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mercredi 10 avril 2024

LA MERVEILLEUSE AVENTURE DU QUOTIDIEN

UN AUTRE Donald Alarie est toujours un bonheur. Trente et un courts textes cette fois qui nous entraînent dans le grand et petit monde de cet écrivain qui se veut un fin observateur de la société et des gens qu’il croise. Il suffit de s’attarder à quelques-uns des titres qui coiffent ses nouvelles pour comprendre la direction qu’il prend. Rencontre, Cauchemar, La liseuse, Trop, Abandon, Crainte. Un seul se démarque dans cette liste. Il survient à la fin du recueil et porte le nom d’une femme : Claire.

 

Donald Alarie continue son exploration contre vents et marées. Une forme de méditation, d’arrêt. J’ai toujours l’impression de retenir ma respiration, de gonfler la poitrine et de me laisser aller à la fin de son texte. Tout l’intéresse, tout le fascine. Il parcourt la ville et entre deux pas ou deux gestes, un regard, un marcheur qu’il croise et qui semble perdu dans ses pensées, et le voilà en train d’échafauder une courte histoire. Tout lui sert. Un lieu évoque un homme ou une femme et je l’imagine devant sa table de travail, un peu rêveur, inventant des scénarios comme tous les écrivains le font quand ils s’adonnent à leur passion. Peut-être que je fabule. Il est tout simplement attentif aux événements qui surgissent dans sa journée et qui peuvent devenir un sujet de nouvelle. Il y a toujours une petite merveille sous les cailloux que retourne Donald Alarie.

 

«Lorsque je rencontre quelqu’un, je me prépare habituellement à le saluer. Si je constate que la personne m’ignore, je retiens mes salutations, bien entendu. Je me dis qu’il y a des gens plus réservés, plus introvertis, qui se sentent mal à l’aise de saluer des inconnus.

Par contre, certains individus ne m’inspirent pas du tout l’envie de leur parler. J’ai l’impression, sans même les connaître, que nous n’avons rien à nous dire. Leurs vêtements ou leur démarche me mettent dans cet état d’esprit. Ou un tatouage trop en évidence.» (p.19)

 

Voilà tout l’art de cet écrivain. Un va-et-vient entre sa pensée et le monde ambiant, le mouvement de l’extérieur vers l’intérieur ou simplement le contraire, «le plus important dans la vie», affirme Frédérique Bernier dans Chimères. Rien de fracassant, je me répète, mais des touches délicates, un travail d’aquarelliste, une manière de traquer des événements qui bouleversent ou font sourire. La mort d’un proche par exemple, ou un incident qui change tout et qui brise un couple que l’on croyait indestructible. Tout ça en douceur, avec une empathie pour l’autre qu’il ne bousculera jamais par un geste ou une parole qu’il ne sent pas désirés par ce vis-à-vis.

Je pense que Donald Alarie vit beaucoup dans sa tête et qu’il aime échafauder des histoires à partir des petits riens qui parsèment sa vie. Un détail capte son attention et il continue sa promenade en ressassant un bout de phrase ou un court poème qui le suit depuis qu’il a refermé la porte de sa maison. Je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause de ses publications antérieures, je le vois toujours en train d’arpenter la ville.

C’est surtout un fin observateur des humains qu’il aime surprendre dans leur quotidien, des événements qui transforment leur vie ou encore dans des occasions ratées. Des moments troubles aussi. Il croise une femme qui le prend dans ses bras et qui l’attire. Il apprendra plus tard qu’elle a des problèmes de mémoire. Il s’infiltre parmi les gens à la manière d’un vent très doux que l’on oublie, mais qui vient rafraîchir quand le soleil se montre un peu trop insistant.  

Je m’attarde à la nouvelle Rire ou pleurer. Une tablette se détache d’un mur, emportant des assiettes. Tout est fracassé. Lise aimait ces couverts qui faisaient partie de son héritage. Un simple incident pour Marion. 

 

«Même dans les jours suivants, Marion ne comprit pas la réaction de Lise. Elle ne voyait pas le caractère dramatique de l’événement. Et Lise ne comprit pas pourquoi son amie ne faisait pas preuve de plus de compassion à son égard. Ce genre d’accident est-il suffisant pour provoquer la rupture d’un couple? On pourrait répondre par la négative. Et pourtant, c’est ce qui se produisit dans les semaines suivantes.» (p.32)

 

Donald Alarie connaît le pouvoir des mots qui peuvent être à la fois si apaisants et si agréables à entendre et capables aussi de tout transformer. Tout est si fragile, si éphémère. Il suffit de si peu pour que tout s’écroule. 

 


HUMOUR

 

Il ne faut jamais oublier l’humour d’Alarie. Tout en subtilité et dans un détail ou un simple signe. C’est tout l’art de cet écrivain. La vie est comme de la porcelaine que l’on doit manier avec le plus grand soin dans l’univers de cet auteur. Il suffit de si peu pour que tout s’effrite. 

Donald Alarie a le don de déceler des mailles qui s’effilochent dans un gilet, un mot qui prend un sens différent, un geste qui est là, de trop souvent ou que l’on a retenu. Tout est toujours important dans nos relations avec les amis et le monde qui nous entoure. Tout nous touche, qu’on le veuille ou non, contribue à être ce que nous sommes avec les autres qui changent à notre contact comme nous nous transformons en les fréquentant. Une merveilleuse aventure que de s’avancer dans l’univers de cet écrivain.

