jeudi 14 avril 2016

Pierre Foglia ou le témoin de son époque

Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2016, no 161
JE N’AI GUÈRE suivi Pierre Foglia dans La Presse même si tout le monde louangeait sa manière de faire et d’écrire. Mon esprit de contradiction peut-être. Je devais être l’un des rares journalistes à ne pas le faire dans la salle de rédaction du Quotidien. Bien sûr, il m’arrivait de m’attarder à une chronique. Alors, je haussais les épaules devant ses imprécations et ses gros mots. Je n’ai jamais aimé le genre. Il avait un ton, une façon de s’adresser à ses lecteurs qui me heurtait souvent. Parfois aussi, il faut être honnête, je m’amusais quand il allait dans une direction qui me convenait ou qu’il s’attardait à un livre. Même que je trouvais souvent qu’il y allait un peu fort de l’épithète quand il se mettait à louanger un premier roman. Pas qu’il me laissait indifférent, mais il ne me fascinait pas au point de devenir un lecteur assidu. Pourtant je peux avoir des fidélités. Je n’ai pas raté une chronique de Robert Lalonde dans Le Devoir tout comme j’étais un inconditionnel de Serge Bouchard. Ces deux-là savaient me toucher par leur façon de dire, d’écrire et d’arpenter l'univers.
  
Il fallait peut-être Marc-François Bernier pour me faire comprendre que je suis passé à côté d’une prouesse journalistique unique au Québec. Ça peut arriver que je sois aveugle et sourd. Les deux souvent.
Pierre Foglia a écrit 4300 chroniques que La Presse a publiées entre 1978 et 2015, soit pendant trente-sept ans. C’est unique dans les médias si changeants de maintenant. Une formidable réussite de durer si longtemps et de garder des lecteurs qui ont fait un grand bout de chemin avec lui sans jamais le lâcher.
Foglia l’Insolent a réussi à me réconcilier avec ce journaliste pas comme les autres. Avec le recul, je me demande pourquoi j’ai eu cette attitude. Il avait tout pourtant pour m’accrocher. Un ton, une écriture différente, un point de vue original. Souvent, il prenait un malin plaisir à aller dans le sens contraire des autres, ce que j’aime bien. Il pouvait être baveux et provocateur, surtout quand il partait pour les Olympiques. Foglia savait raconter les mémoires d’une femme de chambre ou encore du pauvre homme qui balayait la piste du stade avant la course du 100 mètres. Il allait où on ne l’attendait pas. Si tous les journalistes se précipitaient dans une direction, on pouvait être certain qu’il regardait ailleurs. Plus j’y pense et plus j’ai du mal à comprendre mon attitude.

L’HOMME

Marc-François Bernier présente l’homme, le chroniqueur, le provocateur, le moraliste, l’idéaliste et l’humaniste qu’il était. Ses origines modestes, le milieu des émigrants qui ont dû quitter l’Italie devant la poussée du fascisme pour s’installer d’abord en France. Ses études et la découverte du métier de typographe. Une façon de faire qui existait encore à mes débuts dans le journalisme. Ces casiers débordants de lettres m’ont toujours fasciné et ce fut le coup de foudre pour Foglia. Véritable magie que de pouvoir monter un texte avec ces petites pièces qui s’emboîtaient les unes aux autres. Les écrivains quoi qu’ils disent, les journalistes, ne font pas autre chose. Bâtir un texte, c’est être dessinateur, architecte, charpentier et savoir manier le rabot et le marteau.

Il parle toujours avec nostalgie et respect de ce métier pratiqué une dizaine d’années, de ces gestes répétitifs de puisement des lettres une à une dans des casseaux. Quand ils étaient vides, on défaisait les textes composés les semaines précédentes, de nouveau lettre par lettre, pour terminer les pages à imprimer quelques heures plus tard. Faire et défaire des mots, c’est une première leçon de réalisme sur la nature éphémère de l’écriture : « C’est ce métier-là qui m’a appris que les mots n’existaient pas » (1980), du moins qu’ils n’avaient que le poids et la portée que veulent bien leur octroyer les lecteurs. (p.33)

Ce métier permettra à Pierre Foglia de travailler à Montréal, lui qui ne souhaitait qu’amasser un peu d’argent avant de poursuivre l’aventure en Australie. Il restera ici, aimant le pays sans doute, la liberté qu’il y a trouvée, les petites routes de Saint-Armand qu’il a parcourues en pédalant.
Et il a pu parler du sport, l’une de ses grandes passions. Particulièrement de l’athlétisme, du cyclisme et du ski de fond. Il y avait là de quoi me rapprocher du chroniqueur. J’ai pratiqué la course à pied et couru plusieurs marathons. J’adore le vélo et le ski de fond a fait mes délices pendant bien des hivers, me risquant même à faire le tour du mont Valin, là où on a inventé la neige. Vraiment, je ne sais pas ce qui m’a tenu loin du chroniqueur de La Presse.
Foglia travaillait à la manière d’un tireur d’élite qui intervient dans les situations délicates. Un solitaire qui se manifestait quand quelque chose le heurtait, le bousculait ou quand il voyait la meute de ses confrères bondir du même côté du voilier, risquant de provoquer le naufrage.

