jeudi 17 juin 2004

Jean-Paul Desbiens, un homme du passé

Régulièrement, depuis des années, Jean-Paul Desbiens, publie des tranches de son journal en changeant souvent d’éditeurs. Il se retrouve aux Éditions Septentrion pour la publication des années 2002 et 2003.
Je n’ai pas tout lu le journal de Jean-Paul Desbiens mais j’y reviens à l’occasion. Et à chaque fois, je répète que c’est la dernière incursion. Oui, j’aime les journaux d’écrivains. J’adore ce genre peu pratiqué au Québec. Une écriture qui exige de la générosité et une franchise exemplaire. Comme si le lecteur se faufilait dans l’intimité de l’auteur. Jean-Paul Desbiens a au moins le mérite de continuer envers et contre tous.
«En fait, je ne tiens pas un journal intime. Certes, je fais parfois mention de mes états d’âme, mais j’enregistre plutôt mes réflexions sur l’actualité, mes lectures, mes rencontres, la vie religieuse et la vie spirituelle». (p.65 )
C’est ce qui rend la lecture de ce journal exigeante. Évangile du jour, réflexion sur un saint dont c’est l’anniversaire, considérations sur la liturgie et les petites occupations quotidiennes.
Il effectue sa promenade d’une heure, à chaque matin, le long du fleuve. Rarement, il va s’attarder ou s’extasier devant le panorama.
«Le temps est couvert, mais le ciel est plein d’oiseaux: goélands, étourneaux, corneilles, pluviers kildeers, merles, tourterelles tristes. J’entends, mais sans le voir, un pic-bois. Les goélands volent très haut. Ils ont leur raison. Je vois aussi un raton laveur, mais je ne réussis pas à m’en approcher». (p.218)
Jean-Paul Desbiens n’est pas un contemplatif et encore moins un poète. Des faits, rien de plus.
Il y a aussi Jean O’Neil avec qui il correspond, les rencontres avec Didier Fessou, des amis, les voyages dans sa famille au Lac-Saint-Jean mais il ne s’attarde guère. Pas d’atermoiements! Il y a bien des tentatives d’humour mais cela ne lève pas. Jean-Paul Desbiens est tristement sérieux, farouchement austère.
Ses lectures? Très rarement québécoises. Il grogne sur les nouvelles du jour et rabâche une pensée désespérante.
«Au Québec, on s’attache! On finira bien par être attachés! Oh! qu’advienne la sécession du Québec! On va-t-y se retrouver, se découvrir, en plein fascisme. À l’âge que j’ai, je me sens tout à fait capable de toffer la run.» (p.204)
Le bon frère Untel perd les pédales quand il est question de la souveraineté, des pacifistes, des péquistes, des syndicats et du féminisme. Il sort les gros mots pour ne pas dire les insultes. Comment cet homme à la pensée si étroite et archaïque a-t-il pu travailler pendant des années au ministère de l’Éducation du Québec, être éditorialiste au journal La Presse, frayer avec ceux qui ont fait le Québec moderne et contemporain? Il y a un malentendu que Jean-Paul Desbiens n’élucide jamais dans son écriture quotidienne.
«Mais le pire du pire, ce fut d’entendre une femme enceinte se plaindre d’avoir été bousculée et d’avoir respiré un peu de gaz lacrymogène. Seigneur! Quand on est enceinte, on commence par rester à la maison.» (p.35)
Il est question ici des hommes et des femmes qui ont manifesté lors du Sommet de Québec.

Sympathique


Jean-Paul Desbiens devient attachant pourtant quand il se moque un peu des manies de ses supérieurs, du renouveau liturgique ou qu’il voit mourir ses frères en religion les uns après les autres. Une communauté à bout d’âge. Il réussit à nous émouvoir alors mais quand il revient à l’actualité, tout se gâche.
«On retourne au chanoine Lionel Groulx, sur lequel Gérard Bouchard, le frère de Lucien, vient de publier un livre. Le jupon dépasse, on s’en doute. Gérard Bouchard n’est pas historien. C’est un péquiste. Mais il écrit sous le parapluie universitaire d’historien.» (p.205)
On pourrait multiplier les excès du genre. Il pourfend tout ceux qui contestent l’ordre établi. Il est pour l’armée, la politique américaine d’intervention. La loi et rien d’autre!
Le frère mariste est un homme d’un autre siècle. Il baigne dans une pensée qui en était à ses derniers soubresauts quand j’étais petit garçon et que je tremblais pendant les sermons du curé de mon village. Il n’a pas su accompagner le Québec dans sa marche vers la modernité. Il s’est réfugié dans des dogmes et une religion qui tombent en lambeaux. Un peu triste de l’entendre grogner au jour le jour. Jean-Paul Desbiens, bourru, souvent hargneux, s’accroche à une époque d’avant la Révolution tranquille.