 

TRAGÉDIE

 

Si Donald Alarie est sensible aux petites choses de la vie, il ne faudrait pas penser qu’il est immunisé contre les drames et les maladies qui viennent tout bouleverser. La mort d’une conjointe crée un vide terrible et transforme la réalité et des habitudes. Comme si tout se détraquait quand on perd un être aimé.

 

«Il se laissa aller, comme on dit. Il refusa les rôles qu’on lui proposait. Lui qui était toujours bien mis circulait maintenant vêtu comme un clochard. 

Un soir en revenant chez lui, il sentit une douleur aiguë au niveau de la poitrine. Il s’apprêtait à monter l’escalier, mais il n’y parvint pas. Il s’effondra. C’est un voisin qui le trouva, étendu par terre. Devant sa maison. Mort. 

Il mourut un an après Marthe. À quelques jours près. Au même endroit.» (p.91)

 

Un scénario improbable que la réalité nous réserve et qui peut, souvent, nous sembler tirer tout droit d’un film d’Hollywood. La vie est ça aussi et l’auteur sait si bien nous y plonger, avec ses miniatures.

Heureusement, Donald Alarie aborde la vie de façon plutôt positive et ses nouvelles peuvent toucher un peu tout le monde. Rien de compliqué, sinon toutes les surprises des jours et des nuits. L’amour, la vie des couples, une séparation, un froid dans une complicité que l’on croyait à l’abri de tout, le vieillissement (qui peut échapper à cette fatalité) et tout ce qui peut nous heurter ou nous bouleverser quand on fait le métier d’être vivant. 

C’est ce qui me fascine chez cet écrivain. Il m’accompagne, je dirais. Il me guide sans que je prenne vraiment conscience de son intention et de son empathie. Il se fait un formidable recenseur du quotidien. J’ai l’impression qu’il me prend par la main pour m’empêcher de glisser sur une plaque de glace comme on le ferait avec un ami proche ou sa compagne. Quels moments précieux que de lire les courts textes de cet écrivain qui manie les mots avec une justesse et une habileté rares!

 

ALARIE DONALD : Tous ces gens que l’on croise, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 136 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/681/tous-ces-gens-que-lon-croise

mardi 12 mars 2024

UNE VIE QUI MÉRITE D’ÊTRE RACONTÉE

LUCIE LACHAPELLE a été liée d’une façon ou d’une autre aux Autochtones pendant près d’un demi-siècle. Tout commence pour elle lors d’un projet étudiant. Elle a dix-huit ans et s’envole pour le Nunavik pour quelques semaines. Un voyage qui allait changer son existence. Elle devait y retourner un peu plus tard comme enseignante et jamais elle n’a perdu contact avec ces gens, étant fascinée par leur pensée et surtout leur résilience. En Abitibi, elle croise Georges Pisimopeo, un Cri, qu’elle épousera et qui deviendra le père de ses enfants. Elle raconte bellement les grands moments de son histoire. Les yeux grands ouverts présente des fragments, des courts récits où elle revient sur les jours marquants de sa vie.

 

Dans la plupart des récits et des romans (je le disais dans une chronique où je m’attardais à Qimmik de Michel Jean) qui permettent de nous aventurer dans le nord du Québec, nous avons le point de vue du Sud, de celle ou celui qui débarque pour un certain temps dans une petite communauté, jamais pour s’y établir et pour faire partie de cette population. Ils sont là pour des raisons souvent un peu étranges. Je connais des hommes surtout qui sont allés dans ces territoires pour les salaires élevés. Rares sont ceux qui comme Jean Désy ont adopté le Nord en souriant, aimant ce pays plus que tout, la toundra et les gens qui y survivent. Pour Désy, ce sera une épiphanie qui changera totalement sa vie.

Les Inuit ou les Cris sont à peu près toujours présentés comme des figurants dans ces récits. Et les contacts sont utilitaires et pratiques. On y croise beaucoup d’enfants qui doivent fréquenter l’école et les adultes restent des êtres flous sauf dans des cas exceptionnels et des circonstances tragiques ou malheureuses. Presque jamais, on ne sent l’osmose ou de véritables liens d’amitié se vivre entre les Blancs et les Autochtones qui demeurent sur leurs gardes. Les aventures amoureuses semblent difficiles dans ce milieu particulier et les jeunes femmes en sont souvent les victimes. Autrement dit, rien n’est clair et précis dans le pays de la toundra et des caribous, des immenses espaces et des aurores boréales magnifiques et uniques.

 

«À part les relations qu’ils entretiennent avec la population locale dans le cadre de leur travail, les Blancs restent entre eux et les contacts ne sont pas encouragés par les employeurs.» (p.22)

 

Lucie Lachapelle demeurera en lien avec des Autochtones pendant une grande partie de sa vie et son regard, ses manières de penser en seront transformés. De 1974 à 2008, elle aura des liens avec eux, ayant la chance de mieux les connaître, surtout en épousant un Cri qui intervenait et aidait les communautés de l’Abitibi. Elle a pu être témoin de situations uniques et marquantes. Traumatisantes parfois. Elle y sera à la fois militante, enseignante, cinéaste, intervieweuse et surtout elle verra les changements et les bouleversements qui se sont produits dans le quotidien de ces gens. Au cours des décennies, ils finiront par se couper de leur culture et de leurs traditions. Elle pouvait écrire en 1976 des propos qui restent terriblement actuels et qui attestent certainement d’un contexte disparu maintenant.