Pendant que les grands journalistes racontent les grands bouleversements, il raconte de « petites histoires de rient du tout » (1989) que d’autres ne raconteront pas. Il ne s’intéresse qu’à « des univers beaucoup plus modestes » (1992). Quand il couvrira le Tour de France, ce qui arrivera souvent, c’est davantage la France, ses paysages, ses habitants et ses pâtisseries qui retiendront son attention, bien davantage que le Tour. (p.93)

 
INDIGNATION

Tant de choses peuvent indigner un homme qui croit au travail bien fait, au savoir et aux livres qui se lisent doucement, à une écriture lisse comme le poil d’une chatte qui ne ménage pas ses ronronnements. Surtout, il se méfiait de la rumeur publique, des consensus qui font souvent déraper. Si les agitateurs à la radio ressassent sans fin les préjugés, les clichés et les imbécillités, Foglia faisait tout le contraire. Il pouvait pourfendre, mais respectait une éthique à laquelle il dérogeait rarement. Il n’oubliait jamais qu’un journaliste est un témoin.
Le chroniqueur de La Presse ne l’oubliera pas malgré certains préjugés et certains aveuglements. L’affaire Geneviève Jeanson par exemple. Il saura le reconnaître. Le journaliste voit, regarde et raconte. On l’oublie malheureusement en entendant les bulletins de nouvelles de maintenant. Tous y vont de l’opinion, du commentaire en oubliant l’événement. Jean Paré dit dans l’un de ses livres, qu’il y a deux sortes de journalistes. Ceux qui rapportent les faits et ceux qui veulent prédire l’avenir. Nous avons malheureusement de plus en plus de journalistes qui travaillent avec une boule de cristal.

LECTEURS

Foglia sera aussi l’un des premiers chroniqueurs à dialoguer avec ses lecteurs, les provocants, les fustigeant la plupart du temps et à leur faire une place dans son courrier du genou. Il sera un précurseur en ce domaine, bien avant l’arrivée de Facebook ou de Twitter où les je se heurtent à d’autres je qui ne veulent pas laisser leur place. Il les apostrophait en parlant du vélo, des conflits armés, des Jeux olympiques, des chats et de sa fiancée. Les lecteurs de ses chroniques ont souvent eu l’impression de connaître intimement l’homme, mais il a su protéger ses secrets. Il avait une façon unique d’en dire juste assez pour donner l’impression de vous recevoir dans sa cuisine. C’est certainement du grand art.

On comprend d’autant mieux sa consternation en se voyant lui-même instrumentalisé par la publicité, même si c’est pour faire vendre un livre qu’il a adoré et recommandé à ses lecteurs. Il trouve indécent que son nom, sur la page couverture d’une réimpression, soit deux fois plus gros que celui de l’auteur. C’est sans ménagement qu’il traite de conne du marketing l’éditrice responsable de ce choix. Ce faisant, il est en cohérence parfaite avec sa conception du marketing, à savoir qu’il est manipulateur, trompeur, abusif et cynique. (p.237)

Marc-François Bernier a effectué un travail colossal qui permet de découvrir l’homme qui a toujours pris la défense du plus démuni, a pris un malin plaisir à écorcher les grands de ce monde tout en rêvant d’une vie tranquille avec sa fiancée, son vélo et ses chats. Et un bon livre certainement tout près d’un verre de rouge. Il est Italien d’origine après tout et ne peut qu’aimer les vertus de la vigne.
Un véritable bonheur que cette biographie. Nous y découvrons un humain, un artisan de la phrase, un travailleur, un honnête homme qui se questionne sur la vie et ses turpitudes. Il témoigne d’une époque où les journaux ne faisaient pas que courir après la recette pour piéger les lecteurs. On misait aussi sur les idées, la culture et pas seulement sur des opinions qui masquent souvent le manque d’idées. C’était avant qu’une vice-première ministre du Québec ne commence à secouer le micro d’une radio non recyclable.
Un personnage fascinant que les lecteurs ont adoré ou détesté. Et comme il l’a écrit si souvent dans La Presse, il me dirait que je me suis comporté en petit con en négligeant ses chroniques pendant toutes ces années. Je lui donne entièrement raison. J’aimerais pouvoir relire ses textes qui gardent certainement toute leur pertinence et leur fraîcheur.