«Comme un veilleur», journal 2002-2003 de Jean-Paul Desbiens est paru aux Éditions du Septentrion.

mardi 15 juin 2004

Alain Gagnon joue de tous les instruments

«Je ne suis pas écrivain, vous savez. Chez nous, c'est surtout la musique qu'on privilégiait. J'écrirai donc dans plusieurs langues de la terre et de toutes les façons, jusqu'à ce que je comprenne un peu ma vie.» (p.155)
Voilà qui pourrait très bien décrire l'entreprise d'écriture d'Alain Gagnon. Cet écrivain, natif de Saint-Félicien, à défaut d'écrire en plusieurs langues de la terre, explore différents mondes et plusieurs univers. Il nous a brossé des tableaux de la région, entraîné au sud des États-Unis, une incursion dans le monde de William Faulkner, pour nous pousser en Europe cette fois.
 Ce diable d'écrivain, qui écrit comme il respire, a toujours su se faire explorateur au fil de ses publications qui prennent toutes les directions. Alain Gagnon a exploré la poésie, la nouvelle, fait de la traduction et surtout du roman. Il a toujours aimé flirter avec le fantastique.
Qu'il suffise de mentionner «Le gardien des glaces» ou «La langue des abeilles» où il faisait carrément le saut dans un autre monde. Il devait, après un long cheminement, livrer des oeuvres particulières et remarquables. Il faut lire et relire «Sud», «Thomas K» ou «Le ruban de la louve». Sûrement «Le gardien des glaces», l'un de mes préférés.

Monde ou mondes

Alain Gagnon est fasciné par les pulsions profondes, animales je dirais des hommes et des femmes, ces élans qui font agir et qui brûlent une vie. Les marginaux, ceux et celles qui maîtrisent la vie ou qui plient, écrasés par des forces qui emportent tout le fascinent. Les grandes forces des sociétés, les glissements sociaux, lents comme les froissements des icerbergs ou des continents qui dérivent constituent la trame de son histoire. Comme si des pans de vie ou de société se heurtaient chez les individus et les broyaient.
Les plus forts s'en sauvent plus ou moins. Avec «Jakob, fils de Jakob», Alain Gagnon étonne et désarçonne. Il nous entraîne au siècle dernier, dans une période qui a inspiré nombre de cinéastes et d'écrivains. La Deuxième Guerre mondiale et l'empire nazi, les Juifs enfermés dans les ghettos et le génocide. De Günther Grass à Stephen Spielberg, le sujet a été visité à de nombreuses reprises.
La première partie nous entraîne dans l'Allemagne nazie. Jacob Eliyakim vit dans un camp, est arraché à sa famille et protégé par des Allemands. «Le pour et le contre» si on veut.
Toute la seconde partie se déroule au Québec. Deux mondes, deux faces d'une même vie. Parce que rien n'est limpide chez Alain Gagnon. Les survivants ne sont pas nécessairement les gagnants et les vaincus triomphent parfois.
«- les premiers contacts avec nos libérateurs avaient renforcé les commentaires négatifs du colonel et suscité en moi une aversion profonde pour leur civilisation de brutes et de tortionnaires, de la même eau que celle que les nazis avaient voulu imposer aux pays, pourtant civilisés de l'Europe.» (p.82)

Blanc ou noir

Un humain peut-il échapper ou survivre à l'horreur qui le défait et le brise dans sa tête et sa pensée? Jakob ne pourra jamais échapper à ses souvenirs, à son côté juif et l'autre, celui qui est devenu homme dans une famille allemande, qui a aimé «ses soeurs» pour ainsi dire. Deux côtés d'une vie qui fusionnent et se combattent, qui finissent par broyer Jakob.
Un regard sur le Québec qui se bute à l'Expo 67. Un moment fort, un aspect plausible et peu connu de notre histoire. Et une grande question à la fin: le suicide assisté est-il souhaitable?
Une histoire menée de main de maître dans une langue impeccable. Un roman qui se constitue et se défait dans un même élan, à l'image de la vie.  Alain Gagnon n'a pas fini de surprendre et il démontre qu'il est capable de jouer de tous les instruments de l'orchestre et de l'écriture. Du très bon Alain Gagnon!

«Jakob, fils de Jakob» d’Alain Gagnon est paru aux Éditions Triptyque.