 

«Malgré l’aspect chaotique des lieux et la vétusté des maisons, ce village est beau et ses habitants aussi. Ça respire la quiétude. Il n’y a pas de voitures, de routes, d’affiches publicitaires, d’édifices en hauteur, d’antennes télé, de tours de communication. Il n’y a que des êtres humains, des chiens, une rivière, des montagnes et la toundra.» (p.31)

 

Les choses ont bien changé. Et pas pour le mieux nécessairement. Internet sévit dans le Nunavik et la motoneige a remplacé les chiens depuis fort longtemps. Les grandes virées sur les glaces semblent du passé et nombre de témoignages montrent une population déboussolée qui ne sait plus à quoi s’accrocher.

 

MUTATION

 

Lucie Lachapelle s’attarde à tout ce qui l’a bouleversée et a changé les conditions de vie des Autochtones, leur faisant souvent perdre pied devant des gadgets qui envahissent leur quotidien et qui finissent toujours par les couper de leur manière de penser et d’être. 

Et que dire des fameuses réserves où ils sont confinés et gardés à vue? Un lieu d’enfermement après avoir connu les espaces sans fin où les clôtures étaient les montagnes et les grandes rivières qui mènent à la baie d’Hudson. Ils ont subi la sédentarisation forcée quand leur esprit et leur regard reposent sur le nomadisme et l’adaptation à des saisons particulièrement difficiles. 

Les fameux pensionnats où les enfants ont été agressés et blessés dans leur corps et leur âme ont laissé des traces indélébiles. Et aussi la ségrégation et le racisme qui fait partie de leur quotidien, partout sur le territoire. Nous avons eu des témoignages affolants à propos des femmes autochtones qui disparaissent sans que les autorités s’émeuvent.   

 

«Georges se tient debout devant moi et, dans la lueur de la lampe qu’il vient d’allumer, je vois qu’il est contrarié. Je jette un œil à Nikodjash qui dort paisiblement et je m’assois sur la couchette. Georges prend place près de moi. Il parle tout bas, mais je perçois dans son ton que quelque chose ne va pas. Il était étendu sur une banquette quand un employé du train lui a intimé de se lever et de quitter ce wagon, parce qu’il est un “Indien” et qu’il y a un wagon réservé pour “eux”. D’ailleurs, il ne peut pas rester avec nous. Est-ce que j’ai bien compris? Est-il certain? Oui! Je suis abasourdie, révoltée. C’est aussi terrible et inacceptable que l’apartheid en Afrique du Sud.» (p.131)

 

Malgré les efforts et le bon vouloir de Lucie Lachapelle, sa curiosité et sa résilience, elle constate combien il est difficile d’établir des liens d’égal à égal. Le Blanc s’impose avec sa mentalité de colonisateur. Il débarque dans le Nord et dicte sa façon de faire, de voir, de vivre sans hésiter. 

Je pense à des moments que j’ai passés dans la forêt de l’Abitibi. Les Cris étaient tout près du camp forestier et certains venaient y travailler, mangeaient à la cuisine avec nous, mais il n’y avait jamais de contacts, de regards ou de sourires. On se surveillait tout simplement, méfiants et étrangers. Je réalisais mal alors que nous étions les envahisseurs dans ce pays que nous exploitions de la pire des façons en abattant des flancs de montagne, saccageant de grands pans de leur territoire.

 

SITUATION

 


Bien sûr, la situation des Autochtones est dramatique dans la plupart des réserves où ils sont confinés. Je pense aussi aux Inuit qui se retrouvent en si grand nombre dans les rues de Montréal. Une aberration. Des vies, des manières de faire ont été détruites, changées de force, à tout jamais. Tous ont été envahis, conquis de la pire des façons, dépossédés, forcés à parler une autre langue, coupés de leurs enfants qui sont devenus des étrangers après leur séjour aux pensionnats. De quoi désespérer et basculer dans les excès de l’alcool et des substances qui font perdre contact avec une réalité qui les nie. 

L’impression qu’ils sont des fantômes dans leur pays. 

Des récits troublants, touchants et une sensibilité particulière se dégage des propos de Lucie Lachapelle. Elle a connu le Nord et la forêt de l’Abitibi, partageant des manières d’empoigner le quotidien, affrontant leurs problèmes, leur misère souvent et leur impuissance. Un témoignage important, une existence exemplaire pour cette femme curieuse qui cherchait à abolir les frontières entre les peuples qui habitent le Québec sans se rencontrer et qui s’ignorent la plupart du temps. 

Heureusement, depuis quelques années, des Innus et des Inuit font entendre leur voix et s’imposent sur la scène culturelle. C’est fort réjouissant. Reste qu’il n’est pas facile de combattre la méfiance, la peur et l’indifférence qui empêchent les contacts chaleureux et fraternels. Lucie Lachapelle peut dire qu’elle respire dans un pays étranger qui est aussi le sien et qui est surtout celui des Premières Nations. Un périple fascinant qui nous permet de méditer sur ce territoire que nous connaissons si mal, des populations que nous avons envahies pour le pire dans la plupart des cas. 

