jeudi 14 juillet 2016

Kim Thuy ne cesse d’explorer l’histoire de sa famille

CERTAINS ÉCRIVAINS NOUS décrivent une réalité autre et changent nos regards et nos idées préconçues. Je pense à Sergio Kokis et sa façon particulière de raconter l’aventure humaine, Daniel Castillo Durante, Abla Farhoud et bien d’autres. Le hasard a fait que j’ai lu Dimitri Nastrallah et Kim Thuy dans un même élan. Deux histoires de réfugiés. Des moments difficiles, la misère et la terrible entreprise de devenir un citoyen modèle dans un nouveau pays. Heureusement, il y a les belles histoires de Kim Thuy et Dany Laferrière pour nous rassurer. Ça ne veut pas dire que leur parcours s’est fait sans hésitations après avoir tout laissé derrière eux. Kim Thuy a déjà raconté son départ du Vietnam avec sa famille, le bateau surchargé et le camp en Birmanie, un lieu où les survivants attendent en marge du monde. Et sa venue au Canada, un peu par hasard.

Kim Thuy, encore une fois, dans un court récit, revient sur l’histoire de sa famille qui a connu l’aisance matérielle au Vietnam et qui, devant la montée du communisme et la victoire imminente du Vietnam du Nord, doit partir. Bao Vi, la narratrice, raconte les pérégrinations de sa famille dans de courts chapitres. J’ai eu l’impression de feuilleter un album de famille et de retrouver certains visages familiers. Le grand-père Le Van An devenu juge et qui a amassé une fortune, sa rencontre avec la grand-mère, une beauté et la naissance du père de la petite Vi, Petrus, un garçon choyé à qui tout semble facile.
Sa mère, une femme volontaire, se consacre à sa famille, à son mari, à ses multiples désirs, ferme les yeux sur ses incartades. Elle a beau être douée pour les affaires et la gestion d’entreprises, l’homme occupe le centre de l’univers dans la société traditionnelle vietnamienne. La famille veille à protéger ces façons de faire dans le nouveau pays où les mœurs sont tellement différentes.

HISTOIRE

On connaît le drame du Vietnam, l’intervention américaine, les grands mouvements en faveur de la paix et la fuite de dizaines de jeunes Américains vers le Canada pour ne pas avoir à faire une guerre qu’ils ne comprenaient pas. On a eu des films remarquables sur le sujet. Je mentionne Apocalypse Now qui vous laisse avec des images difficiles à oublier, des scènes où la folie humaine se déploie dans un décor grandiose. Le village que l’on brûle au napalm, par exemple.
Bao Vi ne s’attarde guère aux grands bouleversements qui ont secoué son monde, mais plutôt aux effets que cette migration a eus sur sa famille.

Nous avons quitté le Vietnam dans trois bateaux différents. Le nôtre a accosté en Malaisie sans avoir rencontré de tempête ni pirates. Hà et Tri n’ont pas eu la même chance. Leur bateau a été intercepté par les pirates à quatre reprises. Au cours de la dernière attaque, Tri a reçu un coup de machette accidentel d’un homme nerveux. Ma mère a menti à la sienne en lui disant qu’il était porté disparu en mer avec les parents de Hà. Mon père n’a jamais su qu’il avait perdu un fils. (p.44)

Voilà la manière de Thuy, de raconter des drames avec une retenue et une discrétion remarquable. Un garçon est tué par un pirate, un massacre, l’horreur et elle parle d’un homme nerveux, peut-être maladroit. Un écrivain des États-Unis aurait décrit la scène, le meurtre, dans les moindres détails. Pas elle. Un bout de phrase tout simplement. C’est comme ça chez cette écrivaine qui vous aspire par sa façon de dire une tragédie qui a secoué le monde entre les années 1963 et 1975. C’est peut-être aussi la manière orientale de parler de ces choses qui survivent en elle malgré son adaptation à la vie québécoise.
Nous connaissons l’histoire de la migration de la famille Thuy. Vi suit un parcours similaire. La famille s’installe au Québec, s’intègre, mais reste tiraillée entre deux mondes, deux manières de vivre les amours en particulier. Tout se passe bien, mais cela ne veut pas dire que la vie est facile pour la jeune Vi. Le passé est lourd pour les enfants des immigrants et peut les étouffer, malgré certains moments amusants.

