mardi 1 septembre 2015

La littérature engendre-t-elle la résistance


Existe-t-il des valeurs, des certitudes que le temps ne peut altérer ? Certains textes philosophiques anciens réussissent encore à nous bousculer. La littérature, la vraie, celle qui touche l’âme, survit à tout. Des mots s’échappent d’un pays mystérieux comme la Chine et nous voilà subjugués. Tant d’écrivains que nous ignorons, tant d’écrivains au Québec qui restent des étrangers dans leur pays. Même la mort ne parvient pas à altérer ces mots qui hantent comme des présences, comme des parfums qui grisent et envoûtent.

J’ai eu du mal au début avec Le parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte. Je résistais. Parce que l’écrivaine demande d’abandonner ses repères, de lui faire confiance et d’aller au-delà de la vie et de la mort. Et il y a eu une phrase : « Quand je lis avec assez de patience, les mots déposent un nouveau parfum. Peu de livres le font : transformer le boisé en chypré, le floral en hespéridé. Mais j’en ai connu. » Un livre comme un parfum qui saisit vos sens… Comment dire non ? Des mots vous emportent dans des dimensions inconnues. S’abandonner aux effluves irrésistibles des livres.
Comme si le sol s’effritait et qu’il y avait une musique peut-être, une présence, une respiration. C’est peut-être cela la mort. Un coup de tonnerre, un grésillement de lumière et puis et puis… Irène est morte. Elle enseignait, elle enseignera à des jeunes.

Je n’ai jamais mis ma foi en une religion. La finalité de notre existence sur terre m’a toujours été insupportable. J’aurais bien voulu croire à une vie après la mort, cela donne aux gens un salut d’avance, une explication au malheur. Je suis trop pessimiste pour ça. Je pensais qu’avec l’âge, l’angoisse s’atténuerait. Mais c’est la littérature qui m’a aidée, pas le fait de vieillir, au contraire. Maintenant, je sais que j’avais raison sur tout, parce que même la vie après la mort est pire que ce que mon esprit noir aurait pu imaginer. Je me récite les mots d’Antonin Artaud avec une ferveur nouvelle : Nul n’a jamais été seul pour naître. Nul non plus n’est seul pour mourir. Je suis morte, oui, mais à aucun moment je n’ai été seule. On m’a tout de suite reconduite à une existence qui n’a jamais vraiment été la mienne. (p.16)

La littérature survit à son auteur et se moque du temps. Des textes anciens permettent de nouvelles découvertes. L’odyssée que j’aime tant ou Don Quichotte écrit au moment où l’on commençait à rêver des nouvelles terres d’Amérique. Don Quichotte, mon contemporain, avec son idéalisme et sa volonté de régénérer le monde.

LIVRE

Irène n’a qu’un livre, celui offert par son amoureux peu avant la soirée fatidique. Un texte de Can Xue, une Chinoise un peu mystérieuse. Elle est née en 1953, a vécu les affres du régime de Mao et mélange, semble-t-il, le réel et le fantastique dans un style éthéré. On a parlé d’elle pour le prix Nobel.
Irène aime le velouté du texte dans une époque où l’on prétend que le livre est mort, qu’il est un objet inutile. Un monde où il y a plus d’auteurs que de lecteurs.

Mes élèves étaient chaque jour plus difficiles à apprivoiser. Ils étaient nombreux à garder leur ordinateur ouvert sur leur table pendant que je parlais de l’odeur des mots et du son de la page. Trop de papier pour rien, avait un jour expliqué un garçon aux besoins démesurés. Ses longs bras flottaient au-dessus de la tête de ses camarades comme des anguilles volantes ; il tendait un livre qui était la preuve de supériorité morale à mon égard. Il savait quelque chose que moi, trop vieille sans doute, j’ignorais. Mon monde était révolu, il était temps que je m’en rende compte. Trop de bruit pour rien, avais-je murmuré à la jeune fille assise en face de moi. Elle avait souri, complice. (p.20)


L’enseignante croit encore au contenu et refuse les raccourcis pédagogiques. Elle n’a jamais dévié des textes qui dérangent et portent la couleur, une odeur et une respiration. Tout cela malgré les pressions des collègues qui cèdent à la facilité et au renouveau où il faut s’exprimer avant de penser.
Et arrive un printemps où le carré rouge aspire le refus et le changement. Une époque si proche et déjà si lointaine. Un espoir, la colère, une volonté de vivre autrement. Irène ne pouvait être que du côté des contestataires. Ce printemps des libertés a glissé dans une guerre juridique où les droits d’un individu pesaient plus que celui d’un groupe. Des cours envers et contre tous, des piquets de grève troués pour un étudiant borné. Irène a refusé et perdu son emploi. Comment tricher quand on croit au pouvoir des mots ?

Enfin, je suis certaine que je parviendrai un jour à les hypnotiser, ceux-là, tous, avec le son de ma voix. Un vers ou deux, un dialogue au paradis, et ils seront envoûtés. Une chose que je n’ai jamais réussi à faire dans le collège où j’étais souvent traitée comme celle qui vend des notes aux clients insatisfaits. Ce n’était pas leur faute, c’était le monde et son calcul. Quoique aujourd’hui, rien ne me retient de dire qu’ils en étaient aussi responsables, que c’étaient eux, la rumeur principale, ceux qui préféraient toujours les livres sans langage. (p.58)

L’enfant qui ne voulait pas dormir a pris racine sur cette révolte. Ces jeunes dans la rue tendaient la main aux contestataires que nous étions dans les années 70. Ils demandaient ce que j’étais devenu avec mes délires d’écriture et de lecture. Avais-je oublié la vie pour les mirages ? Étais-je un Don Quichotte qui ne sait plus s’arrêter ?
L’embellie s’est effacée pour donner le pouvoir à un pastiche de Jean Charest. Les dirigeants ont déployé des policiers, multiplié les arrestations et tout est revenu à cette normalité où l’on pouvait parler des « vraies choses ». Irène a refusé d’obéir, autant dans sa vie d’avant que dans ce purgatoire où on croyait peut-être la briser. Qui ? Dieu, ces forces qui maintiennent les sociétés, l’obscurantisme ? Qui cherche à étouffer la connaissance, les parfums que les mots enrobent ?

Il y a eu des élections, le gouvernement a été renversé, on a tenté le soir même d’assassiner la nouvelle première ministre, incident qui dès le lendemain a été effacé par la novlangue. Puis tout s’est arrêté. J’ai cru les jours suivants qu’une sage détresse me ramenait au point de départ. Mais l’exaltation a persisté. (p.89)

Un texte ne meurt pas même si on fait tout pour qu’il disparaisse. Can Xue triomphe de Mao par son imaginaire et ses évocations. Pas une prison ne vient à bout d’un poème.
Rien ne peut faire plus plaisir à un chroniqueur et un écrivain qu’un roman du genre. Résister, voir au-delà des modes et des directives. Élise Turcotte vous réconcilie avec les textes et la poésie. Écrire et lire, contester avant tout. Il faut savoir dire non, avoir un carré rouge cousu sur le cœur, surtout quand on enseigne des textes qui portent la vie, la mort, une présence que rien ne peut effacer. Un parfum envoûtant.

Le parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte est paru aux Éditions Alto, 128 pages, 19,95 $.

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