 

LACHAPELLE LUCIE : Les yeux grands ouverts, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 160 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/680/les-yeux-grands-ouverts

mercredi 10 janvier 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE LA VIEILLESSE

BONNE NUIT, LUCETTEun recueil de nouvelles de Monique Le Maner, aborde un sujet qui fait rarement les manchettes dans les médias. L’écrivaine s’aventure dans le territoire de la vieillesse et du grand âge où, qu’on le veuille ou non, tous voient leurs facultés diminuer et la vie se recroqueviller. Tous, avec le temps, finissent par n’occuper que l’espace d’une chambre et, à la toute fin, l’univers d’un lit. Vingt-cinq nouvelles où l’on se faufile dans l’intimité de Gaston et Lucette qui deviennent les figures de proue de ces personnes qui doivent composer avec un corps de moins en moins fiable.

 

Les gens âgés ont été un sujet médiatique pour de bien mauvaises raisons pendant la pandémie de COVID. Un mal qui n’a épargné aucun pays, encore moins le Québec qui a été affecté de façon assez particulière. Nous avons connu des tragédies dans certains CHSLD où des résidents ont été abandonnés et coupés de leurs proches aidants dans le plus terrible des confinements. Un drame qui a laissé les intimes de ces parents, souvent un fils ou une fille, impuissants et la rage au cœur. Qui aurait pu imaginer que le Québec allait vivre une calamité du genre avant ce virus qui a effectué une virée planétaire. Et je ne crois pas que la situation s’est bien améliorée dans ces établissements depuis. Notre gouvernement a l’art de ne rien changer, quand ce n’est pas d’empirer les choses par certaines réformes qu’il est bien difficile de comprendre. 

Ces personnes âgées ont fait la société avec ses grandeurs et ses faiblesses et nous avons souvent l’impression qu’ils sont devenus embarrassants. Pourtant, le présent n’a de sens que s’il s’appuie sur le passé. Sans le passé, il n’y a pas de présent et encore moins de futur. Mais où ces gens quasi centenaires trouvent leur place dans un entourage virtuel et la cacophonie des réseaux sociaux qui ne servent qu’à étaler son «je» à toutes les occasions imaginables.

 

«Elle était le village, elle peuplait la rue, elle était plus qu’une région, qu’un pays, elle était le monde.» (p.16)

 

Juste une phrase comme celle-là de madame Le Maner est à méditer et à répéter tous les matins avant de faire un pas dans le jour.

 

PRIVILÈGE

 

Je répète souvent que vieillir est un privilège. Plusieurs n’ont pas cette chance, étant frappés très tôt par un cancer ou encore des cafouillis cardiaques. Une prérogative parce que nombre de compagnons, de connaissances, de collègues de travail, des amis n’ont pas eu la possibilité d’enjamber une certaine frontière et de s’aventurer dans l’âge que j’ai. À commencer par mes frères et ma sœur, tous disparus prématurément. Nous ne sommes pas tous des Jeannette Bertrand qui foncent vers son siècle d’existence en secouant de multiples projets. 

Pourtant, ma mère a failli être centenaire. Il ne lui manquait que quelques années à son décès. Il a fallu que ce soit ma tante Lucie qui décide de franchir cette ligne qui devient comme la limite ultime de la vie humaine. 

Et je me retrouve les deux pieds sur le seuil de ce vieillissement. Il fait partie de tous les instants de ma réalité. Bien sûr, nous sommes tous en contact avec des gens âgés à un moment ou à un autre. À commencer par nos parents que nous accompagnons plus ou moins fidèlement dans cette période particulière. Comment oublier mes visites à ma mère qui a vécu tant d’années dans le foyer de La Doré, passant ses jours à regarder par la fenêtre, racontant les soubresauts de ses heures qui n’étaient que répétitions et recommencements quand je prenais le temps de l’écouter. 

J’ai eu la chance dernièrement, avec des collègues, Danielle Dubé et Marjolaine Bouchard, de me rendre dans des résidences pour personnes âgées et de lire un conte de Noël spécialement rédigé pour eux. Un moment formidable de tendresse et d’empathie. Des gens attentifs qui ont une terrible envie de contacts humains et de se confier, d’aller vers l’autre pour dire qui ils sont et ce qu’ils ont réalisé dans leur parcours. J’ai de plus croisé une centenaire qui aime encore les livres et se déplace d’un pas certain même si elle doit piloter une marchette. 

Une femme admirable de pétulance et de vie.

 

TOUT DROIT

 

Monique Le Maner n’y va pas par quatre chemins. Son Gaston et sa Lucette sont aux prises avec tous les problèmes qui accablent les gens âgés. Perte de mémoire, quand ce n’est pas la terrible maladie d’Alzheimer qui frappe un peu partout autour de nous, cancer, disparition d’un compagnon ou d’une compagne après une pneumonie, aide médicale à mourir qui est là maintenant comme ressource ultime, séjour prolongé à l’hôpital et vie qui se recroqueville entre les murs d’une chambre. Tout y est bousculé et dit. L’abandon des enfants qui ne viennent plus ou presque, les journées qui se mélangent au milieu d’une foule d’objets que les héritiers jetteront à la poubelle, comme s’il fallait s’en débarrasser le plus rapidement possible pour passer à autre chose. 