Nous sommes arrivés dans la ville de Québec pendant une canicule qui semblait avoir déshabillé la population entière. Les hommes assis sur les balcons de notre nouvelle résidence avaient tous le torse nu et le ventre bien exposé, comme les Putai, ces bouddhas rieurs qui promettent aux marchands le succès financier et, aux autres, la joie s’ils frottent leur rondeur. (p.48)

Long, le frère de la petite Vi ne prend pas de temps à faire son chemin et à connaître tout le monde dans le Limoilou où la famille s’est installée. Il a le charisme de son père et de sa grand-mère.

DRAME

Vi s’efforce d’être la fille modèle. Tous l’encouragent à devenir chirurgienne, à être la fierté de la famille et de la communauté. Des rencontres feront en sorte qu’elle prendra un autre chemin. Un garçon, l’amour et malgré son comportement très québécois, elle reprend instinctivement les façons d’être de sa mère. Elle suit Hà à Montréal au grand dam de sa famille. De nouvelles études et des amitiés, un garçon qui l’abandonne parce qu’elle est trop occidentale. Les hommes s’en sortent toujours mieux que les filles dans ces cas. Il reste la peine, la douleur d’avoir déçu les siens.

Mon comportement avait détruit la réputation de deux familles parfaitement respectables. Ma mère avait dû répondre aux questions des mères curieuses et, surtout, supporter leurs remarques assassines : « Lui permettre d’habiter seule était une erreur » ; « Hà a eu une mauvaise influence sur Vi » ; « Quel garçon osera vouloir d’elle maintenant ? »… J’ai brisé ma relation avec ma mère. J’ai brisé ma mère. Comme mon père l’avait brisée. (p.96)

Vi agit comme ces centaines de jeunes Québécoises. La question est fort intéressante. Les filles et les fils héritent de traditions que les parents cherchent à garder vivantes dans un pays où les choses se pensent et se vivent d’une autre manière. Ils restent souvent entre deux mondes, ne sachant quelle direction prendre.
Vi retournera au Vietnam pour travailler. Une autre manière de choquer sa famille et la communauté du Québec. Cette collaboration avec l’ennemi qui les a forcés à l’exil est difficile à accepter. Elle y rencontre Vincent, connaît le grand amour, mais l’homme disparaît sans laisser de traces. Vraiment une histoire d’abandons, de pertes que celle de cette femme qui demeure discrète, écrasée par une sorte de fatalité qui ne semble jamais trop l’atteindre.

DÉCHIREMENTS

J’imagine les efforts qu’il faut faire pour s’intégrer. Je me souviens comme il a été difficile de quitter mon village du Lac-Saint-Jean pour m’installer à Montréal et y poursuivre des études. Je me sentais ailleurs, dans l’envers du monde, moi qui avais connu que les champs de trèfle et les forêts. L’amour des livres et de la littérature me demandait de changer de peau, de migrer dans ma tête. Rien de comparable avec le drame des réfugiés cependant.
Encore une fois, Kim Thuy est touchante dans sa manière de nous montrer toutes les difficultés que rencontrent les arrivants dans leur désir de se faire une place dans un nouveau pays, de tourner le dos à des traditions millénaires.

J’hésite à annoncer à Aline et à Hanh la fin de mon mandat à Hanoi. J’hésite à suivre mon désir de me retirer à Nowhere, en Oklahoma. J’hésite à m’enfuir du Vietnam une seconde fois. J’hésite à demander à Hanh l’adresse de mon père. J’hésite à délaisser les draps décolorés de Vincent, à me départir de son hamac affaibli par les mailles déchirées, à jeter ses stylos dont l’encre a séché, à décrocher sa moustiquaire reprisée tous les dix centimètres. J’hésite à me quitter, à abandonner la Vi de Vincent. J’hésite parce que je projetais de partir sans rien dire, sans rien prendre, sauf le grand foulard bleu de Vincent. (p.138)

Tout le travail de l’arrivant est de renoncer à son ancienne vie et de devenir celui que le pays d’adoption souhaite. On peut quitter un pays, mais on n’y laisse jamais sa culture et ses traditions. Et pas besoin de bagages pour transporter cet héritage unique.

VI de KIM THUY est paru chez LIBRE EXPRESSION, 144 pages, 24,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : JAMES OU LES HABITS TROP AMPLES DU BOA CONSTRICTOR de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

http://www.editions-libreexpression.com/vi/kim-thuy/livre/9782764811030

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