Bernier Marc-François, FOGLIA L’INSOLENT, Montréal, Éditions Édito, 2015, 352 pages, 32,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’INVENTION DES FÊTES de Jacques Boulerice, publié chez Le lézard amoureux.

lundi 11 avril 2016

Lise Tremblay revient à la source de son écriture

Une version de cette chronique 

est parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES,

 hiver 2016, numéro 161.

LISE TREMBLAY a emprunté une route particulière depuis sa première publication en 1999. Je ne peux oublier les scènes de son premier roman L'hiver de pluie, cette femme qui tourne sans arrêt dans la ville, derrière une ombre qui ne cesse de lui échapper. Elle écrit des lettres qu’elle n’envoie jamais, se laisse bousculer par les événements. Il y a une détresse dans ce personnage, une impuissance que nous retrouvons dans plusieurs des ouvrages qui viendront après. Il faut peut-être un exil intérieur avant de revenir sur les lieux des origines, l’enfance où tout commence et se gâche. L’écrivain est un réfugié qui tente par ses écrits de s’inventer une terre d’accueil. Je pense au personnage de Robert dans La pêche blanche qui s’enferme dans son bureau et à son frère Simon, l’errant qui hante la côte californienne et envoie des lettres. Il erre à la frontière du continent pour ne pas être avalé par son passé douloureux. Comment ne pas penser à Nicole Houde, à toutes les excuses qu’elle a multipliées avant de convoquer la figure du père dans Je pense à toi. Lise Tremblay aura fait une démarche similaire.

Une femme va dans la ville, s’égare dans son existence et son quotidien, reprend un même circuit jour après jour pour engourdir la solitude et son mal d’être dans plusieurs romans de Lise Tremblay. La famille est demeurée dans le lointain pays du Saguenay même si elle ne nomme que rarement les lieux. L'hiver de pluie, bien sûr et La danse juive.
L’écrivaine revient sur ces lieux des origines dans La soeur de Judith. Une jeune fille, à la frontière de l’adolescence, voit et entend tout, marche sur la pointe des pieds pour ne pas provoquer l’ire d’une mère toujours prête à exploser, qui aimerait échapper à son quotidien, aller dans des réunions où l’on décide de la marche du monde, sortir de sa condition de  mère et d’épouse. Le père maintient un certain équilibre dans cette maison où les tornades peuvent secouer les murs à tout moment.
Dans Chemin Saint-Paul, l’écrivaine poursuit la démarche de son roman précédent et saute toute une vie pour se retrouver face à la mort des parents. Elle accompagne son père à la maison des soins palliatifs, surveille ses gestes, écoute ses dernières paroles, découvre un homme qu’elle a peut-être mal connu dans les étourdissements de l’enfance et de l’adolescence. Devant l’inévitable, on ne joue plus, on ne peut tricher. Le corps perd toutes ses armures.

«Je ne suis plus dans le temps. » La phrase n’arrête pas de me trotter dans la tête. Dans le fond, je suis dans le temps de mon père. Dans la chambre bleue, il y a les morts de mon père, il y a le temps de mon père, il y a l’enfance de mon père. C’est parfois une intimité d’âme qui me trouble. Je suis aussi dans le temps des révélations. Mon père est de plus en plus faible, même les mots sont comptés. Il ne s’agit que de phrases brèves, dites les yeux dans les yeux. (p.64)

Un homme qui a su se débrouiller comme tous devaient le faire à une certaine époque, travaillant dur pour faire vivre les siens. Des exils dans la forêt, des retours à la maison devant des enfants qui le regardent comme un étranger. C’était souvent le cas à la maison quand mon père surgissait après des mois dans les chantiers. Nous ne savions plus qui était cet homme et ce qu’il venait faire dans nos vies.

LA MÈRE


Et la mère, cette femme de colère, folle (l’auteure ose écrire le mot) qui a traumatisé la fillette, l’a rendue nerveuse et peu certaine du monde. Et voilà qu’après tout ce temps, celle qui aurait voulu déplacer les montagnes, n’est plus qu’une ombre sous l’effet des médicaments. Comment ne pas penser à ma mère qui après quatre-vingt-dix ans de vie, de colères et de révoltes, s’est retrouvée silencieuse, sans le flot de paroles qui nous étourdissait comme des guêpes furieuses. Elle savait si bien nous bousculer et nous déstabiliser avec ses phrases qu'elle ne cessait d'aiguiser. Et là, dans une chambre de l’hôpital, elle ne savait plus expliquer ce qui lui arrivait, me regardait souvent sans me reconnaître. Nous étions devenus des étrangers. Lise Tremblay a vécu quelque chose de similaire.