 

«Certains qui nous ont connus tous les deux, y compris l’aîné quand il revient me voir (un peu plus souvent maintenant), me disent que Lucette est partie pour toujours avec sa mauvaise grippe il y a deux semaines. Que j’ai même pleuré. Je ne me souviens plus. Je pense bien qu’ils se trompent, je vais y retourner avec elle, chez Provigo, dimanche prochain.» (p.31)

 

Confusion, peur, angoisse devant la vie qui connaît des hoquets et les facultés cognitives qui s’amenuisent. Surtout des gestes et des activités qui deviennent inaccessibles peu à peu. Tout ce qui se faisait naturellement, il n’y a pas si longtemps, est de plus en plus difficile à réaliser. La déambulation est dangereuse parce qu’il faut faire attention à la fameuse culbute et pas question de sortir quand la glace s’est installée un peu partout. Les os sont fragiles et peuvent se briser à la moindre secousse. 

La position verticale devient périlleuse. 

Comme si on revivait les heures de l’enfance à l’envers, les hésitations et les chutes qui nous ont permis de nous tenir debout, de marcher et de courir. Si alors, c’était l’apprentissage de l’autonomie, une fois dans le grand âge, c’est la découverte de la résignation et l’acceptation d’être coupé du monde extérieur de plus en plus.

 


VIRUS

 

Et la maladie, les virus, les variants, celui né à Dolbeau, un produit du bleuet peut-être dans sa nouvelle intitulée Une petite fin de l’humanité s’avère le plus foudroyant et impitoyable. Dolbeau était déjà devenue contagieuse avec des chanteuses comme Marie-Nicole Lemieux et Julie Boulianne. Pourquoi pas un germe du COVID particulièrement féroce?

 

«… c’est que je suis dans les dernières pages, les pages de la vie, je veux dire, vous m’aurez compris, et que, comme chacun sait, les pages se tournent de plus en plus vite à mesure qu’on vieillit. Tout s’accélère en même temps que tout se contracte et se ressemble, on ne remarque plus les numéros de pages du roman parce qu’on n’en a plus que faire ou qu’ils vous épouvantent, tant ils se confondent. Et voilà, on aimerait faire un bilan, un vrai, un bien serré, qui tiennent debout : pas possible.» (p.123)

 

Je ne sais l’âge de Monique Le Maner, mais c’est formidablement précis et évocateur ces nouvelles. C’est touchant de justesse et d’empathie, d’humour aussi pour Lucette et Gaston qui se débattent avec les derniers pièges de la vie. Nous les suivons dans leurs égarements, leur solitude et leur retrait de la réalité, leur révolte bien inutile. Les deux s’accrochent, survivent, perdent contact avec les leurs et leur environnement devient une résidence où ils sont gardés à vue en quelque sorte.

Des textes émouvants qui résonnent comme la marche implacable du temps, des nouvelles qui nous permettent d’entrer en contact avec une phase de la vie qui nous attend tous, comme si on surprenait son avenir dans un miroir. 

Monique Le Maner est de cette race qui parle haut et fort d’une réalité que l’on occulte. Un recueil de courts textes, mais aussi un terrible effort de lucidité qui nous plonge dans une période que l’on a tendance à édulcorer ou enjoliver. 

Je pense à cette dame rencontrée lors de ma tournée des résidences pour personnes âgées qui m’a dit : «Ici, il ne nous reste qu’à passer le temps et à rire le plus souvent possibles.» C’est beaucoup plus que de la littérature que Bonne nuit, Lucette, mais un témoignage important, une confidence et certainement une prise de conscience pour plusieurs.

Je sais que mes lecteurs n’aiment guère ces sujets. Quand j’aborde la mort ou le vieillissement, vous ne réagissez guère. Pas du tout même! Alors, je persiste parce que cela fait partie de la réalité et que nous avons la chance maintenant d’avoir des auteurs de talent qui peuvent raconter cette période de l’existence et nous la faire sentir de l’intérieur. Oui, cette perte de vitalité et de conscience qui frappe tous les hommes et les femmes qui résistent au temps. Dire que monsieur Archambault publiera bientôt un nouveau recueil de nouvelles à 90 ans. Je viens de recevoir son livre et je suis tout ému. Voilà un cadeau précieux qui m’est offert par un écrivain qui devient un témoin et un éclaireur. 

 

LE MANER MONIQUE : Bonne nuit, Lucette, Éditions de la Pleine Lune, Montréal, 168 pages. https://www.pleinelune.qc.ca/titre/672/bonne-nuit-lucette

mercredi 25 octobre 2023

CAROLINE VU PLUS TOUCHANTE QUE JAMAIS

CAROLINE VU présente un gros roman, une brique comme on dit, un troisième ouvrage à la Pleine Lune. Boulevard Catinat nous ramène au Vietnam, en pleine guerre, alors que les soldats américains sont omniprésents à Saigon. Deux mondes se côtoient, se confrontent, s’opposent et tentent de vivre les uns à côté des autres pendant cette période trouble. Une jeune étudiante, Mai, d’une famille à l’aise (le père enseigne les mathématiques), fréquente des G.I. américains, flirte avec ces garçons qui incarnent le pouvoir et la liberté. Avec une amie, elle ose des gestes très mal vus dans sa communauté. La guerre détraque tout, les conflits permettent des actions que l’on ne fait pas en temps habituel. Les soldats circulent avec leurs dollars et tout le monde tente d’en profiter d’une manière ou d’une autre. Tout ça avec des conséquences fâcheuses souvent, on s’en doute. Des drames, oui, mais peut-être aussi des histoires extraordinaires.


