier… Comment chasser ce passé qui hante la petite fille? Un pays qu’ils ont quitté en abandonnant tout derrière eux. Ils ont fui sur des bateaux insalubres, avec ce qu’ils pouvaient emporter. Or, argent, diamants, quelques vêtements.
«Les gens assis sur le pont nous rapportaient qu’il n’y avait plus de ligne de démarcation entre le bleu du ciel et le bleu de la mer. On ne savait donc pas si on se dirigeait vers le ciel ou si on s’enfonçait dans les profondeurs de l’eau. Le paradis et l’enfer s’étaient enlacés dans le ventre de notre bateau.» (p.13)
Ils vivront la peur, les camps, la faim. Kim Thuy voyage ainsi entre sa réalité d’autrefois et sa nouvelle vie. Elle retournera à Hanoi pour se réconcilier avec cette partie d’elle-même. Elle y constatera surtout qu’elle est devenue une Québécoise.

Témoignage

Kim Thuy se montre une jeune femme fragile, un peu étrange parfois qui tente de souder les deux bouts de sa vie.
Elle témoigne de son vécu avec pudeur, parle de son fils autiste, ses parents et sa famille élargie. Ces fragments montrent une femme déchirée entre deux pôles et deux univers. Et peut-être le pire que peut vivre une émigrante, c’est ce sentiment de ne pouvoir exister sans avoir à regarder constamment derrière son épaule. La conscience d’être toujours en retrait, de se voir observatrice plutôt qu’agissante. Une façon de se protéger, de ne pas être étouffé par l’espoir ou la déception? Qui peut dire…
«J’aime les hommes de la même manière, sans désirer qu’ils deviennent miens. Ainsi, je leur suis une parmi d’autres, sans rôle à jouer, sans exister. Je n’ai pas besoin de leur présence parce que les gens absents ne me manquent pas. Ils sont toujours remplacés ou remplaçables.» (p.109)
«Ru» démontre qu’on ne change pas de vie en quittant un bateau ou en fuyant un pays la nuit. Il faut longtemps pour tourner la page et se sentir pleinement là. Tout ce que l’on dit sur les émigrants et leur insertion dans leur nouvelle société, Madame Thuy l’aborde subtilement, le démontre sans élaborer de thèse. Un témoigne vrai, juste, subtil, étonnant et émouvant. 

«Ru» de Kim Thuy est publié chez Libre expression. 

dimanche 28 février 2010

Émeline Pierre décrit une réalité dérangeante

Née de père haïtien et de mère dominicaine, Émeline Pierre suit des hommes et des femmes qui veulent fuir la misère. Ils quittent leur île, partent en exil, abandonnent souvent femme et enfants. Ils le font clandestinement pour échapper aux restrictions de l’émigration. Ils acceptent alors de perdre leur identité et d’être exploités par des gens sans scrupule. 
«Aujourd’hui que je suis bracera, journalière, dans un batey, je ne vois pas comment je pourrais retourner chez moi ; sans ressources, sans papiers, où irais-je ? Je suis condamnée à rester ici, dans ce campement de coupeurs de canne, prisonnière dans un pays qui ne sera jamais le mien puisque, de toute façon, les autorités dominicaines nient notre existence à nous, les Haïtiens.» (p.39)

Le rêve de ramasser un pécule et de rentrer au pays s’évanouit rapidement. Ces travailleurs illégaux deviennent des parias. Ils reçoivent un salaire de misère, s’endettent dans le magasin des propriétaires. Ils sont condamnés à travailler tant et aussi longtemps qu’ils le peuvent. Pour les femmes, on devine la suite…
«Par la suite, Voisin Jacques m’amène d’autres hommes. Pendant l’acte, je fais le vide dans mon esprit. Même le contremaître y est passé, sans me payer ou, du moins, en me rétribuant avec des coupons alimentaires. C’est son droit de cuissage. Ma réputation est faite. Je suis devenue une pute.» (p.48)
Des épouses battues par des maris alcooliques, cernées par des prédateurs qui n’attendent que leur heure. La prostitution devient alors la seule issue.
Une jeune femme arrive en Côte-d’Ivoire avec son mari. Mariée depuis deux semaines, elle rencontre la famille, sa belle-mère et les deux épouses africaines de son époux. Mohammed Touré a déjà deux femmes à Abidjan. Sabrina le sait et accepte la situation. 
«Je suis instruite, je suis bien plus belle que ses deux épouses. Il s’est marié avec moi par amour. Ce n’est pas un mariage de raison comme il l’a fait avec ces deux femmes. Je suis son Antillaise à lui comme il aime me le dire, sa go des Tropiques. D’ailleurs, la première et la dernière nuit, il les passera avec moi… Et puis, à Paris, je n’aurai pas à le partager. Du moins, j’essaie de m’en convaincre.» (p.23)
Tout se passe avec civilité. La troisième épouse fait preuve d’une naïveté qui dérange. Elle croit à son bonheur, du moins tente de s’en convaincre. Rien n’est arrivé, tout peut se produire. Est-ce seulement possible?

Macoute

Émeline Pierre touche une réalité qui est aussi la nôtre. Un chauffeur de taxi dans «Rencontre fortuite» fait monter une cliente boulevard Saint-Laurent à Montréal. Il reconnaît Marie-Merline Dorius. Elle habitait Port-au-Prince, tout comme lui. Son père était directeur d’école et s’opposait à Duvalier. L’ancien macoute a tué le père de la jeune femme. Quand le régime Duvalier a été ébranlé, il a réussi à migrer au Québec et vit paisiblement à Montréal. Un homme rangé, un père de famille exemplaire.
«Dix ans plus tard, je ne regrette pas la vie que j’ai menée en tant que macoute. J’ai lutté pour mon pays comme l’a fait Toussaint Louverture avant moi. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rien à me reprocher. Je mène une vie rangée. Je travaille en tant que chauffeur de taxi. Je ne bois pas, je ne fume pas. J’assiste chaque dimanche à la messe.» (p.121)
Réalité ? Fiction ? Tout est possible quand on naît au pays du malheur.
Émeline Pierre dévoile un monde troublant. Les Haïtiens sont maudits dans ces pays où ils vont s’installer pour tenter d’améliorer leur sort. Racisme, exploitation, violence, indigence constituent leur quotidien.
Des récits brefs, incisifs, des personnages déconcertants. L’écrivaine peint la réalité de ces déracinés sans jamais juger. Une écriture simple, sans fioriture, particulièrement efficace. Comme si nous les suivions pour les voir basculer dans le malheur et la misère. Émeline Pierre décrit une réalité qui va au-delà de ce que nous pouvons voir à la télévision et dans les journaux. D’une inquiétante actualité. 

«Bleu d’orage» d’Émeline Pierre est publié aux Éditions de La pleine lune.