J’étais fascinée. Il n’y avait pas que son corps qui avait changé. Quelque chose lui manquait, quelque chose dans son regard. La rage l’avait désertée. Les yeux de ma mère étaient vides. Et j’ai su, dans cette salle de douches d’un département de psychiatrie d’un hôpital de Québec, que j’en avais fini avec la peur. (p.11)

L’écrivaine aura fait bien des détours avant d’en arriver là. Des études et plusieurs romans où ses héroïnes basculent souvent dans une forme de dérive douce, incapable de s’assumer ou de prendre leur vie en mains. Les hommes ne font guère mieux, toujours en fuite, s’étourdissant pour trouver des signes ou une raison d’être. J’ai longtemps été fasciné par ces nomades qui refusaient tous les engagements pour se perdre dans les forêts et les extravagances. J’en ai fait les héros de mes romans La mort d'Alexandre et Les oiseaux de glace.
Que de temps il a fallu à Lise Tremblay pour arriver à ce court texte qui a la densité d’un météorite qui perce l’atmosphère terrestre. Il faut un grand bout de vie pour cesser de se mentir ou de se cacher derrière un personnage. Elle est seule au temps des apaisements, attentive, face à des craintes qui ne tiennent plus.
Le récit ne laisse aucun doute. Il faut affronter ses peurs et se voir face à la mort. Toutes ces fausses raisons qui ont fait que la vie est un enfer à cause de frustrations, de désirs inassouvis ou de rêves impossibles ne signifient plus rien. Il y a une vie qui s’en va et l’écrivaine se retrouve plus vivante que jamais, comme libérée de tout ce qu’elle n’a jamais voulu avouer.

La plupart du temps nous gardons le silence. Depuis la parution de mon dernier livre, elle a abdiqué en ce qui me concerne : plus de morale, plus de paroles blessantes, plus de tentatives de me ridiculiser, non, juste un résidu de haine sourde. Elle avait lu le livre en cachette, ne m’en a jamais reparlé. (p.37)

Robert Lalonde a attendu une vie avant d’écrire C'est le coeur qui meurt en dernier où il va à la rencontre de sa mère. Un récit bouleversant du fils qui raconte une femme dans ses extravagances, celle qui l’a fasciné, marqué et bousculé. Il faut écrire alors pour se réconcilier avec un héritage difficilement assumé.
J’ai osé faire une démarche similaire du vivant de ma mère avec La mort d'Alexandre. Évelyne étourdit tout le monde avec ses rancunes et ses colères qu’elle ne cesse de secouer du matin au soir. Tous les fils ont pris la fuite, n’en pouvant plus de vivre dans une maison où les tornades mijotaient sur le poêle. Que d’hésitations et d’empêchements ! J’ai fait lire le manuscrit à ma mère avant la publication, craignant ses réactions. Elle a simplement souri et demandé comment je faisais pour inventer des histoires semblables. À mon grand étonnement, jamais elle ne s’est reconnue dans ce personnage qui jonglait avec ses mots, ses expressions, ses commentaires, ses révoltes, ses chicanes et sa volonté de mettre le monde à sa main. C’était comme si elle me disait d’y aller, de tout dire. J’ai envoyé le manuscrit à l’éditeur.

BOULEVERSANT

Un récit touchant, émouvant où les mots se lestent du poids de toute une vie. Un récit terrible et magnifique. Un texte qui demande du courage et risque de heurter peut-être des gens de son entourage. Tout est dit ou presque. Que d’hésitations et de tremblements Lise Tremblay aura dû vaincre.
J’ai refermé ce court récit avec beaucoup d'émotion. Parce que l’écrivaine se disait et me disait dans mon enfance, dans mes craintes et mes peurs devant une femme qui maniait le rire et la colère, le sourire et les menaces avec le couteau et la fourchette. Elle était l’embellie et l’orage, le tonnerre et les grands vents qui arrachent tout. De quoi déstabiliser, effaroucher, engendrer des écrivains... Lise Tremblay peut maintenant passer à une autre étape.

TREMBLAY LISE, Chemin Saint-Paul, Montréal, Éditions du Boréal, 2015, 112 pages, 17,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : FOGLIA L’INSOLENT de Marc-André Bernier publié chez Édito.