Ce qui m’a étonné au début, c’est la voix narrative. Un garçon, difficile de dire son âge exactement, raconte la vie de sa mère Mai, de sa famille, de son père, et de cette époque trouble où il a vu le jour. À Saigon, la présence française est encore visible, malgré la guerre d’indépendance et la libération en 1955. Dix ans plus tard, les Américains sont là, s’aventurant dans la jungle lors de raids hallucinants, croisent des jeunes filles à Saigon quand ils sont en congé. Ils sont en Asie pour combattre les communistes qui règnent au Nord et qui tentent par toutes les manières possibles de s’infiltrer au Sud, dans la capitale en particulier. Mais il y a toujours la vie, la tendresse, l’amour peut-être qui ne demande qu’à s’épanouir.

Le récit sonne un peu bizarrement, comme si le narrateur avait du mal avec sa langue et qu’il s’accrochait à tous les détails de son quotidien, aux événements pour se constituer une mémoire et un passé. Il est difficile de ne pas être envoûté par cette musique si particulière.

 

«La famille de ma mère ne rejetait pas complètement la modernité. Mes grands-parents croyaient à la science, à la médecine et à la technologie. Ils ne juraient que par leur radio et leur téléviseur en noir et blanc. Ils avalaient chaque jour un comprimé de multivitamines. Si elle avait eu plus d’argent, Grand-mère se serait ruée chez le plasticien pour faire corriger ses yeux bridés. En attendant, elle n’hésitait pas à couvrir ses cils tombants de mascara pour les recourber. Et elle adorait son rouge à lèvres Revlon, qui ajoutait de la couleur à ses lèvres brunes et charnues.» (p.33)

 

Un roman magistral où se heurtent deux peuples, deux idéologies, deux civilisations avec leurs qualités et leurs défauts. Une société millénaire, celle des Vietnamiens qui a été sous la domination française de 1887 à 1954. Ils ont l’habitude des étrangers, savent comment se comporter et tirer toutes les ficelles. Même si les Américains sont là pour les protéger de la menace communiste, ils finissent par s’imposer comme de véritables envahisseurs.

 

LIBERTÉ

 

La prostitution est omniprésente. Mai flirte avec une liberté dangereuse, prend des risques avec les soldats et joue avec le feu. Elle s’éprend d’un militaire, un noir, Michael. L’inévitable se produit. Elle se retrouve enceinte et accouche chez les nonnes françaises, au grand dam de sa famille, y laissant son bébé sans même le regarder. Il a la peau de son père, c’est tout ce qu’elle sait. Un bambin qui grandit avec les religieuses, surtout avec la supérieure de la communauté qui le garde dans sa chambre, à cause de sa couleur, certainement. Il est la cible de tous les enfants quand il se joint à eux. 

Nous avons notre narrateur, cette voix originale qui voit tout et entend tout même s’il est d’une discrétion exemplaire. Un obsédé, oui, par sa jeune mère qui s’est envolée aux États-Unis lors du départ précipité des Américains qui ont dû céder devant la poussée des forces communistes. Et il y a ce quotidien, ce manque de vie chez les sœurs, ce cocon où il est retenu.

 

«Ils pensaient que j’avais oublié. Non, je me souviens de tout. Que devais-je leur dire? Que pendant des années, tu avais emprisonné mon corps dans une couverture? Que tu me mettais dans un sac de plastique doublé et m’accrochais à une poignée de porte pendant ton absence? Que tu me faisais boire du vin de serpent dilué pour me garder dans un état de douce somnolence? Personne ne me croirait. Ils se diraient que, même doublé, le sac de plastique se serait fendu et je serais tombé au sol. Ils seraient convaincus que mes pleurs auraient ensuite alerté les autres sœurs. Grave erreur!» (p.195)

 

Le garçon imagine celle qui l’a abandonné dans ce couvent qui est un reliquat d’une autre époque. Il note tout ce que fait la religieuse, ses manies, la télévision, l’alcool, cette femme qui lui sert de mère sans pour autant lui démontrer la moindre affection.

Le fils de Michael, le Noir américain et de Mai, la Vietnamienne, se crée une vie, raconte son inexistence, en invente des bouts, certainement. Peut-être pas non plus, comment savoir

Il tente de tout dire de ses parents, de son grand-père qui aimait trop les étudiantes, de sa grand-mère. Il élabore une fresque terrible de ce conflit, évoque May Lay en 1968, ce hameau rasé par les forces américaines lors d’une attaque. Les 500 résidents de l’agglomération ont été tués. Le village brûlé au napalm, cette arme horrible. Un crime de guerre, certainement. Mai, sa mère, mais aussi l’autre, l’amie, la victime de son grand-père qui l’a séduite. Elle reste au Vietnam et se faufile dans la hiérarchie communiste. Nous avons là les deux facettes de ce moment inoubliable.

 

ENFANCE

 

Caroline Vu raconte les premiers moments du garçon chez les sœurs, ses difficultés d’apprentissage, sa lenteur et ses retards qui en feront un enfant singulier et silencieux. Alors qu’il est devenu un jeune homme sans trop savoir ce qui lui est arrivé, les autorités organisent le rapatriement des rejetons des soldats américains qui ont été abandonnés et qui sont restés des marginaux dans la société communiste. Nat (c’est son prénom) peut partir aux États-Unis pour rejoindre son père et retrouver Mai peut-être. 

Une nouvelle vie, une langue différente, un monde où il n’est jamais facile de s’installer et d’oublier. Michael l’accueille chez lui, s’en occupe sans vraiment communiquer avec ce fils silencieux. Nat parle peu, quasi jamais. Mai, sa mère, a ouvert un restaurant à San Francisco et se débrouille plutôt bien. Pourtant, le passé ne s’efface pas dans une pirouette et il trouve toujours une manière de rebondir. Mai en est consciente.

 

«Qu’est-ce qui avait changé? Le temps. Le temps avait tout changé. Son instinct maternel. Sa culpabilité. Deux choses qu’elle avait refoulées et muselées à l’adolescence. Deux choses qui, à l’âge adulte, s’étaient mises à pousser comme de la vigne en plein été. Mai ne pensait qu’à retrouver l’enfant qu’elle avait rejeté. Elle avait passé des heures à écrire des cartes postales au gamin avant de les déchirer.» (p.310)

 

 

AVENTURE

 

Caroline Vu est une magicienne et l’écrivaine envoûte encore une fois avec son souci du détail et des événements qui traumatisent Nat, une guerre qu’elle a connue et qu’elle a dû fuir. Un conflit, oui, mais surtout les effets collatéraux comme on dit sur des individus dont on ne parle jamais ou si peu. Ces enfants abandonnés, ces jeunes femmes marquées à jamais et bannies de leur famille. Ou encore toutes les difficultés qu’elles affrontent en se retrouvant dans une terre étrangère où elles resteront toujours des marginales.

Un roman magnifique, bouleversant, magnétique, je dirais. Une fois ma lecture amorcée, je n’ai plus été capable de m’arrêter. J’ai sombré dans ce roman pendant des jours. Le temps d’aller au bout, de refermer ce gros livre avec un pincement au cœur. J’aurais tant aimé suivre le personnage, le voir s’épanouir et devenir l’écrivain que l’on soupçonne à la fin. Je me suis surpris à plusieurs reprises à y revenir, pour l’ouvrir au hasard, me plonger dans un passage et reprendre le fil de cette épopée unique. Un peu obsédé, je pense, happé par la voix particulière de Caroline Vu. 

Un page d’histoire comme on dit, la présence des Américains au Vietnam et malgré tout ça, des êtres humains attachants, souffrants qui tâchent de se trouver une raison d’être malgré de terribles blessures. Tous tentent de comprendre et de se situer dans le récit des peuples. Autant Michael, le Noir américain qui a été marqué par son enfance et cette expérience de la guerre, que le garçon de couleur qui parle le vietnamien et se sent en marge du monde. Toutes ces barrières qu’il faut franchir, à commencer par celle de la langue, pour se faire une vie, devenir quelqu’un dans une société, être tout simplement à la bonne place. 

Caroline Vu, que j’ai bien aimée dans ses romans précédents, atteint ici un nouveau sommet. Boulevard Catinatmet en scène des personnages fascinants, étranges aussi, singuliers dans leurs travers et leurs côtés lumineux. Une narration efficace qui ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Que dire de plus? Juste qu’il faut s’abandonner au plaisir de la découverte et de la lecture avec une écrivaine originale et particulièrement sensible à ses semblables. La magie opère. 

 

CAROLINE VUBoulevard Catinat, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 440 pages.

 

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/669/boulevard-catinat

 

jeudi 6 juillet 2023

TROIS ÉCRIVAINES ET UN SEUL CHANT


VOILÀ UN COLLECTIF qui tranche avec ce que j’ai lu jusqu’à maintenant! D’habitude, dans un tel projet, on fait appel à des auteurs qui acceptent d’explorer un thème et de respecter un format précis. Chacun reste libre de choisir le moment et l’ancrage de son histoire. Ça donne toujours un ouvrage avec des hauts et des bas. Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost ont décidé de faire différemment. «… nous avons convenu d’écrire un recueil de nouvelles dans lequel nos voix pourraient conserver une forme d’indépendance dans chacun des textes autonomes, tout en s’unissant aux autres par les lieux, les thèmes, le sujet et les personnages partagés dans l’ensemble du livre.» (p.141) Elles ont choisi un site qu’elles connaissent et fréquentent, le Bic, un coin unique près de Rimouski, la pointe aux Anglais, en bordure du fleuve Saint-Laurent, là où se croisent les grandes eaux et le roc. J’y ai séjourné à quelques reprises et c’est un emplacement inspirant. Je me souviens des chevreuils tout près de la tente, de ces bêtes magnifiques qui semblaient nous souhaiter la bienvenue. L’histoire de l’endroit, ses légendes et des figures mythiques forment l’humus de ces nouvelles. Que j’aurais aimé participer à un tel projet!


 

Quelle manière originale de marquer son environnement, d’apprivoiser physiquement un lieu par de courts textes, de tisser des récits dans un tricot serré! Le tout pour que la créativité de l’une stimule celle de l’autre, fasse advenir la belle aventure de dire un bout de pays, le laisant respirer comme un oisillon dans le creux de sa main. Je pense à mon ami Alain Gagnon qui répétait : «On ne connaît pas un territoire qu’on n’a pas nommé.»

Et le frère Marie-Victorin, bien avant lui, avait lancé une assertion similaire : «On ne connaît pas un territoire dont on ne connaît pas le nom.»

J’imagine qu’en cours de rédaction, les auteures se sont rencontrées pour discuter, inventer des hommes et des femmes, apporter un nouvel éclairage à une légende tout en respectant l’inspiration de chacune. Pour s’imbiber d’une même atmosphère, s’en tenir à un ton et à cette petite musique si chère à Jacques Poulin. 

 

«Tour à tour, nous avons donc rebondi sur les éléments amenés par nos comparses — personnages, événements ou rumeurs qui tramaient l’histoire fictive de notre village et notre Pointe.» (p.142)

 

Bien plus, tous ces écrits ont fait l’objet d’une lecture publique au Jardin de Métis, ce lieu de beauté et de quiétude crée par Elsie Reford. Ces rencontres ont certainement permis d’approfondir la tessiture de chacune des nouvelles qui s’imposent dans le temps et l’espace. Les vingt et un textes (sept pour chacune des protagonistes) suivent une trame, jouent en harmonie, pareils à des instruments à cordes qui nous entraînent dans une sonate de Claude Debussy. Ça donne «un roman à trois voix» qui va et vient avec la marée qui gonfle avant de se retirer en laissant des artefacts sur le sable et les rochers. C’est magnifique et juste comme un contre-chant. Des nouvelles parfaitement intriquées. Tellement que j’ai oublié de chercher qui en était les auteures. En plus, les trois comparses ont eu la bonne idée de ne pas signer leurs textes pour accentuer la cohésion du recueil. Oui, j’ai eu l’impression de lire une seule écrivaine, comme si Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost se modulaient l’une à l’autre.

 

AVENTURE

 

Voilà une démarche qui donne toute la place aux mots, au site et aux figures réels ou inventés. Bien plus, on explore ce lieu par l’œil, l’oreille et le toucher. On le respire, on le parcourt pour s’imprégner de l’endroit et suivre les personnages. Une intégration du fantasme et de l’imaginaire par la musique et le cinéma également.

 

«Quand le brouillard se répand, il avale presque tout. Il fond sur le paysage et dérobe l’horizon, les îles lointaines, le fleuve. Les lieux perdent leur consistance. Pour un instant, on peut même douter qu’ils sont encore là.» (p.44)

 


C’est ce qui arrive aux trois participantes. Elles se dépouillent et se laissent imbiber par leur sujet, emporter par la marée, n’hésitant jamais à suivre un personnage qu’une collègue leur a présenté, ou à s’approprier un événement. C’est rare de réussir un tel exploit et il faut aimer les mots et un coin de pays pour consentir à pareille abnégation. Comme dirait Victor-Lévy Beaulieu, c’est du bel ouvrage. 

 

TRAME

 

Des revenants hantent certains lieux, un concert étrange donné pendant toute une nuit sur les rochers de la pointe avec un seul spectateur. La musicienne répète Vexations d’Éric Satie pendant sept heures. Satie, un créateur que j’aime particulièrement a noté ce qui suit en tête de sa partition. «Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses.» La pièce dure une minute à peu près et il faut environ quatorze heures pour respecter les vœux du compositeur, ce que plusieurs interprètes ont fait. John Cage entre autres.

Voilà un indice, la manière adoptée par les écrivaines qui cèdent aux belles obsessions qui hantent leurs personnages. Elles répètent un phrasé, se laissent aller et s’ancrent dans le lieu. Les mots, les images et la musique respirent avec les marées, les vagues qui poussent le fantasme au large comme cela arrive toujours dans un pays de mer et de vents.

Ce que je sais des berges est bien plus qu’un recueil de nouvelles, c’est une expérience immersive et sensorielle. C’est l’union de trois voix qui chantent en harmonie dans des moments tragiques, reprennent sans cesse un même leitmotiv pour nous faire découvrir le réel par l’imaginaire, la vie en effleurant la mort, la beauté dans une échancrure du brouillard. 

Il faut arpenter ce collectif en abandonnant ses réflexes et adopter le pas de ces créatrices sans chercher qui est qui. Une expérience unique pour les auteures et le lecteur. J’en suis ressorti imbibé par les lieux où l’ici est là-bas, où le rêve marche sur les rochers, avalé par un banc de brume ou le roulis des vagues. Comme si en suivant ces écrivaines, je m’étais approprié tous les territoires de mon corps en même temps que le pays du Bic. Une expérience unique et particulière. La certitude, peut-être, d’avoir effleuré la beauté. 

 

DELAURIERS CAMILLE, LEMIEUX JOANIE, PROVOST VALÉRIECe que je sais des berges, Éditions La Pleine Lune, Lachine, 152 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/665/ce-que-je-sais-des-berges